Du réel frémissant ( ou le regard nu de Philippe Cote )

Texte de Violeta Salvatierra, janvier 2009

Philippe Cote réalise des films en solitaire, en 16mm et en Super 8, depuis 1999. Membre de l’atelier de cinéma et vidéo expérimental parisien, l’Etna, il est devenu un cinéaste reconnu au sein des réseaux des cinématographies alternatives, expérimentales, en France et à l’étranger. Au cours de son œuvre, un cinéma intime, fragile et désirant trouve à chaque fois sa forme singulière, tout en refusant de la fixer. Une certaine pratique du vertige, d’ouverture à l’inconnu s’affirme dans démarche, au détriment d’une volonté d’efficacité formelle, laissant ainsi émerger un manque, un appel à celui qui regarde, qui viendra habiter, aboutir le chemin du film dans son propre regard désirant.

Faire des films, pour le cinéaste, serait donc la manière de créer du partage, de faire circuler le désir, d’offrir au public non pas ce qu’il connaît et maîtrise mais au contraire, ce qui lui échappe, ce devant quoi il ne se suffit pas à lui-même. Fragilité, donc, énoncé qui se cherche dans le tremblé de la lumière sur la peau du film, dans les bords du cadre, dans la tension de la distance entre son corps filmeur et le monde qu’il filme sans chercher à perturber. Il en découle des modes d’exploration de l’espace plastique de l’image cinématographique qui lui sont propres, que ce soit à travers la matière même de la pellicule, transfigurée par l’œil- peau du cinéaste1, dans la première étape de son travail, ou à travers la définition du cadre et son approche personnelle du montage, des notions de continuité et de rupture de plans, dans l’étape plus récente.2

Du corps au paysage

L’ouverture au monde, la recherche de nouveaux miroirs, excédant cet espace dense et hétérogène de la corporéité du cinéaste, dont les peaux et les textures évoluent dans la matière du film sans jamais figer ses contours3, se fait d’abord par la force poétique du paysage. Le concret, les lignes et les volumes du monde auquel se rend le regard de l’artiste pour la première fois dans L’Angle du monde, se présentent comme les traces et le relief d’une immensité irréductible, une tentative d’approche des intensités de la nature, entendue comme des milieux et des rythmes, au-delà de ses motifs et figures. L’altérité de ce monde, la puissance des sources perceptives et fictionnaires dont le cinéaste s’empare, se laissent énoncer à travers la fragile matérialité de la pellicule super 8 et le geste incarné de l’artiste dans sa solitude. Ce geste, parce qu’il est pris dans une tension fondatrice, qui tend à la fois vers l’enracinement et vers l’inclination à l’extérieur, à un au-delà de soi, engendre des nouvelles dynamiques d’énonciation. Les formes du réel qui se révèlent et se déploient dans L’Angle du monde ou dans Des nuages aux fêlures de la terre, sont des formes qui émergent de la subjectivité du cinéaste tout autant que celles des films qui les précèdent. Elles aussi, sont faites de lumière et de ténèbres, de grain, d’ondes et de palpitations, de silence et de durées à éprouver, de respiration. Il ne s’agit pas ici, à nos yeux, d’une rupture entre une pratique de l’abstraction au cinéma et une pratique documentaire, mais plutôt de la trajectoire d’une recherche auto-affective de l’artiste, à travers son approche poétique du réel.

L’impossible description

La construction de l’espace, le choix des distances, la fixité du cadre et la longueur des plans, laissent apparaître une volonté de retrait chez celui qui prend les images, qui capte le moment vécu au hasard, en en faisant une expérience vitale, intime. Le moment du tournage nous est rendu presque inchangé, dans une forme de brutalité formelle, d’épuration et de tension stylistique entre le désir de restituer l’intensité du moment vécu, et celui d’atteindre de nouvelles formes de le transcender. Le cadre et sa composition prend donc le devant sur le montage, le regard travaille à reconstruire l’espace de l’image à travers un jeu de feuilletage, de profondeurs, des relais entre les divers espaces fragmentés à l’intérieur du cadre. Parfois, une chorégraphie de corps, de déplacements et d’arrêts, non programmée à l’avance, vient émerveiller l’œil. C’est ainsi qu’il nous est proposé d’éprouver, avec le cinéaste, un mode d’« être là », toujours à une certaine distance de ce qui se déroule devant nous, et que cette action, à laquelle nous participons dans l’éloignement, acquiert un statu singulier, quel qu’il soit son contenu. Les corps filmés des collégiennes aux parapluies rentrant le soir, ceux des marchands de légumes, ou ceux des enfants jouant sur une colline laotienne dans Va, regarde, composent des visons fragmentaires d’un monde sacralisé, aux temporalités dilatées, habité par le désir contradictoire du cinéaste de participer à un environnement sans s’en approprier ou y intervenir.

Le cinéma comme pratique de soi

Une conscience extrêmement sensible de l’existence, une nécessité d’instaurer et d’élargir un rapport de sensations à soi et au monde, sont au cœur de l’expérience du cinéma que Philippe Cote propose. Que ce soit par des expérimentations qui partent des surfaces de son propre corps, dans un mouvement de retrait sur soi et de recherche de l’altérité au sein de sa propre subjectivité, ou bien à travers des dispositifs que le voyage aux régions lointaines permet d’explorer, il s’agit à chaque fois de (re)construire sans cesse une présence au monde, qui nécessite du regard de l’autre pour s’accomplir. Le cinéma serait donc une pratique de soi, un espace producteur de subjectivité et de lien social, exigeant de l’auteur et de son public de se laisser transformer, de se laisser dire par ce qui, comme en réponse à l’obscurité intérieure de chacun, advient à l’image.

 

Notes

  1. A noter l’influence de l’oeuvre cinématographique d’André Almuró, et de
    sa recherche autour de « L’oeil pinéal » sur cette étape filmique de
    Philippe Cote. Voir Almuró, André : L’oeil pinéal, pour une cinégraphie .
    Ed. Les Cahiers de Paris Expérimental, nº6, mars 2002.
  2.  Nous faisons une distinction à l’intérieur de la filmographie de l’auteur, qui fait coïncider à nos yeux deux étapes chronologiques avec deux versants esthétiques dans son oeuvre jusqu’en 2009. Nous regroupons dans la première les films réalisés entre 1999 et 2006, en commençant par Emergences I et II (1999-2004), et jusqu’à Repli  (2006). Dans la deuxième, qui s’étend jusqu’à ses films en cours, on retrouve L’Angle du monde  (2006), …Des nuages aux fêlures de la terre…  (2007) et Va, regarde  (2007).
  3.  Voir L’entre-deux  (2003), Ether  (2003), Sédiments  (2004), Figure  (2004), L’en dedans  (2005), Repli (2006).

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