Mais qu’est-ce que je fais au CJC ?!

Mozart (2009), Svetlana Baskova, Béta SP, 92 min
Texte de Frédéric Tachou, 2021

Mon entrée dans la sphère du cinéma expérimental n’était pas préméditée. Je ne l’ai pas cherchée, c’est elle qui m’a trouvé. Tout a commencé en 1998 après avoir répondu à l’invitation d’un ami essayiste et plasticien, Stéphane Moreaux, à participer à la 1er Biennale du Godemichet, exposition hommage à Marcel Duchamp dont il était le commissaire. Le Centre Gay et Lesbien de Paris l’organisait et une trentaine d’artistes de différentes disciplines étaient réunis, parmi lesquels Paul-Armand Gette, Bernard Faucon, Monsieur Delmotte ou Vincent Corpet. C’est ainsi que Totem est né. Je l’ai réalisé en brandissant ma caméra Super 8 à bout de bras, essentiellement dans le quartier de Barbès où j’habitais alors. Sans qu’il soit possible à l’époque de deviner que Totem marquerait pour moi une sorte de tournant du destin – et le terme de destin n’est pas choisi au hasard – ce film matérialisait en les réunissant des potentialités créatives rencontrant jusque-là beaucoup de difficultés à s’exprimer. Premièrement, je gardais de ma formation de plasticien un attachement très fort aux films en tant qu’objets plastiques. Cette dimension de la plasticité, concernant aussi bien le son et l’image, inséparable de la technique et de la semiosis, était souvent difficile à faire valoir lorsque je développais mes projets de courts et longs métrages de fiction. Les phases d’écriture, les tournages, les montages et les mixages, me laissaient le goût amer de l’inaccompli, de l’inabouti, de l’incompréhension, tant les producteurs, acteurs ou techniciens qui m’accompagnaient, tous par ailleurs extrêmement dévoués et patients, me renvoyaient inlassablement par mille arguments ou stratagèmes à des problématiques de récit, contre mes idées de formes. Or, Totem démontrait que mes idées de forme pouvaient donner naissance à un objet artistique, immédiatement pris en considération de surcroît. Totem démontrait aussi que je pouvais réaliser un film sans rien demander à qui que se soit. Jusque-là, il fallait attendre des mois, voire des années, avant que l’idée d’un film puisse se transformer, ou non, en film, le temps que le scénario passe en commission, au CNC, dans une ou deux régions, un département, une ville, etc. Comme beaucoup d’autres, je passais mon temps à solliciter des chaînes de télévision pour obtenir des lettres d’engagement de diffusion, monter, démonter, remonter scénarios et dossiers. Platon, dans Les Lois, cite un proverbe disant que le commencement est la moitié de l’ouvrage. Je vivais pour ma part ma vie de cinéaste « institutionnel » sous le signe d’un autre proverbe : « Séduire est 90 % de l’ouvrage ». C’était pénible de se perdre soi-même dans ces angoisses de séduction au lieu de travailler le matériau. Et je suis convaincu qu’une énorme proportion du matériau du cinéma institutionnel n’est faite que de la question de la séduction. C’est pourquoi si peu de films atteignent l’originalité. Enfin, Totem, en étant immédiatement accueilli dans des cercles et par un public ignorés jusque-là, m’a ouvert des territoires de rencontres, d’échanges, d’attention et d’entraide qui n’existaient pas dans le cinéma institutionnel où dominaient dans les rapports, la prudence et la mesure des opinions, une certaine dose d’hypocrisie, de jalousie, voire de rancœur.

Totem (1998), F.T., Super8/Beta numérique, 10 min

Un geste artistique replacé au centre de la pratique du cinéma, l’indépendance absolue, une sphère expérimentale accueillante, bienveillante, stimulante et aidante, voilà vers quoi le destin prit le tournant. Très vite, il y eut les rencontres avec Bernard Cerf, Laurence Rebouillon, Marcel Mazé, Stéphane Marti, Frédérique Devaux, Raphaël Bassan, Pierre Merejkowsky, Pip Chodorov et de nombreux autres personnages, constituant à l’époque le noyau dur du Collectif Jeune Cinéma. Ils m’encouragèrent, moi, ignorant et inculte dans ce nouveau monde, à tourner d’autres films, me firent découvrir le laboratoire associatif L’Abominable, d’autres cinéastes, d’autres œuvres, un autre cinéma. Marcel Mazé, président du CJC était une figure centrale de la coopérative, qui connaissait exactement au même moment un renouveau important avec la création du Festival des cinémas différents et expérimentaux de Paris. Je m’aperçois rétrospectivement à quel point Marcel Mazé était quelqu’un d’étonnant, faiseur de cinéastes beaucoup plus que cinéaste lui-même. Extraordinairement curieux des autres, attentif, encourageant, rassurant. Il incarnait parfaitement ce qui fait l’essence du CJC : l’accueil sans prescription esthétique de cinéastes pratiquant un cinéma différent et expérimental. Bonne ou mauvaise, c’était une option. D’autres options étaient possibles, fondées sur des définitions et des attentes en matière d’esthétique ou de techniques cinématographiques davantage cadrées. Elles ont fait l’objet de vifs débats, notamment lorsqu’il s’est agi en 1977-1978 d’unir les mouvements cinématographiques coopérativistes dans le but de recevoir un soutien financier de la part du C.N.C. Les tenants du cinéma militant, du cinéma différent et du cinéma expérimental, s’écharpaient sur de multiples lignes de fractures, avec toujours en arrière-plan la question lancinante de la définition du cinéma expérimental. Peut-on répondre à cette question ?

Qu’est-ce que le cinéma expérimental ?

C’est un cinéma qui ne répond à aucune attente. Contrairement au cinéma institutionnel, reposant intégralement sur un système d’attentes (attente de récit, attentes liées au genre, au style, aux sensations, aux effets, aux normes techniques, attente du scénario de la part du producteur lorsqu’on parle de film, attente de dialogues de la part de l’acteur lorsqu’on lui parle de rôle, etc.), le cinéma expérimental requiert du spectateur une disponibilité cognitive, affective et intellectuelle, totale. Celui-ci ne sait pas ce qui va se passer sur l’écran, comment son cheminement mental va être stimulé, orienté et manœuvré par le film. On le voit, l’expérience se situe autant du côté du cinéaste que du côté du spectateur. L’un et l’autre cherchent à se rencontrer à travers une forme tendant au maximum vers l’originalité. La répétition, la redite ou le remake sont les motifs les moins valables dans le cinéma expérimental.

Dans ces conditions, je ne vois pas très bien comment on pourrait prescrire quoi que se soit, fixer des normes esthétiques ou des critères intangibles. Le CJC est, de ce point de vue, absolument exemplaire pour l’esprit d’ouverture et de disponibilité, véritablement « collectifs », qu’il perpétue aussi bien dans la forme de son organisation que dans les différentes modalités pratiques de ses activités. Si j’y ai trouvé aussi facilement ma place, c’est parce qu’il n’y a pas d’effets de comparaison ou de compétition liés à la présence de modèles ou de normes. J’y ai découvert le travail de Pierre Merejkowsky, celui de Laurence Rebouillon, Bernard Cerf, Colas Ricard, Cécile Ravel, Dominik Lange, Philippe Cote, Carole Contant, Fabien Rennet, Derek Woolfenden, Yves-Marie Mahé, Gérard Cairaschi, Stéphane Marti et ses émules des Brigades Smarti (Isabelle Blanche, Gilles Touzeau, Orland Roy, Delphine Legros, Sarah Darmon et beaucoup d’autres), et constaté comment tous ces mondes cohabitaient parfaitement. Je dirais, avec un brin d’esprit provocateur, que le CJC est intrinsèquement anti-identitaire.

J’aime la guerre, F.T., 2000, Super 8/Béta Sp, 14 min

Immersion dans le CJC

À partir des années 2004-2005, je participais très régulièrement au comité de visionnement nouvellement créé, ayant en charge de faire entrer de nouveaux films au catalogue. On se retrouvait au 11 rue Carpeaux avec Pip Chodorov, Dominik Lange, Frédérique Devaux, Raphaël Sevet et quelques autres pour débattre, parfois passionnément, sur les qualités et les défauts de tel ou tel film. Dans la dynamique d’un festival renaissant, nous recevions de plus en plus de films, soit de coopérateur.rice.s dont des œuvres étaient déjà au catalogue, soit de nouveaux.elles cinéastes. La politique des portes grandes ouvertes trouva alors ses limites. Fallait-il tout accepter, faire des choix, mais sur quels critères ? Ce fut mon premier grand débat « politique » au sein du CJC. Sur la base de ma formation d’esthéticien, je promouvais plutôt la nécessité de prolonger l’expérience des œuvres par des jugements esthétiques assumés. Il fallait argumenter, expliquer, dépasser le « j’aime, j’aime pas », non seulement pour évaluer les films, mais aussi pour partager entre nous le maximum de raisons, sensations, intuitions, désirs. Sans que je n’utilise encore ce mot, qui viendrait plus tard, il me semblait que le CJC, à travers tous ses membres, devait démontrer une capacité d’expertise du cinéma expérimental.

Je m’impliquais toujours davantage, notamment dans la sélection des films pour la compétition internationale du festival. Là, c’est un autre débat qui nous occupa durant quelques éditions : la sélection doit-elle refléter l’orientation esthétique du directeur ou de la directrice du festival, par souci de clarté, de cohérence « éditoriale », de lisibilité, ou bien résulter de choix plus collectifs, ouverts, quitte à offrir un panorama de films plus hétérogène, voire confus ? Bernard Cerf, alors directeur du festival, défendait la première option, moi la seconde, au nom du fait que nous ne devions pas considérer la dimension collective des choix comme un élément affaiblissant, mais au contraire une force. D’autre part, cette dimension collective devait être pratiquée en toute matière, affichée, proclamée, comme caractéristique du CJC.

2012, tournant

2012, a constitué dans mon rapport au CJC une année charnière. Sans m’étendre longuement sur le contexte, je rappellerai seulement qu’après la crise de 2008, nous avons commencé à sentir la tendance baissière des soutiens financiers institutionnels. D’autre part, le festival beaucoup plus que l’activité de distribution, constituait la locomotive du CJC, un grand moment de rencontres, d’échanges, de discussions, de fêtes, etc. Il se déroulait jusque-là à La Clef, ensuite à Mains d’œuvres (Saint-Ouen) entre 2007 et 2009, puis aux Voûtes. Mais cette locomotive, déjà rodée par les mains expertes des programmatrices, programmateurs, directrices et directeurs qui l’avaient conduite tour à tour, nous sentions qu’il fallait en augmenter la puissance pour affronter les difficultés financières menaçantes. Celles et ceux qui y participèrent se souviendront peut-être de la métaphore que j’évoquais, lors de l’Assemblée générale de 2012, pour motiver ma candidature à la direction du festival : celle de l’ingénieur Alexandr Sergueïevitch Yakovlev. Celui-ci convainquit le bureau d’étude qu’il dirigeait pendant la Seconde Guerre mondiale, de la possibilité de concevoir un chasseur à la fois plus léger, plus rapide et mieux armé, alors que jusque-là, ces trois paramètres de l’avionique ne pouvaient que croître ou décroître en proportion les uns par rapport aux autres. Nous devions faire un festival plus riche de contenu, attirant de nouveaux publics, avec davantage d’accompagnement éditorial, le tout avec moins de frais. Mon plan s’appuyait sur quatre axes. Premièrement, systématiser et mieux affirmer le caractère thématique de chaque édition. Deuxièmement, organiser les programmes thématiques en partenariat avec d’autres structures pour toucher de nouveaux publics, partager les frais d’accueil et de programmation. Troisièmement organiser un groupe de sélectionneur.euse.s élargi pour choisir deux fois plus de films. Les programmes compétitifs ne seraient projetés qu’une seule fois afin de ne pas modifier la grille. Quatrièmement, remplacer le programme-dépliant par un vrai catalogue contenant des articles et des textes à travers lesquels ressortirait notre « expertise collective » du cinéma différent et expérimental. Cela supposait de rompre avec l’agence qui s’occupait de notre communication pour travailler avec d’autres graphistes. De fait, Anna Chevance et Mathias Reynoird de l’atelier Tout va bien, apportèrent énormément au renouvellement de notre communication graphique avec un enthousiasme et un professionnalisme réjouissant. Enfin, transformer le mode de fonctionnement du jury, introduit par Bernard Cerf, pour rendre publique ses délibérations lors d’un débat ouvert. Ça faisait beaucoup de changements d’un seul coup et la prudence était plutôt de mise. Grâce au soutien de Laurence Rebouillon, alors présidente du CJC, et de Daphné Hérétakis, coordinatrice du festival, nous nous sommes mis en marche. Je tenais à marquer cette première année à la barre du festival en donnant corps à une idée qui me trottait dans la tête depuis un certain temps : rompre avec une sorte de tropisme du regard faisant que l’on n’observe souvent le cinéma différent et expérimental que par le prisme de l’axe Euro-Atlantique. Et l’Est alors ?!

Je partais moi-même de très loin car, en dehors de la découverte de Yuri Yufit grâce à Nicolas Rey qui projeta un soir en 2006 une VHS de Bipedalism dans la cave d’Asnières qu’occupait alors L’Abominable, Svetlana Baskova, rencontrée à Moscou, Jan Švankmajer, Zbigniew Rybczisńki, Carpo Godina, Joseph Rubakowski ou Ivan Martinac, des « classiques », je ne connaissais vraiment pas grand-chose. Pip Chodorov ouvrit son carnet d’adresses et nous livra deux ou trois noms, notamment celui d’Arturas Jevdokimovas qui organisa un focus sur l’expérimental lituanien. Nous invitâmes de Moscou le représentant de Cinefantom, Andrej Silvestrov et, grâce à Irina Tcherneva, nous eûmes l’immense privilège de recevoir Artur Aristakisyan venu présenter Mesto na zemlje, film que je place sans hésiter dans le panthéon du cinéma mondial. En guise de structures partenaires, nous organisâmes avec le Centre tchèque une soirée mémorable avec Martin Čihák, historien et professeur de la FAMU haut en couleurs, et avec l’aide de Dunja Jelenkovic, un magnifique programme au Centre culturel serbe. J’avoue conserver au fond de moi un souvenir émotionnel particulièrement intense de cette édition de 2012.


Mozg (Cerveau), Andreï Silvestrov, 2009, 16 mm/Num, 63 min
Mesto na zemjle (quelque part sur terre), Artur Aristakisyan, 2001, 35 mm, 120 min

Les éditions qui suivirent furent toutes également riches en moments exceptionnels, la fréquentation gagnait 20 % chaque année et la liste des structures partenaires ne cessa de s’allonger : le Centre Pompidou, Le Shakiraïl, l’Église Saint-Merri, le Studio Galande, La Maison de la culture du Japon, la Fondation Jérôme Seydoux-Pathé, l’INA, Les Instants Chavirés, le Reflet Médicis, le Luminor, le 104 (Pantin), La Cité du cinéma, etc. Julia Gouin et Victor Gresard qui se succédèrent au poste d’administrateur durant cette période furent totalement investis dans ces projets qu’ils enrichirent par leurs nombreuses initiatives.

En 2015, je proposais de créer une section compétitive destinée aux cinéastes expérimentaux de moins de quinze ans. L’idée était d’offrir un écran pour l’expression d’imaginations visuelles décolonisées, c’est à dire, émancipées des modèles narratologiques dominants et des formules développées sur Internet et les réseaux sociaux. Commencée modestement, cette section a pris depuis une ampleur considérable contribuant à réactiver les activités du CJC liées aux « Jeunes publics » que coordonne aujourd’hui Judit Naranjo Ribó à la tête du pôle transmission. Nous adjoindrons pour l’édition des 50 ans, une section 15-17,9 conçue dans le même esprit, s’adressant aux adolescents et jeunes adultes.
Le festival fonctionne toujours suivant la formule inaugurée en 2012. Elle évoluera certainement.

Maintenant, demain, Copernic

Passer le relais sur le festival en 2018 n’a pas posé de problème particulier. Au contraire ! La réussite de la formule suscitait des vocations, des idées de thématiques, des envies de s’investir de la part de nombreux.euses jeunes coopérateur.rice.s, et il était parfaitement naturel de leur offrir la possibilité d’agir en toute liberté et de plein droit. Parallèlement, je me laissais tenter par le relais que me tendait Laurence Rebouillon, pour la présidence de l’association avec un projet précis : la révolution numérique du CJC.

Tous les cinéastes de ma génération ont vécu le changement de paradigme technologique ayant en quelques années transformé en profondeur les modalités de production et de diffusion des films. Nous visionnions encore des VHS en 2005, notamment celles d’Olivier Fouchard – dont, soit dit en passant, le discours sur l’entropie de ce support est très intéressant. Toute la sélection pour le festival se faisait à partir de l’envoi de DVD et ce n’est que depuis 2015 que la totalité du processus est dématérialisé. Certes, on peut considérer ce changement de paradigme plus étalé dans le temps, moins « brutal », que celui que connut le cinéma mondial entre 1927 et 1930, passant du muet au sonore, mais dans la sphère du cinéma expérimental, la généralisation du numérique a eu des conséquences très profondes. Du point de vue du CJC, une question s’est vite posée : une coopérative de distribution est-elle encore nécessaire alors que n’importe quel cinéaste disposant d’un ordinateur et d’une connexion internet peut promouvoir et diffuser son propre travail ?

La réponse est oui, à condition toutefois de définir clairement le rôle de la coopérative. Le CJC, contrairement à d’autres structures agissant dans la même sphère, ne peut pas s’appuyer sur une collection patrimoniale suffisamment riche pour survivre grâce à une exclusivité d’accès, et d’autre part, le CJC n’a pas vocation à devenir un prestataire de service institutionnel au service des cinéastes déposants. La nature du rapport que supposerait cette deuxième option entre l’association et ses membres ne correspond pas à l’esprit du CJC, à la diversité de ses activités ni aux modalités d’implication des coopérateur.rice.s dans les initiatives, événements, actions et prises de décision. Une coopérative, ce n’est pas une entreprise comme les autres. Le CJC a, en revanche, deux atouts inestimables sur lesquels il s’appuie : le festival et la production éditoriale.

Le festival est l’interface vivante par laquelle le CJC est en contact avec de très nombreux foyers créatifs à travers le monde, cinéastes, programmateurs, festivals, distributeurs, structures de toute nature, etc. C’est par le biais des sélections pour la compétition internationale qu’est alimenté le catalogue, reflet des grandes tendances internationales du cinéma différent et expérimental. Le CJC découvre et promeut de nouveaux cinéastes, à l’instar des Slawomir Milewski, Calypso Debrot, Michael Higgins, Nour Ouyada, Felix Fattal, M. Woods, Yuri Muraoka, Ishran Silgidjian, Alexander Iasenko et de très nombreux.euses autres. D’autre part, le travail d’évaluation critique constant et collectif, permet d’entretenir au sein du CJC une compétence de haut niveau en matière d’esthétique, donc une capacité d’éditorialisation pertinente des œuvres dans des perspectives très larges, comparatives, historiques, philosophiques, queer et politiques. La combinaison de ces deux facteurs assure au CJC une pleine reconnaissance en tant que composante de la constellation du cinéma expérimental. C’est donc un privilège pour un.e cinéaste d’en faire partie, même si le CJC, pas plus d’ailleurs qu’aucun distributeur de cinéma expérimental, ne peut garantir à chaque cinéaste d’être distribué et de toucher des royalties.

Ceci étant posé, pour jouer pleinement son rôle dans cette constellation, le CJC doit, certes, disposer d’outils numériques adéquats, mais penser précisément leurs usages. Notre patrimoine mémoriel, ainsi que notre catalogue, doivent constituer des ressources mises à disposition du public selon la philosophie de l’open data. Il s’agit bien d’une révolution, car le processus suppose de penser différemment le rapport cinéaste-coopérative-programmateur. Le modèle classique de la location des films doit être conservé, mais la plus grande quantité possible de données relatives à la vie et à l’histoire du CJC, les documents iconographiques, photographiques, les documents audiovisuels ou sonores, articles, textes, notes, story-boards, dossiers artistiques et techniques relatifs aux films du catalogue, doivent devenir accessibles gratuitement. C’est le côté « copernicien » de la révolution. De très nombreux.euses coopérateur.rice.s nous fournissent beaucoup de documents, comprenant l’intérêt d’offrir à leurs œuvres un environnement scientifique solide et pérenne. Lorsqu’on tape dans une barre de recherche Meshes of the Afternoon (le film de Maya Deren réalisé en 1943), on tombe sur des dizaines de vidéos sonorisées de manière plus ou moins farfelue par des gens n’ayant ni les droits, ni la légitimité, ni les compétences pour le faire. Pour un étudiant travaillant sur cette auteure, il n’est pas si évident de comprendre que ce film a été conçu muet, puis sonorisé en 1952 par Teji Ito avec l’accord de la réalisatrice. Le CJC, outre la distribution, la conservation et l’encadrement éditorial des films, procure une garantie de fiabilité des données, et ce sera aussi son rôle de coopérative à l’avenir.

Avec Théo Deliyannis, l’administrateur actuel du CJC, nous travaillons sans relâche à la mise au point des nouveaux outils numériques, affrontant les questions complexes de leur financement, de leur interconnectivité avec d’autres sites-ressources, etc. Ceci représente une masse de travail considérable venant s’ajouter à tout le reste, pesant lourdement sur les épaules des deux salariés de l’association, Judit Naranjo Ribó et Théo Deliyannis, alors que dans le même temps, les subventions sont de plus en plus difficiles à obtenir.

Nous sommes parvenus néanmoins à impulser au CJC l’élan et le désir de ces nouvelles dimensions, traçant pour le futur le chemin des promesses et des satisfactions.

Kronos (2020), F.T., 16 mm/Numérique, 20 min

Frédéric Tachou, mai 2021

Président du Collectif Jeune Cinéma
Cinéaste, Docteur en Esthétique et sciences de l’art, enseigne l’analyse du cinéma expérimental à Paris 1 – Saint-Charles
Auteur de Et le sexe entra dans la modernité, Klincksieck, 2014

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