Les Voyages du château

Film de Jean-Pierre Daniel et Jean Cristofol, 1981

Durée 32’36
Format 16 mm
Janvier / Mai 1981

Son et Musique Lucien Bertolina et Patrick Portera
Avec les habitants du Château Bovis et de l’Estaque gare.
Dans les rôles principaux Solange (Marroushka Bonacoff) Cathy (Sandy Anderson) Nadia (Sabrina Sand) Sandrine (Nina Lacroix) Corrine (Vanika Maruschka)
Image et montage Jean-pierre Daniel

Ont participé à cette réalisation
Image Gerard Gallian
Montage Daniela Abadi
Production Michal Tregan
Mixage Gerard Lamps Studio AFI Elison
Repiquage Elison Laboratoire Eclair
Production 
Les villages clubs du soleil
La Fabrique / Le Centre Méditerranéen de Création Cinématographique
Avec l’aide de la Direction régionale de La jeunesse et des sports d’Aix-Marseille

ALLER A TAHITI

Texte de Jean Cristofol et Jean-pierre Daniel paru dans la revue Mêlée n° 2, novembre 1981

Le Chateau-Bovis est un îlot de maisons sur la pente de la colline à l’Estaque, plein sud, face à l’immensité de la rade de Marseille, dominant les grandes formes de radoub et la perspective du port industriel une longue esplanade couvre presque entière sa longueur, affrontant le vide. Nombreuses sont les fenêtres qui ouvrent sur la mer.

Je suis chez moi, j’avance, je marche, j’aperçois une merveilleuse vie… heu vue, je vois un bateau, qui entre dans le port un bateau du Japon. Mais je regarde par la fenêtre je vois une voiture monter les chiens qui aboyent… c’est ma mère ! Alors j’éteins tout…

La voix de Sandrine reste suspendue et la phrase tellement inachevée que presque interrogative. Pourtant, réellement, Sandrine a coupé l’enregistrement, elle a éteint l’Uher. Nous n’étions pas là quand elle s’est enregistrée, nous leur avions, à elle et aux quatre autres pré-adolescentes du quartier avec lesquelles nous avons travaillé pour Les voyages du Château confié un magnétophone avec lequel elles pouvaient jouer, dont elles ont vite fait le réceptacle et le prétexte de chansons, d’histoire , de paroles pour s’entendre parler. Un peu de la même façon, nous mettons à leur disposition deux appareils photo. Ces appareils, au début, avaient servi à quelques photos hésitantes, puis quelque chose d’autre s’est passé, elles les ont adoptés et en ont fait un élément de leurs activités. Si elles vont à la plage, au marché à Vintimille avec leurs parents, ou s’il y a une fête familiale ou une sortie, elles pensent tout de suite à venir en prendre un. L’appareil fait partie de ces activités et les photos avec ; elles se mettent à jouer avec ces images, de ces images, et avec ce qu’elles mettent en image, elles même d’abord en s’entre photographiant longuement.

On ne peut prétendre que cela ait été pour elle une façon de dialoguer avec le film, avec le court-métrage. C’est avant tout pour elles-mêmes qu’elles s’enregistraient, et encore plus qu’elles photographiaient et qu’elles continuent, maintenant que le film est achevé, de photographier. D’autant que si nous gardons les négatifs en vue d’une exposition photo que nous ferons cet automne, nous leur donnons immédiatement les positifs développés. Nous savons qu’elles ont constitué de véritables albums personnels. En même temps, c’est bien une sorte de mise en scène qu’elles effectuent et nous sommes assez convaincus que, par exemple : Sandrine ne voit pas vraiment le bateau japonais entrer dans le port mais qu’elle l’invente, qu’elle n’est pas en train d’admirer la merveilleuse vue qu’elle évoque. Et que c’est sans doute par ce qu’elle l’a entendue arriver qu’elle a regardé à la fenêtre et aperçu la voiture de sa mère, ce qu’elle a immédiatement intégré à la fiction de son récit (Elle a entendu les chiens aboyer et le bruit du moteur avant de voir. Elle maintient la continuité de son évocation en inversant. La voiture monte – dans le paysage que je décris- les chiens aboyant, c’est ma mère).

Cela permet de comprendre que le magnétophone (mais son usage était lié au tournage) et les appareils photo surtout (qui donnent lieu à une activité autonome) ouvrent sur une manipulation ludique des représentations qui n’est pas étrangère à l’intérêt toujours vif que les filles portent à notre travail. C’est ce qui nous a permis, pour la bande sonore des Voyages, de puiser dans ce jeu sérieux des éléments d’une grande richesse. Ces activités sont un moment de la production du film, elles en constituent un aspect indispensable. Autant préciser tout de suite que la question n’est plus, ce faisant, de conduire parallèlement au film un travail d’animation. Le film ne se fait pas seulement quand la caméra est posée sur son pied et que ça tourne, il est commencé avant, dans ce qui se joue de nos relations avec ceux qui sont nos partenaires, au travers d’un ensemble de démarches, de réalisations de caractères différents, qui forment autant d’étapes, autant d’éléments de ce que nous nous plaisons parfois à appeler une constellation. L’ensemble de ces activités, le court métrage lui même, tout en étant en eux mêmes autonomes, constituent une démarche unique dont le long métrage est l’objectif.

Ainsi le film se constitue-t-il au long du temps de notre activité, en résulte et porte en lui les traces de ce temps passé, du temps qui passe pendant qu’il se fait, de la métamorphose de l’espace et de la lumière avec l’avancement des saisons, le temps pendant lequel les filles du Château grandissent et changent. Le cinéma, nous semble-t-il, veut souvent ignorer les temps réel de la production, il ne veut pas en être marqué. Il cherche à faire passer le temps quand il faudrait que le temps y passe. Le rythme de notre travail est le temps de notre quête incontournable. Ainsi nous ne pouvons imaginer que le processus de production commencé avec le court-métrage puisse totalement s’interrompre une fois ce dernier terminé pour reprendre avec le long métrage que nous projetons. Notre travail n’a de sens que dans la continuité de son parcours, qui, bien sûr, prend des visages et suit des rythmes différents.

Depuis que Les voyages du Château sont terminés, nous avons entrepris d’en faire circuler une copie vidéo, grâce à un magnétoscope non professionnel permettant à chacun de le voir sur sa télévision auprès des familles immédiatement concernées, en particulier celles de nos actrices. Cet automne, en liaison avec l’expo, dans une salle du quartier de l’Estaque, des photos réalisées par les filles, nous organiserons une projection cinéma. Il ne s’agit pas d’un simple geste de politesse, mais de situer le film devant cette force qui contribue à déterminer l’activité du cinéaste, le public, et de poursuivre le parcours de la réalisation telle que nous voudrions ici la définir, comme s’inscrivant dans l’espace d’une relation vivante entre les habitants du Château et nous.

C’est là que prend sens notre projet : faire vivre le cinéma dans un quartier populaire, situer la caméra, un micro, un film en cours puis finir dans un rapport social déterminé, faire émerger le cinéma dans la relation quotidienne d’un espace, des gens, des choses, des sons, des paroles, les bribes gaies d’une histoire, d’histoires entrelacées. Notre travail trouve en une décision son point de départ, non pas une décision gratuite, arbitraire, mais pour nous nécessaire : mettre la caméra et le micro ici, et pas ailleurs, en faire les instruments et le moment d’un échange, d’une relation dont nous ne sommes pas extérieurs, mais en une certaine place partie prenante, et mettre en jeu cette place là, d’où nous écrivons la chimie du film.

Dans cette relation où le film prend forme, la forme du film doit aussi s’interroger. D’une part nous ne savions pas ce que Sandrine allait dire au micro rendu vivant dans l’intimité de sa maison un moment vide de tout autre présence. D’autre part, ce n’est pas Sandrine qui a choisi tel ou tel passage que nous avons utilisé, ni décidé de la façon dont nous allions monter sa parole, en extraire tels mots, telles intonations, notre musique de voix. S’enregistrant, pensait-elle même toujours que ce que la bande magnétique retenait pouvait constituer un élément de la bande sonore du film ? Autrement dit, dans cette relation nous nous inscrivons aussi dans notre distance, nous écrivant le film, nous filmant et montant, dans notre différence. Il nous semble impossible et indécent d’écrire des dialogues que nous ferions jouer à Sandrine, ou à n’importe quel habitant du Château, de nous livrer à cet exercice de style qui consiste à produire, par exemple ce parlé typé que chacun reconnaît comme vrai parce que conforme à l’idée qu’il se fait d’un personnage marseillais (en fonction de quel modèle ?). Difficile de construire dans l’abstraction du cabinet un scénario fini qui dirait à l’avance ce que sera le film alors que le film sera aussi fait de ce que notre proposition se verra répondre. En même temps les habitants du Château ne sont pas les auteurs du film et ce dernier ne prétend pas livrer la vérité vraie de ce qui se passe ici, tel que c’est, en direct, comme s’il n’était que l’intermédiaire transparent d’une parole spontanée (?) et comme telle légitime. Ils ne nous ont même pas demandé de le faire, le film, c’est nous qui en faisons l’espace de notre inscription dans ce lieu, simultanément que l’acte d’une intervention dans les tissus des relations sociales qui s’y déploient.

Aussi dire que le film prend forme et sens dans notre relation au Château, c’est dire aussi que s’y inscrit la distance qui nous constitue dans notre particularité, spécialement comme intellectuels, et qui ne saurait faire l’économie de cette différence d’où il surgit, ineffaçable puisque constitutive.

Notre volonté n’est pas d’énoncer, par la voie des images et des sons quelque vérité sociologique, ni de les saisir eux (les gens du Château), ni nous, simplement, mais entre, dans l’épaisseur des relations où s’ouvre une aire de tension de forces multiples et nouées, où s’ordonnent les paroles, de mettre en jeu le geste d’une écriture. Ces relations resteraient lettre morte sans la matière de l’écriture, sans sa mise en scène. Le sens surgit dans le tissu des images et des sons, à ce niveau second qui est celui du spectaculaire. Les matières, les objets sonores et visuels, ne sont ni donnés d’emblée, ni suffisant. L’acte poétique de l’écriture leur donne musique et sens.

Nous, ce que nous aimons, c’est faire du cinéma. C’est une façon peut-être de vivre un certain malaise, la nostalgie de la solidarité (dans quelle mesure mythique ?) dont les anciens racontent qu’elle était si grande à la libération, le peuple entier de Marseille mobilisé, et l’âpreté quotidienne des divisions où chacun aujourd’hui s’affronte ici. Ce qui fait peut être dire à Sandrine : ce que j’aimerais, c’est aller à Tahiti où c’est qu’on se baigne tous…heu… à la mer. Y’a jamais d’hiver ni de printemps, toujours d’été.

Jean Cristofol et Jean Pierre Daniel qui font partie de La Fabrique, coopérative ouvrière de production d’images, d’espaces de sons, viennent de réaliser un court métrage les voyages du château . Ils préparent un long métrage en collaboration avec les Centre Méditerranéen de Création Cinématographique fondé par René Allio.

Contact : jpdaniel(arobase)orange.fr

 

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