* Il y a des gens peu nombreux, très peu, qu’on ne connaît pas personnellement, qui sont beaucoup de choses, en nous, qui y font résonner des continents. Qui éclairent tout d’un coup nos parois intérieures, qui font qu’on y voit par transparence la grotte illisible du monde, les sentiments. Comme une météorite qui sans cesse le traverse, le monde, mais qui à chaque fois retombe sur nous comme une boussole, qui aide et soulage, et parfois laisse songeur, incompris. Une encyclopédie les pages balayées par le vent dans la rue, projetant tout ce qu’on pourrait penser en désordre, dans la joie et la révolte, fire works, comme une radio voisine qui crépite des cut-up dans la nuit. L’humeur spéciale d’un gamin très vieux. Il y en a qui sont comme un bistrot jamais fermé dont on s’approche en souriant, une musique qui nous appelle, encore et encore, sans crier gare, mais immédiatement reconnue. Un climat, une recette sue par coeur, qu’on se refait pour ce qu’elle nous fait sentir, la chaleur qu’elle diffuse dans le corps. Comme un père, inaccessible, lointain, mais très tendre, et qui donnerait des nouvelles régulières, depuis son navire. Comme le premier rêve qu’on a fait les yeux ouverts, et qui revient toujours, nous parler des choses, avec une lucidité spéciale et ses couleurs éclatantes qui sauvent la laideur de l’homme. Un oncle un peu fou, à la table de qui on s’assied parfois, descendu d’une voiture en hiver, après avoir traversé la campagne, un bol de soupe tendu, la joie d’une voix grave et lente, qui revient à nos oreilles. Et qui d’un clin d’oeil, nous fait comprendre qu’il a quelque chose de bien spécial à nous dire. Un homme impossible, comme sans alter ego, qui soliloque, jour et nuit, pour l’éternité, en quelque sorte, parce qu’il le faut bien, pour ne pas mourir de honte, dans la rue en bas de chez nous, qui passe par surprise, dont on attrape quelques mots par la fenêtre ouverte, puis qu’on se met à suivre, comme un livre ouvert dont on sait qu’il nous rechargera les batteries pour pas mal de temps. Un histoire distribuée comme un jeu de cartes sublimes, agencées sur la table, avec à leurs versos, les jeux de mots les plus simples et complexes, ceux qui allument des phares doux et crus sur les choses. Le regard du chat, grisant de malice, qui sait que ce qu’il vient de dire ne passe pas trop bien à la télé. Qu’il flotte au-dessus des têtes bornées, comme une fumée de cigare, qu’on aimerait emporter avec soi, mais qui s’échappe par la fenêtre, donnant sur un lac, calme, en apparence. Et rouge au fond. Là où on aime plonger quand la tristesse ou la faiblesse nous empêchent d’aller visiter un ami, de sortir de là où l’on aimerai dormir. Alors on va chercher une de tes VHS, DVD, fichier, là où il est rangé depuis longtemps. On revoit pour la énième fois. Quelques secondes et tout reviens. Parfois juste pour écouter le son. Ce son si particulier. Comme on écouterait Dylan alors que c’est les bruits des gens qui crient en claquant des portières de bagnoles alors que déjà le passage d’un train, les cris d’une mouette, ou une grande vague qui déchire tout, s’imposent, pour laisser place à quelques notes de piano, comme si toute la fragilité du monde avait saisi le grand corps costaud du philosophe, qui alors, nous dit cette phrase, choisie entre mille, mille fois entendue, mais pourtant agissant toujours comme un charme, radical. Une nuée s’envole, et alors y’a la couverture d’un livre, qui nous envoie un clin d’oeil dans le noir du temps. Le monde recommence toujours. Et toujours, il y a l’enthousiasme, la terreur, la mélancolie, la provocation et la tendresse. La cruauté du monde qui ne s’arrête jamais. Mais ses voitures repeintes en vert et jaune, un regard triste, la bouche d’un cri remontant du siècle, l’aimée, un ralenti, un champ fauve, les signes parmi nous. Le noir et blanc des choses injustes jamais éteintes. Des cadres. Des cadres de partout, des fenêtres si belles, en feu, qui nous font voir comme au microscope, tout ce qu’on avait pas su, et qui se retournera comme un gant dans la seconde suivante, pour aller allumer autre chose. Poèmes qui impriment un grand livre dispersé en nous, sans avoir recours à la lecture. Un train parcourant la ville, depuis toujours, fumées dans les tunnels, happant le sens, dévorant les bibliothèques juste pour en déposer des slogans épars à l’entrée des bouches de métro ou des champs, que les gens se réveillent, comme des cartons bleus avec dessus des grandes lettres capitales qui claquent, bariolant la jonction des mondes. Interrompre tout, souvent filer une baffe et une grande caresse. Lancer des enfants en parachutes projeter partout par surprise les plus beaux tracts rêvés de l’histoire du C. Je ne saurai dire le nombre de fois où, au milieu de la nuit, j’ai relancé telle ou telle émission où j’allais pouvoir entendre ses mots couler comme une rivière, pas tant pour apprendre précisément quelque chose. Mais pour tenter de me placer dans le climat pas effrayant du savoir, mais par le voir, et le jeu, avant toute chose. Ah, y’aurai tant à dire. Merci infiniment, Oncle Jeannot.
Texte de Jeremy Gravayat, 2022