L’Attraction universelle

Film de Érik Bullot, 2000

16 mm couleur – 13 min – 2000

Image, montage, réalisation : Érik Bullot. Avec Brigitte Asselineau, Malah Randria, Sarah Schwarz et Stéphanie Teillier. Son : Pascale Mons, Jean-François Priester.
Voix : Anna Correale, Virginie Dessèvre, Jaume Fargas i Coll, Keltoum Mesbah, Rainer Oldendorf. Textes : Camille Flammarion, Charles Fourier, Heinrich von Kleist, Isaac Newton, Jean Louis Schefer, Simone Weil. Musique : Eso es el amor, Les Chakachas ; Karagouna, danse de Grèce ; Elongame, Keita Fodeba ; La Maddalena, Alessandro Scarlatti. Mixage : Emmanuel Croset. Production : Atelier d’Ivry, Cinéastes associés / Mission audiovisuelle (DAP). Tourné en 1999-2000 en Provence, en Normandie et à Paris. Dédié à Robert Kramer.

Le scénario du film

Toupies : éclats, teintes, créatures (Arrietta, Bullot, Val del Omar)

Extrait d’un texte de Jean-Michel Durafour, 2015

L’Attraction universelle va multiplier les images récursives d’objets tournant autour
d’un axe : mappemonde, disque vinyle (n’évoque-t-il pas un calotype de Fechner, avec sa voie lactée en taches et cercles blancs ?), manège (il provient du Luna Park de Michel Pacha), etc. Et donc toupies : une grosse toupie polychrome musicale à pression, et des toupies rouges, plus petites, en forme de calebasse. La méthode se souvient d’Arrietta : “J’ai toujours été fasciné par l’imagerie des leçons de choses. Une lampe allumée tournant autour de l’enfant rappelle le soleil à son imagination. Une boule percée d’épingles représente la position des habitants sur le globe terrestre.
L’écart entre la définition et sa figuration s’apparente au principe du rébus, proche en ce sens de la figurabilité propre au rêve1.”

Le film, d’une dizaine de minutes, est composé de séquences illustrant plusieurs lois
physiques, avec des “personnages figuratifs” (un peu comme Deleuze et Guattari
parlaient de “personnages conceptuels
2” : la funambule, la danseuse), toutes
introduites par un moment similaire où la caméra enregistre des gravures d’une édition de l’
Initiation astronomique de Camille Flammarion (1908) – dont des textes, avec d’autres de Lumen, ouvrent le film –et sur les pages de laquelle circule une loupe, multipliant les effets de type Fechner.

Des commentaires prononcés par une voix d’homme ou de femme alternent dans des
langues différentes (français, allemand, espagnol…), en se superposant parfois l’un sur un autre. Les voix lisent des extraits d’ouvrages très divers mais qui dessinent tous, à
leur manière, les éléments d’une dramaturgie figurative de la pesanteur et de la grâce
(Simon Weil figure d’ailleurs en bonne place : “La pesanteur fait descendre, l’aile fait
monter : quelle aile à la deuxième puissance peut faire descendre sans
pesanteur
3 ?” ») : la Théorie des quatre mouvements et des destinées générales
(1808) de Charles Fourier, un manuel italien d’astronomie, un catalogue d’étoiles en
arabe,
Sur le théâtre des marionnettes (1810) de Kleist, entre autres. Ils composent, de
l’entendu au vu, du mot à l’image, de frappants logogriphes, en instaurant la question
du film comme moins la question de l’attraction, vers le bas (le centre de la terre), que
de l’équilibre relatif entre des forces contraires, l’articulation entre ce qui provoque
vers le bas et ce qui excite vers le haut, vers le haut parce que vers le bas.
Articulation statique : tout objet terrestre soumis à la pesanteur ne s’enfonce pas dans
le sol, puis ne dérive pas pour la durée des temps tout au fond de l’espace après avoir
transpercé la planète, parce que s’exerce sur lui la contre-force de valeur égale, tout
autant non consciente, de résistance du globe terrestre. Cet autre exemple est cité dans
l’ouverture du film : la lune, soumise à la gravité terrestre, s’écraserait sur nous, si
l’attraction universelle n’était pas compensée par la force centrifuge du satellite, c’est-à-dire sa vitesse initialement en ligne droite, qui tend à l’inverse à l’éjecter (et ferait
que, sans la gravité, la lune filerait tout droit dans le vide) et qui la maintient en bonne
place sur son orbite autour de la terre.
Mais surtout articulation dynamique. C’est celle du mouvement, donc de l’âme. Paul
Valéry : “Il faut être léger comme l’oiseau et non comme la plume
4.” L’oiseau vole
parce que s’exerce sur lui la résistance de l’air, qui combat et soutient son élan ; mais la
plume, pourtant plus subtile, que seule l’attraction tire, ne peut que tomber, est plus
pesante. (On pense également à la colombe de Kant : “La colombe légère, lorsque,
dans son libre vol, elle fend l’air dont elle sent la résistance, pourrait s’imaginer qu’elle
réussirait bien mieux encore dans le vide
5…”)
Cet équilibre (nous l’avons déjà rencontré chez Jean Louis Schefer, dont Bullot cite
aussi un passage légèrement récrit de
L’Homme ordinaire du cinéma), sans quoi aucune
existence plurielle ne serait possible, gouverne
L’Attraction universelle comme système
ou gaz d’images. Mais à deux niveaux plastiquement (j’emploie d’ordinaire peu ce
lexique en cinéma) plus recherchés – ce que les extraits entendus montrent bien.


1/ On s’intéresse surtout aux mouvements contrecarrant, contrebalançant, neutralisant,
etc., l’attraction universelle dans leur combinaison humaine, c’est-à-dire par le biais
d’objets ou d’actions produits par une puissance (appelons-la comme on voudra) de
l’esprit : figure de danse, objets tournants, etc. Car la toupie n’y échappe pas. Elle
tombe, mais sur terre, sous la loi ainsi énoncée par Flammarion, et qui était déjà celle
de la lune tout à l’heure : “Tout objet qui tourne fait sans cesse un effort pour s’enfuir
obliquement loin du centre autour duquel il tourne
6” La toupie ne cesse de
chercher à se fuir elle-même.


2/
L’Attraction universelle va, par une solution d’images à première vue surprenante,
par le jeu d’entr’expression de ses images
7, mettre lui-même en pratique, cet
équilibre mais en compensant l’attraction par un mouvement que le cinéma supporte en
propre et qui, apparemment, est le plus opposé à la pesanteur verticale : le mouvement
horizontal. Car le film analogique – partons-en prêt à être vu – est d’abord une pellicule
où les images se succèdent linéairement les unes aux autres, la projection transformant
ce mouvement de succession (auquel le spectateur courant n’a jamais affaire) en un
mouvement (verticalisant) de recouvrement d’une image par la suivante
8, c’est-à-dire convertissant la saccade brutale, l’intervalle cut d’un photogramme à l’autre en un
mouvement continu sur l’écran (dont la funambule est, dans le film, la mise en corps :
“La grâce est le supplément d’une saccade
9”). C’est ainsi la fonction des scènes de
train passant à travers des tunnels (elles nous renvoient, à l’occasion, à la mythologie
du Cinématographe) que d’assurer la figuration de ce mouvement horizontal saccadé
alternant les images signalétiques (paysages, villes) et les “matières noires”, la
lumière du midi et l’ombre rafraîchissante. “Le tunnel acquiert une puissance cinétique
en espaçant les intervalles le long d’un fil
10.”
[…] Ainsi peut se mettre en place une équivalence entre toupie et cinéma : “J’aime à
penser le film comme une pure dépense d’énergie dissipatrice dont chaque perte
produit, paradoxalement, un nouveau gain. D’où la fascination que j’éprouve pour la
toupie. Elle est la propulsion même dont la fragilité se devine peu à peu à sa saccade
apparente, à son sommeil proche. On désigne par sommeil le moment où la toupie perd
sa vitesse initiale et menace de choir. Mais il suffit de tirer le fil à nouveau pour que le
mouvement renaisse de lui-même. Le raccord est semblable à une toupie. […] Le défi
proposé au montage n’est-il pas de différer le sommeil de la toupie et de creuser, ce
faisant, son propre tourbillon
11? » La toupie figure que le cinéma est une affaire
esthétique parce qu’il l’est avant tout de frottements mécaniques : “délivrer les corps
de leur attache terrestre : telle est la saccade du cinéma
12”. Danse de la toupie et
cinéma ne tiennent que parce qu’ils sont articulés par saccades à chaque instant
compensées et rattrapées de justesse.

Jean-Michel Durafour, Toupies : éclats, teintes, créatures (Arrietta, Bullot, Val del Omar), La Furia Umana, n°25, 2015, extrait.

Article complet : https://hal-amu.archives-ouvertes.fr/hal-03337311/document

1Érik Bullot, “L’Attraction universelle. Notes de montage”, Cinergon, n° 11, 2001, p. 65. Je souligne.

2Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991, p. 65-66.

3Simone Weil, La Pesanteur et la Grâce, Plon, Paris 1988, p. 7.

4Paul Valéry, Choses tues, cité in Italo Calvino, Leçons américaines, trad. Yves Hersant, Gallimard, Paris 1989, p. 38.

5Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, trad. André Tremesaygues et Bernard Pacaud, PUF, Paris 1975, p. 36.

6Camille Flammarion, Initiation astronomique, Hachette, Paris 1908, p. 178.

7Je renvoie, pour le versant théorique de cette formule, à mon ouvrage Brian De Palma. Épanchements : sang, perception, théorie, L’Harmattan, Paris 2013, p.29-31.

8Bullot parle de “persistance rétinienne” («Notes de montage”, art. cit., p. 69), mais en réalité il s’agit plutôt d’effet phi. Si le cinéma reposait sur la persistance rétinienne, il ne serait qu’un “embrouillamini d’images rémanentes” (Jacques Aumont, L’Image, Paris, Nathan, 1990, p. 34). L’effet phi — la capacité que le cerveau a de combler les manques entre des perceptions visuelles avec les images qui lui paraissent les plus vraisemblables — est d’ailleurs plus en accord avec la saccade dont Bullot parle aussi et sur laquelle je reviens plus bas. Pour des détails précieux sur la différence entre film pelliculaire et film projeté, je renvoie au classique Thierry Kuntzel, “Le défilement”, Revue d’esthétique, n° 2-3-4, 1973, p. 97-110.

9Bullot, “L’Attraction universelle. Notes de montage », art. cit., p. 67.

10Ibid., p.73.

11Ibid., p. 71.

12Ibid., p. 73.

 

www.lecinemadeerikbullot.com

Aucun article à afficher