Entretien avec Rania Stephan

Par Laura Ghaninejad, 2011

Rencontre avec Rania Stephan, réalisatrice demeurant à Beyrouth, invitée à présenter son film Les trois disparitions de Soad Hosni au FIDMarseille 2011. La matière première de cet entretien est un enregistrement sonore ensuite retranscrit pour la publication.

Dans un premier temps, je voulais savoir ce qui t’avait amené au cinéma, comment tu as commencé ?

Après mon bac au Liban, j’ai fait des études cinématographiques à Melbourne en Australie, c’étaient des études théoriques: j’ai obtenu un « BA Honors » en cinéma, l’équivalent de quatre ans d’études.
Il y a deux choses très importantes qui se sont passées pendant ces études, la première est que, lorsque j’ai assisté à mon premier cours sur le cinéma, j’ai compris tout de suite que c’était « ça » que je voulais étudier. Je n’avais presque rien compris au cours qui était très théorique, mais tout de suite j’ai eu comme un coup de foudre, il y a eu comme un appel d’air, une grande fenêtre qui s’est ouverte, et j’ai été happée par ce souffle, cette ouverture…Je dis toujours que c’est à travers le cinéma que j’ai découvert le monde et que c’est grâce à mes études de cinéma que je l’ai compris.
La deuxième chose, c’est lorsque j’ai découvert Soad Hosni, la grande actrice du cinéma égyptien. Au cours du mon cursus, on avait étudié le cinéma du monde entier sans jamais aborder le cinéma du monde arabe. Un jour, je suis tombée par hasard sur un film avec elle. C’était chez une cousine de mon père qui habitait la banlieue de Melbourne: délaissée par son mari, elle passait son temps à regarder des films arabes en VHS et à faire la cuisine. J’étais subjuguée par cette actrice, et j’ai réalisé que je ne connaissais pas le cinéma arabe, en tout cas pas le cinéma populaire égyptien. J’ai décidé d’écrire mon mémoire de fin d’études sur Soad Hosni intitulé L’héroïne dans le cinéma populaire égyptien. J’ai récupéré tous ses films – à l’époque en VHS – chez les épiciers libanais du coin qui les louaient. Cet engouement pour Soad Hosni et pour le cinéma égyptien en général date de cette période-là. Mon film Les trois disparitions de Soad Hosni est un hommage à Soad Hosni, et à son travail d’actrice, parce que je sens que c’est elle qui m’a ramené au cinéma arabe, à un cinéma qui parle ma langue.

Ensuite ?

Pendant toute la durée de mes études en Australie, je n’ai pas touché à une caméra. Ensuite, j’ai continué mes études de cinéma en France, à l’université de Paris VIII. Les cours étaient passionnants mais la fac manquait sérieusement de matériel. Avec des amis, on a formé une sorte de coopérative. On acheté du matériel vidéo en commun et on a commencé à faire des petits films, à bricoler des images. On était dans l’expérimentation. On a travaillé comme un collectif: chacun faisait ses films et les autres travaillaient comme techniciens, assistants ou acteurs sur les films des autres. C’est avec ce groupe-là que je me suis formée à l’ image.

Le nom du collectif ?

Le G.I.E. Groupement d’Intérêt Esthétique » (rires)… J’ai commencé à faire des films comme ça, en bidouillant…Je n’avais pas l’idée de devenir « Réalisatrice » comme ça, avec un grand « R ». Je faisais des petits films, c’est tout. Un jour, j’envoie un film court dans un festival international qui m’invite pour le présenter. C’était à Los Angeles. Je réalise à ce moment là que je suis « réalisatrice » parce qu’ils me présentent comme telle! Ça s’est fait comme ça, plutôt à l’envers. Faire des images est survenu avant de réaliser justement la forme que pouvait prendre cette pratique.
Longtemps, je suis restée dans cette structure là, marginale, et petit à petit, j’ai commencé à avoir des boulots dans le cinéma, disons, à me professionnaliser. Maintenant, j’ai une petite unité de production, une caméra professionnelle et un banc de montage à la maison. Je fais des films pour vivre et en même temps, je fais mon travail de création. Mais tout ça n’a jamais été dans le « Main Stream »…

En ce qui concerne tes influences et sources d’inspiration, tu as évoqué le cinéma égyptien: est ce que tu peux m’en dire plus, sur ce qui a nourri ta réflexion et ta démarche de cinéaste ?

Cela s’est inscrit dans l’intérêt que j’ai pour le cinéma en général. J’aime énormément de choses dans le cinéma et aussi bien la fiction, le documentaire que la vidéo de création. Je suis aussi fascinée par les acteurs, par le fait de jouer, de jouer quelqu’un d’autre. Ça m’intrigue beaucoup. Par ailleurs, je m’intéresse à la culture populaire; c’est quelque chose qui m’interpelle. Je trouve que c’est une source d’inspiration et de curiosité, parce qu’on sent énormément de choses à travers cette culture-là. On comprend ce que beaucoup de gens regardent et comment ils regardent les choses, d’où elles viennent, comment elles sont produites et pourquoi. Pour moi, c’est une source de curiosité en tout cas. Je revendique également une part de cette esthétique-là. Avec ma formation, j’étais exposée à toutes sortes de cinéma(s) et mes influences sont multiples et nomades, avec des constantes, des maîtres/resses bien sûr ! Si tu veux définir mon esthétique, je dirais que par rapport à la nouvelle vague par exemple, je suis plus « Godard-Rivette » que « Rohmer-Truffaut » (rires)… voilà!

Ton premier film, tu peux en parler ?

Avec ce groupe à l’université, on a commencé à faire des images. C’était de l’expérimentation. Le premier film que j’ai montré à l’extérieur du groupe est un film court qui s’appelle Tribu, que j’ai montré à Los Angeles. C’est un portrait en vidéo 8 de ma tribu parisienne, des gens que j’aime. C’est un hommage à cette technologie là, à la vidéo 8 et à Marlène Dietrich, une icône du cinéma, un hommage au cinéma à travers la vidéo, mon moyen d’expression. Donc je peux dire qu’en 1993 Tribu est mon premier film.
J’ai toujours senti que les images que je fais, celles qui existent, celles qui se font dans ma tête, et les images que je vois ont le même statut, la même valeur affective pour moi. Je n’arrive pas trop à les hiérarchiser; c’est la même matière pour moi et je puise dans toutes les catégories. J’ai souvent fait ça dans mes films, faire appel à des références extérieures, à des images qui existent déjà.

C’est quelque chose de récurrent dans tes films cette question du réemploi d’images, des images « préexistantes », est ce qu’on peut utiliser le terme d’archives ?

Je dirais « archives mentales »: je vis avec ces images autant qu’avec les images que je fais. C’est à dire, lorsque j’imagine les images que j’ai envie de filmer, les autres images font partie de cet univers-là. Bien sûr, lorsque j’en fais, il y a tout un processus concret, un rapport physique très fort qui intervient dans cette fabrication, mais les autres images font partie de moi et du coup, participent à cette création.
Dans mon deuxième film court, Tentative de jalousie , une vidéo faite à partir d’un poème de Marina Tsvetaeva, il y a aussi ce mélange entre des images filmées et des images qui viennent d’ailleurs.
Dans Train-trains (où est la voie ?) aussi, un documentaire de création sur la ligne de chemin de fer qui reliait Beyrouth à Damas, devenue hors d’usage. Dans ce film je revisite le paysage libanais; en filmant ce paysage, il y a les images des trains dans d’autres films qui me viennent à l’esprit et que j’inclus dans le montage. Pour moi, la tête est pleine d’images, comme un puits; on vit entouré d’images, elles font partie de nous, on en est imprégné.

Quelque part; les images que tu fais sont déjà contaminées par les images des autres ?

Complètement. Je revendique la contamination. Toute idée de pureté me répugne. On est fait de mélanges, d’influences diverses, de pensées composées, recomposées et complexes, de cultures hybrides, de croisements. Il n’y a rien de pur dans tout cela, et le Liban est un exemple vivant de ça. Il y a tellement de choses qui nous travaillent au Liban, que ce soit des histoires, des cultures, des identités ou des communautés, des langues, des dialectes, des philosophies et des géographies… C’est ce brassage qui me constitue en tant que libanaise et que je reproduis dans mon travail de cette manière. Je n’ai pas de mal à puiser dans le cinéma japonais ou expérimental new-yorkais, le cinéma hollywoodien ou populaire égyptien, la nouvelle vague ou Rossellini; je vis avec ce mélange d’images, elles font partie de moi. Je les revendique.

Par rapport à cette question de l’hétérogénéité tu as eu un projet sur la ville de Beyrouth qui me semble faire écho à ce que tu dis: entre passé et reconstruction permanente…

En 2005, trois mois après l’assassinat du premier ministre libanais Rafiq Hariri, je suis revenue au Liban. Une nouvelle page de l’histoire du pays avait commencée et j’ai sentie comme une nécessité viscérale de renouer avec mes racines, avec mon lieu d’origine, avec ma langue. J’ai quitté la France et je me suis réinstallée au Liban. J’ai commencé à faire ce film justement pour essayer de mieux le comprendre.
C’est à travers la caméra que ça s’est passé: je descendais dans le centre-ville de Beyrouth, seule avec la caméra et je marchais dans les rues du matin au soir, pour voir ce qui s’y passait et comprendre; je demandais aux gens rencontrés par hasard comment ils ont vécu les événements historiques qui s’étaient passés les derniers mois dans ce lieu. Le film s’appelle Terrains Vagues; il ressemble plutôt à un documentaire brut. Ce qui est saisi, c’est le fruit de la rencontre entre moi, la caméra et la personne croisée par hasard. Ces trois éléments-là constituent un moment fort qui produisait parfois une séquence. Comme si le hasard et la nécessité faisaient que cette rencontre soit possible: la nécessité pour moi de descendre dans la rue pour comprendre, et le hasard d’une rencontre fortuite. Il y a quatre personnes filmées comme ça dans Terrains Vagues et huit dans Liban/Guerre, le film que j’ai fait par la suite, pendant la guerre de Juillet 2006.
Il y a donc deux veines qui traversent mon travail: une veine où des images que je fais sont mêlées à d’autres images qui sont dans ma tête et ce genre de documentaire, disons plus brut, constitué de rencontres prises sur le vif qui sont travaillées par une sorte de nécessité d’aller chercher quelque chose, d’élucider des questions, de trouver des réponses, de comprendre une réalité complexe et turbulente.

Terrains vagues, Rania Stephan, 2008

Et comment tu abordais les gens, les protagonistes du film ?

Ça paraît simple comme ça, mais c’est compliqué! La rencontre se fait d’une manière très particulière. Bien sûr, lorsqu’on descend dans la rue, on rencontre beaucoup de gens et les gens parlent à la caméra; mais pour que cette rencontre constitue un film en soi, une séquence qui se tienne en elle-même – et c’est ce que je recherche – c’est à dire pour que le hasard fasse qu’un petit film se construise à partir de la réalité brute, ça c’est un long travail. Ce n’est pas du tout: je mets ma caméra, j’appuie sur « record » et je fume une cigarette en attendant que quelque chose se passe dans le cadre au bout du compte. Pas du tout. C’est vraiment un travail d’immersion complète dans un réel, pour essayer de voir et de sentir surtout ce qui se passe, ce qui se trame et avec quelle personne une rencontre pourrait avoir une sorte d’existence propre, une entité filmique intéressante qui se tienne.
Déjà quand on marche à Beyrouth, quand on est une marcheuse dans cette ville, on paraît étrange parce que Beyrouth est une ville pour voiture. Lorsqu’on marche avec une caméra, seule, on se fait remarquer rapidement… En général, je filme des lieux, des espaces qui m’intéressent. J’essaye de filmer une place par exemple, de la regarder, de la voir, d’observer les gens qui circulent, qui y travaillent, qui passent, qui traînent etc. Parfois, je vois quelqu’un qui m’interpelle par son expression corporelle, sa démarche ou son comportement; si je m’approche, on commence une conversation et le film démarre comme cela. Ou alors les gens m’interpellent « qu’est ce que tu fais ? » et ça commence.
Pour Liban/Guerre, j’ai rencontré des citoyens qui n’ont pas accès à la parole médiatique, des gens normaux qui doivent gérer une situation anormale: un éboueur, un ambulancier, une réfugiée, des enfants. Demander à mes concitoyens comment ils vivent une situation exceptionnellement violente comme la guerre de juillet 2006, un moment de rupture chaotique qui fait exploser leur vie, qui fait que leur vie est radicalement éclatée; comment peuvent-ils supporter cette violence ? Ce sont des gens qui n’ont pas un discours complètement construit sur les choses qui m’intéressent. Dans Liban/Guerre, je n’ai pas filmé la guerre en elle-même, ni son côté spectaculaire. J’ai filmé en marge de l’événement, en marge d’un discours officiel construit. C’était un questionnement réel, qui me travaillait moi-même et sur lequel je n’ai pas de réponse. Alors je descends pour filmer et comprendre.
Train-trains (où est la voie ?) est un film que j’ai fait en 1999; je voulais renouer avec le Liban d’après la guerre civile, reprendre possession des lieux. Le train était un prétexte pour suivre un tracé, cette ligne de chemin de fer traversait le Liban d’Ouest en Est; un prétexte pour revoir le paysage libanais après la guerre, pour rencontrer des gens qui me racontent leur vécu, comme ça en filigrane. Dans le film, on apprend beaucoup de choses sur le Liban mais d’une manière indirecte: c’est le paysage qui nous enseigne sur l’isolement des gens, l’aspect meurtri des lieux, le fait que le train ne soit plus en marche, que les gens regrettent un certain passé. C’est une manière d’aborder les choses de biais en filmant des lieux excentrés par rapport à la capitale Beyrouth et en m’adressant à des gens qu’on n’entend pas dans les médias, des gens marginalisés dans l’espace et le temps.

Train-trains (où est la voie?), Rania Stephan, 1999

Comment se passe la production au Liban ? Comment concrètement travaillent les cinéastes là-bas ?

Au Liban chaque réalisateur doit trouver son propre chemin vers la production. Il n’y a pas de production, pas de Centre National du Cinéma ni d’État central fonctionnel qui nous insuffle comme ça des aides ou une structure de soutien. Il y a des associations comme Ashkal Alwan (Association libanaise pour l’art plastique) ou des institutions, comme la Fondation Arabe pour l’Art et la Culture (A.F.A.C.) qui vient de s’installer au Liban, qui aident les réalisateurs avec des budgets limités. Il faut trouver le reste du budget ailleurs.
Par ailleurs, il n’y a pas non plus au Liban un désir fort de se rassembler en tant que professionnels dans un organisme qui défende des intérêts communs ou de se réunir en tant que réalisateurs dans un collectif. Cela nous ressemble, je crois. On n’a pas une identité collective très forte. Elle est souvent définie par défaut. On est des individus. On partage des territoires artistiques divers, mais on n’est pas réunis dans une structure professionnelle, technique ou artistique commune. Pour comprendre ce qui se passe au Liban, il faut souvent comprendre l’ensemble de ces individualités: un point de vue n’est jamais suffisant pour cela ; il faut la variété des points de vue pour comprendre ce qui se passe vraiment. C’est très particulier et étrange.

Par rapport à la visibilité des films comment ensuite un cinéma dit « indépendant » peut rencontrer un public ? Comment fais-tu avec tes propres films ?

J’ai une toute petite structure que j’appelle en rigolant « A- One – Woman – Production – Company », (une compagnie de production avec une seule personne)! C’est à dire que je tourne, je monte, j’envoie mes films dans les festivals et je démarche pour qu’ils soient vus. Je fais le maximum moi-même, « home made ».
Pour Les trois disparations de Soad Hosni c’était un peu différent. Vers la fin, j’ai eu une bourse de l’AFAC et une subvention de Sharjah Art Fondation pour pouvoir me consacrer au montage et finaliser le film. Deux boîtes libanaises m’ont aussi aidé logistiquement et techniquement: « The postoffice » et « Forward Production ». Ce sont des amis solidaires.
Pour le FID, j’avais envoyé un pilote au «FIDLab » il y a deux ans. Ils étaient très sensibles au projet. Et quand je l’ai fini, je leur ai soumis le film. Ils l’ont sélectionné en compétition internationale! C’était génial pour moi car le FID est un de mes festivals de cinéma préféré et une très belle plateforme pour le film. Et puis, il a gagné le prix Renaud Victor. En ce moment il est pris dans d’autres festivals. En mars, le film avait gagné « Le Prix de l’Artiste » de la Biennale Internationale d’Art Contemporain de Sharjah 10 aux Emirats Arabes Unis, ce qui fait qu’il est visible aussi dans le circuit des musées maintenant. Il commence une belle vie.

Et au Liban ?

Les trois disparations de Soad Hosni vient d’être montré en Mai, dans le cadre de « Video Works » festival de vidéo de création organisé par « Ashkal Alwan », l’association libanaise pour les arts plastiques. C’était la première projection au Liban. Il a été programmé en clôture. J’étais très contente qu’il soit montré dans ce cadre, parce que « Ashkal Alwan » fait un travail remarquable non seulement pour la promotion de l’art contemporain et de la vidéo de création, mais aussi pour l’éducation dans ce domaine. Avec la guerre civile, il y a eu une rupture très forte entre les arts et le public: les gens ont cessé d’aller au cinéma, au théâtre, au concert, aux expositions. Il était donc nécessaire de reformer un public pointu, intéressé, curieux, attentif et « Ashkal Alwan » a aussi cette ambition.

Quels sont les lieux où on peut voir des films en dehors de ce type de manifestation aujourd’hui ? Quelle est l’évolution de la salle de cinéma « traditionnelle » ?

Quand j’étais jeune, dans mon quartier de Ras Beyrouth, « la pointe de Beyrouth », appelé aussi le quartier « Hamra », construit dans les années soixante autour de plusieurs universités et écoles, il y avait – à chaque fois je recompte parce que c’est un chiffre hallucinant pour une petite ville comme Beyrouth – donc dans ce quartier, il y avait au moins une douzaine de salles de cinéma ! On pouvait voir des films de Bruce Lee à Bergman, il y avait des salles qui faisaient partie d’un circuit, d’autres indépendantes, des ciné-clubs aussi, de tout ! Avec la guerre civile, toutes ces salles ont fermées; il n’y a aujourd’hui que deux circuits commerciaux qui se font concurrence autour des blockbusters américains.
Heureusement qu’une nouvelle salle indépendante a vu le jour à Beyrouth. Il s’agit de « Metropolis Cinema » dirigée par Hania Mroué. Cette salle programme des cycles de films d’auteurs, des semaines thématiques et aussi la sélection de la semaine de la critique tout de suite après Cannes. C’est un travail remarquable et aussi salvateur pour nous.
Il y aussi des festivals de films, notamment le festival du film libanais qui s’appelle « Ayam Beyrouth As-cinema’iyah », dans lequel j’ai montré mon travail. Hormis « Ashkal Alwan », il y a des structures comme le « Beyrouth Art Centre » un centre d’art contemporain et d’exposition qui a aussi une médiathèque, « Hangar Umam », un centre de recherche, de production et d’exposition, « Beyrouth DC » une association qui produit et rassemble des documentaires libanais et aussi pas mal de galeries d’art contemporain. Bref, Beyrouth est une ville très dynamique mais tout semble fragile, précaire, à cause de la situation politique instable et volatile. J’ai toujours le sentiment au Liban que tout peut disparaître, s’arrêter comme ça, du jour au lendemain…

Pour en venir maintenant à ton dernier film, peux-tu m’en dire plus sur le personnage de Soad Hosni, sur cette actrice qui a traversé une époque assez longue, morte tragiquement en 2001 et qui commença sa carrière dans les années cinquante. Que représente cette figure dans le monde arabe ? Ton film essaye de l’interroger et il y a la question en arrière plan de l’Histoire et aussi de l’histoire du cinéma égyptien.

Soad Hosni est une actrice égyptienne: elle a tourné son premier film en 1954 et son dernier en 1991. Sa carrière a duré une trentaine d’années; elle a joué dans 82 films de fictions. C’est une vraie figure du cinéma de l’après révolution nassérienne. Après la révolution, le cinéma égyptien a essayé, disons, d’accompagner ce mouvement-là; je ne dirais pas qu’il a produit des films révolutionnaires – on reste dans une logique d’une industrie du cinéma – mais il a été dans l’air du temps et s’est inscrit dans ce mouvement de modernité, insufflé notamment par la révolution nassérienne et qui est traversé par des questions telles la mixité, le mariage d’amour (contre le mariage arrangé), le statut des jeunes, le rapport aux parents, le statut de la jeune femme, son autonomie: peut-elle sortir, étudier, travailler ou partir en vacances ? Des questions sur l’amour, tomber amoureux, est-ce un choix ou une fatalité etc. Ce n’étaient pas des idées « révolutionnaires » mais des idées qui ont travaillées l’Égypte et le monde arabe dans les années soixante et que reflétait ce cinéma.
Soad Hosni a commencé par travailler comme une actrice de l’industrie cinématographique. Jusqu’à la fin des années 60 c’était vraiment au rythme de cette industrie : elle faisait quatre ou cinq films par an. Au début, elle incarnait la fille très mignonne et très vive, l’étudiante, la fiancée, la jeune femme qui travaille mais en même temps qui reste très préoccupée par la question de l’amour, du coup de foudre, du flirt, des copains, des copines, du rapport aux parents etc. Elle faisait des comédies, des drames, des films où elle pouvait parfois chanter et danser.
Sa carrière reflète aussi la vie politique. Après l’incroyable énergie de la révolution nassérienne, la défaite de 1967 – la guerre des six jours – a été une énorme claque et un réveil brutal sur les manquements de cette révolution. Cela a été un choc fondamental pas seulement pour les égyptiens, mais pour tous les Arabes; donc les films aussi ont changé de ton. Le cinéma est devenu beaucoup moins innocent et léger et le drame social prépondérant. Tout en gardant cette forme de cinéma populaire fait dans le cadre de l’industrie, les films abordent des thèmes plus graves, d’une manière plus complexe et profonde. On n’est pas dans un cinéma indépendant ou d’auteur, même si des grands noms du cinéma égyptiens émergent de cette industrie. Le cinéma reflète ce qui se passe dans l’histoire du pays et ce cinéma pose des questions d’ordre social, politique et moral. Il est beaucoup plus en prise avec le réel à partir de la fin des années soixante.
Au niveau de sa carrière, on sent que Soad Hosni commence à réfléchir à son statut d’actrice et qu’elle ne joue plus d’une manière seulement intuitive. Aussi, elle travaille à partit de là avec des réalisateurs importants. Elle comprend que le cinéma peut avoir une portée politique et elle joue des rôles complexes qui reflètent des préoccupations sociales. Elle tourne notamment avec Salah Abou Seïf, le réalisateur phare du drame social égyptien, Kamal el Sheikh, le Hitchcock égyptien et Youssef Chahine. En côtoyant ces gens-là, elle commence à affirmer ses choix en matière de cinéma et à faire des films différents. À partir des années soixante-dix, elle tourne avec des réalisateurs de la nouvelle vague égyptienne, des films plus expérimentaux, notamment avec Said Marzouk, tout en continuant à tourner pour un cinéma plus populaire. En 1972, elle tourne le film Prends soin de Zouzou, un hit incroyable qui la propulse au rang de star du monde arabe. Elle se marie avec un jeune réalisateur de la nouvelle vague égyptienne avec lequel elle fait six très beaux films, des drames sociaux complexes et engagés. Elle devient alors aussi une actrice tragique. Jusqu’à la fin de sa vie, son cinéma se déploie de la comédie au drame social, de la comédie musicale à la tragédie. C’est ce qui est extrêmement intéressant chez Soad Hosni et qui me fascine: cette matière très riche et variée qui montre en même temps une panoplie passionnante du travail d’actrice et aussi tout un pan de l’histoire du cinéma égyptien.

Cette évolution est perceptible dans le film parce que plus on avance dans la dernière partie, « le troisième acte », plus on la voit prendre une dimension tragique et aussi charnelle: on la voit malmenée dans son corps de femme et d’actrice. Elle possède une incarnation de plus en plus marquée, comme si elle revivait, mais ce n’est pas immédiat, il faut un certain temps.

Effectivement. Il fallait d’abord construire son personnage cinématographique pour arriver à ce troisième acte. Il fallait comprendre ce qu’elle a représentée, remonter dans sa filmographie pour montrer qu’elle a été successivement la séductrice, la muse, la jeune femme idéale, la mariée etc. une actrice exceptionnelle mais aussi une icône. Après le film Prends soin de Zouzou, elle acquiert le statut de super star dans tout le monde arabe; elle devient un modèle: les femmes s’habillent comme elle, veulent lui ressembler, les hommes en sont tous amoureux et veulent « l’épouser ». Elle est surnommée « la Cendrillon du cinéma arabe ».
Lorsqu’elle meurt en 2001 d’une manière tragique – la version officielle dit qu’elle s’est suicidée, mais il y a toujours une polémique à ce sujet – il fallait comprendre pourquoi une actrice d’une telle renommée, un tel statut, en arrive là. C’était important d’établir sa « persona » filmique dans le deuxième acte pour comprendre son drame: pendant trente ans, elle met son corps au service du cinéma et à la fin son corps est épuisé. Elle avait trente ans d’adoration mais de « malmenage » aussi! Trente ans de baisers et de claques dans la figure, de rires et de larmes! Comment une actrice arrive à faire tout ça ? Cela me fascine et m’intrigue complètement. D’ailleurs dans son dernier film en 1991, elle paraît lasse et marquée. C’est pourquoi dans le troisième acte, il fallait pousser jusqu’au bout cette idée d’une actrice qui s’est épuisée dans le travail, dans le cinéma – par glamour, par violence, par répétition, par accumulation – pour comprendre sa fin tragique.

Un peu comme si elle avait incarné différentes figures de la féminité dans le monde arabe et qu’à la fin elle se retrouve à nu…

Complètement.

L’utilisation dans le film du matériau de la VHS et la fragilité de l’image que l’on voit apparaître renvoie aussi à cette disparition, cette usure du corps ?

Exactement. Le choix d’utiliser la VHS, de ne pas revenir à la pellicule 35mm, était très conscient. D’une part, c’est un matériau immédiat avec lequel je pouvais travailler tout de suite et d’autre part, ça m’a permis d’engager une réflexion sur ce support qui a disparu. Le VHS a une image fragile, volatile, avec pleins de « défauts », des couleurs qui bavent, des scratchs. L’image est « imparfaite ». Mon film est aussi une réflexion sur cette disparition là. J’ai utilisé ce support dans la trame de la narration, c’est à dire que j’ai construit le film avec l’image VHS comme trame de la mémoire de Soad Hosni qui essaye de se rappeler de sa vie et de sa carrière. Cette mémoire est partielle, fragmentée, et les scratchs qu’on voit dans le film sont les fragments de cette mémoire qui n’est pas définitive.
Pour revenir à ce troisième acte, à ce moment là, Soad Hosni devient prisonnière de son image: dans le film, je n’ai en effet travaillé qu’à partir de ses images. La personne réelle de Soad Hosni n’est plus là pour nous raconter son histoire, ce sont ses images qui racontent; ce n’est peut être pas son histoire, mais une des histoires possibles. Et donc, à la fin du troisième acte, elle reste prisonnière de son image, elle ne peut pas en sortir.

Et par rapport au montage ?

Le film est entièrement constitué d’extraits VHS des films de Soad Hosni que j’ai retravaillés pour raconter son histoire ou bien l’histoire de ces images ou bien encore l’histoire rêvée de Soad Hosni ou encore pour faire un documentaire sur la fiction. Que me racontent ces images-là ? Il y a un énorme travail de montage image et de montage son. Il fallait trouver une sorte de récit qui tienne la route et qui transcende la fiction à partir de laquelle j’ai puisé. Il fallait construire un récit très fort qui dépasse son origine: c’est à dire, si je prends une phrase d’un film, elle n’est plus liée à l’histoire racontée dans le film et devient partie de mon histoire à moi. Cela nécessite un travail important sur le récit. Tous les éléments que j’ai pu trouver dans les films de Soad Hosni que ce soient les images, les sons, les dialogues, les scratchs, la parole, la musique ont été intégrés dans ma narration.
Il y a des gens, des amis surtout, qui me demandent de monter leurs films, ce que je fais parfois. Mais je ne me considère pas comme une « vraie » monteuse. C’est toujours exceptionnel. Par contre, c’est très important pour moi de monter mes propres films parce qu’il y a beaucoup de choses qui se passent pour moi dans le travail de montage. Ici, je me suis laissée aller à la matière même du film, je me suis imprégnée de cette matière et c’est ce qui m’a amenée à ce troisième acte qui est un acte un peu flottant et onirique. Elle est toujours dans un rêve, elle se réveille et se trouve dans un autre rêve etc. Cela s’est produit parce que j’étais complètement plongée ce matériau, presque physiquement. Ce troisième acte, ce n’est pas une construction cérébrale avec une structure préétablie, contrairement à d’autres parties du film. Il s’est construit comme ça, tel un rêve, avec une image qui en appelle une autre.
En fait, on peut dire que le film est travaillé par ces deux questions centrales: est-ce qu’on peut raconter une fiction avec le parti-pris de ne s’appuyer que sur des éléments d’autres fictions ? Et est-ce qu’on peut raconter cette histoire sans rien ajouter à ce matériau filmique, ni de voix-off, ni musique extérieure, ni cartons explicatifs ou documents ? C’était deux intuitions très fortes que j’ai menées jusqu’au bout, comme une obsession. Jusqu’à la dernière minute j’étais dans le doute, je ne savais pas où cela mènerait et si cela pouvait résonner chez les autres, mais en même temps, je ne pouvais pas faire autrement: il fallait cela ou rien!
Ce montage était donc une expérience émotionnelle et physique très riche et passionnante. Cela s’est fait avec un plaisir fou, dans une grande angoisse mais aussi avec un côté ludique que je revendique. J’étais poussée par cette obsession, qu’il fallait suivre mon intuition. Je ne pouvais pas faire autrement…

Le film était en compétition au FIDMarseille (Festival International de Cinéma) et a reçu le prix Renaud Victor décerné par un jury de détenus des Baumettes, peux tu revenir sur comment tu as travaillé là-bas ?

Cette année il y a eu pour la première fois cette initiative remarquable qui est de faire participer dix films de la compétition internationale du FID en les montrant à une quarantaine de détenus des Baumettes. Vingt trois d’entre eux ont constitué un jury de cinéma. J’ai montré mon film dans ce cadre-là. C’était une expérience incroyable que de faire rentrer le monde de mon film à l’intérieur de la prison. Ils étaient très intrigués, autant par la forme que le fond. Ils m’ont posé des questions à l’infini, jusqu’à la dernière minute, jusqu’au moment de partir. Comment as-tu fait ceci ou cela ? Est-ce de la fiction ? Est-ce la réalité ? Est-ce du documentaire ? Du cinéma ? Et cette femme, qui est-elle ?… Je crois que ça les a touché. C’était un échange intense parce qu’ils étaient intrigués par tout cet univers qu’ils ne connaissaient pas, par cette femme, arabe, talentueuse, belle, désirable, émouvante et tragique, qu’ils ne connaissaient pas non plus, et aussi par le fait de revendiquer ce travail comme du documentaire.

Il y a quelque chose d’impressionnant quand on pense à cette masse de films que tu as dû visionner et sélectionner: comment as-tu procédé ?

J’ai vu tous ses films en VHS. J’avais deux « bibles » comme on dit dans le cinéma, c’est à dire deux énormes dossiers avec tous les éléments dé-rushés par écrit, l’ensemble de sa filmographie sur papier avec tous les dialogues de films et le découpage image et son… Avant d’avoir les moyens matériels de digitaliser les images, j’ai commencé par faire ça sur papier et d’ailleurs pour le premier acte, j’avais une « time line » sur un grand papier canson, avec des « post it » de différentes couleurs, étalés sur ma table. C’était monté sur papier au départ. Après, j’ai eu un peu d’argent pour pouvoir monter un pilote et j’ai commencé à digitaliser les VHS, jusqu’au moment où j’ai pu avoir mon propre banc de montage pour pouvoir travailler à partir du matériau même.

Cette phase de travail préparatoire, ça a permis ensuite de nourrir ensuite le montage directement sur les extraits de films…

Effectivement. Le fait de voir tous les films, de les dé-rusher sur papier et ensuite de pouvoir revenir sur tous ces éléments pour faire un montage, a fait que j’étais très familière avec ce matériau. Maintenant je vois n’importe quelle image d’un film de Soad Hosni, je sais de quel film il s’agit! Le processus de travail a fait que les images sont imprégnées dans ma mémoire. C’était un long processus et il fallait tenir. Le tout a pris dix ans! Il fallait avoir un grain pour tenir la route (rires)…et aussi parce que j’étais toute seule à dire: « ces films sont en train de raconter une histoire, mais laquelle ? »…

Et les Histoire(s) du cinéma ?

Godard c’est « Le » Maître! C’était ma lueur, un phare: je me suis dit: si ce film – qui est un chef d’œuvre – existe, alors à ma petite échelle, dans mon bricolage à la maison, mon intuition ne peut pas être complètement fausse. C’est pour ça que je n’ai pas flanché, parce que beaucoup de gens m’ont dit: ça ne va pas marcher, il faut une voix-off, ajouter des images et des sons, de la musique, des informations, une biographie etc. Il y a aussi un autre film que celui de Godard qui m’a travaillé: c’est Mulholland Drive, qui parle de cette identification entre l’acteur et son image et puis surtout Inland Empire, le dernier film de David Lynch. C’est un film hallucinant sur une actrice, tout se passe dans sa tête, c’est très labyrinthique, c’est incroyable! Je pourrais dire que mon travail est une interrogation sur « Qu’est ce que jouer au cinéma ? » « Qu’est ce que cette image-là ? »« Qu’est-ce qu’une actrice de cinéma ? ». Dès la première image du film, l’actrice essaye de se souvenir de sa vie, de son passé: des images lui viennent comme ça, comme un rêve, comme des souvenirs qui s’alignent et qui s’imbriquent les uns dans les autres, c’est comme ça que le film s’est construit. J’ai beaucoup cogité sur ces questions et ces interrogations sont présentes dans le film. Qu’est ce qui se passe dans la tête d’une actrice ? Qu’est ce qui est réel ? Qu’est ce qui est imaginaire ? Pour moi le film c’est comme un rêve éveillé et dans ce rêve-là, il y a une actrice qui rêve: elle rêve sa propre histoire…

Marseille – France
13 juillet 2011

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