Entretien avec Klaus Wyborny

Par Federico Rossin, mai 2012

Hommage an Ludwig van Beethoven, 1978/2006

Studien zum Untergang des Abendlands, 2010

Am Rand der Finsternis, 1986

Am Rand der Finsternis, 1986

FR : Vous avez étudié les maths et la physique à Hambourg et NY. Comment vos études ont-elles influencé votre travail de réalisateur ?

KW : Souvent, je regarde les images comme des entités presqu’abstraites. Quelque chose qui émerge dans l’espace et le temps puis disparaît. Une particule qui prend vie et s’évanouit après une interaction avec le spectateur. Du coup, je ne pense pas que les images soient des reflets de la réalité, je les considère plutôt comme des « impressions » reflétant certaines qualités atmosphériques qui sont uniques pendant un court instant et qui disparaîtront bientôt.
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Je ne crois pas à une représentation « réaliste » du monde, je veux plutôt créer quelque chose de l’ordre d’un « impressionnisme visuel éphémère ».

FR: Que pensez-vous des films expérimentaux utilisant des bases mathématiques ?

KW : Le plupart d’entre eux sont trop simples. Seulement des permutations, des « golden ratio ». Dans « Pictures of the Lost Word », j’ai travaillé intensément avec des permutations de trois paramètres en en changeant les propriétés. Ca a été intéressant un temps, mais à la fin, j’ai trouvé ça intellectuellement insuffisant et ennuyeux. Depuis, je me suis plus intéressé aux notations musicales, j’admire la complexité rythmique mathématique des derniers Beethoven, Schönberg, Webern.

FR : Pensez-vous qu’il y ait des liens entre la façon scientifique de voir le monde et le regard nouveau que nous donne le cinéma expérimental ?

KW : Les regards scientifiques sont devenus peu fiables. Les certitudes ont disparu. Tout est devenu incroyablement complexe. Aucune solution ne semble à portée de main. Une ère sombre a commencé. Peut-être que la subjectivité reste la seule force qui mérite notre crédibilité. Je préfère une caméra à la main à une caméra sur trépied. Au fond, je hais les trépieds, ils sont scientifiques de façon démodée : cartésien, Descartes, pas émersonien.

FR: La question du langage du film est d’une importance centrale dans beaucoup de vos films. Vous avez été un des premiers réalisateurs à avoir exploré le langage et la forme des films. Que pensez-vous de l’histoire du film ?

KW : Je suis de plus en plus épaté par la vitesse à laquelle le cinéma s’est développé de 1896 à 1914 (« The Birth of a Nation ») : moins de 20 ans en partant de zéro pour arriver à une forme de cinéma si complexe que nos films narratifs contemporains ne sont pas tellement mieux. Je suis justement en train
de publier un livre de 450 pages sur la théorie élémentaire du film, en analysant les processus de montage narratif. Ils sont simples mais vraiment intéressants en tant que philosophie du temps.

FR : Comment considérez-vous l’expression « langage cinématographique » ?

KW : Le film n’a pas de langage. Il n’y a pas d’équivalent pour « pas ». Il n’y a pas de négation, et sans négation, pas de langage. Mais le film a des systèmes complexes d’organisation.

FR : Est-ce qu’un film expérimental peut analyser le cinéma ?

KW : Oui, j’ai fait ça dans mon « Elementary film history » et dans mon
« Histoire du cinéma ». Il y a d’autres exemples ; Ken Jacob est le meilleur.

FR : J’ai l’impression que depuis vos premiers courts-métrages, votre processus de travail n’a pas vraiment changé. Vous commencez à filmer avec une grande liberté et rapidement, puis vous retravaillez le matériau de nombreuses fois, manipulant l’image jusqu’au résultat final.

KW : Oui, je veux un maximum de liberté dans la phase de prise de vues, tout en essayant de trouver le rythme de montage directement dans la caméra. Mais pour avoir cette liberté, il faut souvent beaucoup de préparation.

FR: Et on peut dire la même chose de l’ensemble de votre travail. Vous retravaillez et réécrivez vos films. Est-ce exact ? Pouvez-vous expliquer votre processus de travail ?

KW : Oui, je prends mon temps et je regarde ce que j’ai fait. Pas tout le temps, juste occasionnellement, par crises. Puis j’essaie de ranger d’une façon qui semble prometteuse, très vite. Et puis j’essaie de donner un maximum d’intensité émotionnelle. Là-dessus, je travaille beaucoup, en essayant d’optimiser jusqu’aux plus petits détails. Cela prend du temps. C’est pourquoi la liberté est importante dans la phase de prise de vues. Quelque chose doit rester vivant jusqu’à la fin.

FR : Quelle est la relation entre la partie strictement documentaire, la prise de vues et le travail de manipulation et d’écriture de vos films ?

KW : Je ne sais pas exactement, mais il y a deux choses. D’abord j’aime enregistrer des images de choses qui vont disparaitre bientôt, « Démolition d’un mur » de Lumière en est un exemple. Dans ce cas, les images font juste partie d’une composition, et alors la valeur de leur réalité ne m’intéresse plus. Ce sont
juste des images d’une intensité émotionnelle avec lesquelles je travaille. J’ai actuellement l’étrange sentiment que je dépouille mes images de la réalité, des peaux fines, comme Lucrèce l’a décrit, et ainsi la réalité s’appauvrit et se dénude par ma façon de filmer. C’est pourquoi j’aime filmer des choses qui vont disparaître de toute façon. Comme ça, je ne leur fais pas trop de mal.

FR : Comment développez-vous la construction du film ? Comment fonctionne le lien entre l’approche idéale de départ et le matériel vivant auquel vous êtes confronté ?

KW : Mes films sont faits selon différentes méthodes. J’essaie de les faire vraiment différents les uns des autres. Certains sont très rigoureusement structurés. « Sulla » a un récit en voix-off de deux heures, qui a été fixé avant la prise de vues. De là, j’ai « simplement » illustré le texte avec des images qui me semblaient appropriées. La prise de vues a été relativement simple. 6 semaines avec quelques acteurs. Mais le montage, la précision que je voulais y mettre, ont duré 6 ans. D’autres films sont moins structurés. J’aime aussi les modules. Des morceaux de 15 ou 20 minutes qui sont des petits films en eux-mêmes. Puis je les mets ensemble, je les arrange un peu et tout se cale bien.

FR : Quelle est la relation entre la maîtrise et la non-maîtrise dans la forme du film ?

KW : J’aime la coexistence des deux. J’aime les modules extrêmement structurés, puis les intrusions rudes qui ressemblent à des erreurs, et soudain des images très rudes. Et retour à un fignolage de détail. J’aime le mélange. L’élément brut protège de la tendance à produire du kitsch en étant trop magistral.
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Ce qui m’intéresse beaucoup, ce sont les chutes. Quelque chose que je n’ai pas utilisé dans un film ou dont j’ai utilisé une variante. Particulièrement dans mes premiers films, je construisais de longs échafaudages en présentant d’abord un « film », puis immédiatement après, les chutes, sur un mode plus formel.
Ainsi, les déchets étaient traités avec un soin spécial et ça finissait avec une qualité anarchique que l’original n’aurait pas pu avoir parce qu’il devait coller parfaitement à une structure dramatique établie (« Demonic Screen », « The Birth of a Nation »). Après, j’ai construit à l’avance des structures temporelles que je produisais dans la caméra. Ainsi, je devais utiliser tout ce que je filmais, même si j’avais fait un mauvais choix sur l’instant ou l’endroit en prenant l’image.
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Quelquefois, j’étais conscient de la mauvaise qualité d’une série, et donc, il me fallait réagir dès la séquence suivante en faisant de l’erreur un challenge pour la série d’images suivantes. Ainsi, tout le processus de construction d’un film dans la caméra prenait une qualité humaine vivante, concentrée sur des impressions
d’atmosphères plus que sur la « qualité de l’image ». J’essaie de prendre de « bonnes » images bien sûr, mais je sais que je ne peux pas être bon tout le temps. C’est pourquoi je n’aime généralement pas les photos de mes films. Elles perdent la qualité de leur mouvement, ce que j’aime dans les images. Dans les photos, l’image devient statique et prend une importance qu’elle n’avait pas quand je l’ai prise.

FR : Dans tous vos films, un intérêt pointu pour la musique est évident. Le langage musical semble avoir construit la structure profonde de vos films et souvent, vous créez et jouez la musique pour eux. Quel type de relation y a-t-il entre le cinéma et la musique, et plus généralement avec le son, et quel type d’expériences pensez-vous qu’il pourrait y avoir dans l’avenir ?

KW : Films et musique sont tous deux des modulations rythmiques du temps. L’analogie rythmique est très forte, plus que la mélodie. C’est pourquoi j’aime mélanger musique et film de façon intime, générant des rythmes visuels à partir de rythmes musicaux, et vice-versa, particulièrement dans mes premiers films. « Am Rand der Finsternis » et « Gnade und Dinge » sont les plus complexes du genre. Deux voix : voix 1 musique, voix 2 image, et quelquefois l’inverse.
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Il est très difficile de voir qu’elles se correspondent, les spectateurs ont toujours pensé que la relation était arbitraire, juste que ça sonnait bien. Ainsi, plus tard avec « Aus dem Zeitalter des übermuts », j’ai préféré être un peu plus direct avec des relations musique/images synchros pour que les gens puissent voir qu’il y avait des correspondances fortes. Dans « Studien zum Untergang des Abendlands » il y a des morceaux synchros qui sont sonorisés différemment dans « Am Rand der Finsternis ».
L’avenir ? Il y aura bien plus que ça mais en ce moment, il y a une stagnation technique. La vidéo est un échec pour ce type de travail. Un film comme « Studien zum Untergang des Abendlands » ne pourra pas se refaire avant au moins 30 ans. On ne peut pas produire ce genre de choses avec une caméra vidéo. Il faut donc utiliser des programmes de montage, et alors ça prend trop de temps et les images ne sont pas assez flexibles. Regardez : toutes les nuances de la série « Songs of the Earth », 6 heures de film, ont été faites dans la caméra. C’était possible de contrôler ça en super 8, puis de les mettre en 16 pour finaliser le film. C’est fini maintenant. On doit faire les prises de vue à l’aveugle, sans savoir quelle image sera dans quel espace. Et on doit ensuite travailler à l’ordinateur à l’intérieur. Tandis que tous mes films ont été montés à l’extérieur.

FR : Dans tous vos films il y a des réflexions métalinguistiques, des variations, des répétitions, beaucoup de questions et peu de réponses. Comment pouvez-
vous concilier cette nature intérieure spéculative – qui ne résout pas mais pose les problèmes – avec la beauté et l’extase dont sont faits vos films ?

KW : Je suis toujours mystifié par la « qualité ». Cela reste un grand mystère pour moi. Pourquoi certaines choses sont-elles belles, bonnes, et d’autres ordinaires ou mauvaises ? J’aime travailler sur cette ligne, des fois clairement orienté vers la simple beauté et puis revenir à la « vulgarité ». Je ne veux pas résoudre le « problème de la beauté » mais jouer avec. C’est un peu comme le sexe. Juste explorer la « beauté du sexe » est ridicule.

RF : Même si vous n’êtes pas une personne dans votre travail, vos films peuvent être vus comme des autobiographies codées. Quelle est l’importance de l’identité, de la subjectivité et de l’autobiographie dans vos films ?

KW : Bien observé. J’étais un enfant en fuite. Né en 45 quand l’Allemagne était en ruines, mes parents ont cherché une maison avant de s’installer à Hambourg en 1953. Cette idée de nouveau foyer après toute cette errance est l’un des mystères de ma vie. Dans beaucoup de mes films, je suis allé exactement là où j’ai vécu cette impression de nouveau foyer et j’ai cherché à enregistrer ce qu’il restait de cette sensation. Par exemple, les paysages industriels du port de Hambourg où nous avons vécu quelques mois. Après, quand tout cela a disparu, j’ai cherché des endroits avec des impressions similaires. Ainsi, mes films sont chargés de « Ur-sensations », des sensations de l’origine, que j’avais en tant que garçon de 8 ans découvrant pour la première fois les zones industrielles de Hambourg, quand mes parents me dirent que nous étions supposés rester là, après avoir été fugitifs à la campagne. Ainsi, c’est « l’Ur- autobiographie », l’autobiographie originale, qui a inspiré mes images et mes histoires. Plus tard, j’ai étendu ça aux étranges méandres de ma biographie.

FR : Afrique, Europe, Amérique, vous êtes un des plus grands réalisateurs de voyages, et le voyage est au centre de beaucoup de vos films. La mélancolie du temps qui passe dans vos images nous entraîne vers une méditation profonde sur la fin de la civilisation et de la culture. Considérez-vous vos films comme des poèmes-essais audiovisuels sur la fin d’une ère, d’un cosmos ?

KW : Les voyages postérieurs furent des extrapolations de mes voyages d’enfant. J’ai longtemps voulu voir le monde comme un enfant. Maintenant c’est devenu difficile ; le monde a beaucoup changé et est devenu très uniforme. On trouve la Californie partout. Il n’y a plus d’espoir de trouver un nouveau foyer en trouvant de nouvelles images. Les documentaires sur tout ce qui est étrange ont tué l’inconnu. Les nouveaux éléments inconnus se mélangent trop fortement avec le déjà connu (l’uniformité des centres villes partout dans le monde, des usines, de la soi-disant bonne nourriture italienne, des pizzas, des entrepôts, des voitures, des ponts, du divertissement, etc.). L’âge des grands explorateurs (et j’en étais
un lorsque j’étais enfant, jamais audacieux mais toujours courageux) et avec lui, comme Malraux l’a souligné, l’art des grands explorateurs a disparu.

FR : Quels projets de films avez vous pour l’avenir ?

KW : Il y en a 5 ou 6 en cours ; Un à propos du peintre Monet, un où je collabore avec le poète Durs Grünbein ; puis il y a plusieurs heures de vidéo que j’ai prises dans le monde ces dernières années et dont il pourrait émerger quelque chose. Mais je ne sais pas à quoi ça pourrait ressembler.

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