Kijū Yoshida est un cinéaste rare, secret et diablement méconnu. Il est pourtant de l’envergure d’un Oshima, d’un Imamura ou d’un Teshigahara, tous trois issus de la même génération que lui. Mais cet homme à l’esprit très indépendant, critique et radical a toujours refusé d’être associé à cette fameuse Nouvelle Vague japonaise des années 60. Au sein de la grande firme nipppone Shôchiku, il réalise son premier long métrage (Bon à rien) en 1960, puis s’émancipe rapidement et fonde sa propre société de production, Gendai Eiga-sha (Cinéma d’aujourd’hui). Il enchaîne une douzaine de films jusqu’en 1973, avant de subitement s’écarter du cinéma pendant treize ans. « C’est une période de doute et de repos » dira-t-il. Il se fait alors plus rare, ne réalisant que trois films entre 1986 et 2002. Après quatorze années d’absence, il revient sur les écrans avec Femmes en miroir, présenté en compétition officielle au Festival de Cannes en mai 2002. « L’heure était venue de réaliser mon projet sur Hiroshima » dit-il. Enfant de la seconde guerre mondiale, à travers ce film infiniment délicat et épuré, il se confronte à la représentation du drame d’Hiroshima en oscultant les traces du traumatisme que le bombardement de 1945 a imprimées dans la mémoire de trois générations de femmes. Femmes en miroir est un film en apesenteur, une sorte de polar mental, en même temps qu’une célébration de la femme.
Le 28 Février 2003, nous avons rendez-vous avec Kijū Yoshida à l’Hôtel de l’Abbaye à Paris. L’ambiance du lieu est raffinée et feutrée, à l’image de sa mise en scène. C’est un vieil homme d’une belle élégance, tout de noir vêtu, empreint d’un calme stoïque, qui se présente à nous. À ses côtés, Mariko Okada, celle qui l’accompagne dans sa vie et dans ses films depuis Depuis la Source thermale d’Akitsu (1962) patiente dans le petit salon d’à côté autour d’un thé. Yoshida sort d’une journée non-stop d’interviews à la chaîne, ce qui ne l’empêche pas de répondre patiemment et précisément à chacune de nos questions, tout en conservant un regard impassible et réservé.
Le cœur de votre film, Femmes en miroir semble être cette scène finale où les deux jeunes femmes écoutent le récit de la grand-mère, celui du bombardement d’Hiroshima. Ces trois femmes sont assises en face du Dôme d’Hiroshima et c’est le moment de passation de la mémoire d’une génération à l’autre. Est-ce aussi le rôle de ce film de rappeler le passé du Japon à la génération d’aujourd’hui parce vous avez dit que « les enfants veulent oublier la Bombe » ?
Pour la jeune génération qui est représentée dans le film par la petite fille, ce n’est pas une génération qui veut oublier Hiroshima, c’est une génération qui ne connaît pas Hiroshima. Elle a appris quelques lignes dans un livre d’histoire. C’est une génération qui ne connaît pas sa relation réelle avec cette histoire d’Hiroshima. En ce qui concerne la génération de la grand-mère, elle a tellement connu cette souffrance et cette atrocité de la bombe atomique qu’elle a voulu oublier cette mémoire de peur d’en devenir fou. Comme cette génération voulait anéantir cette mémoire d’Hiroshima de son cœur, c’était très difficile d’en faire un film.
À travers Hiroshima, mon amour, film auquel il est difficile de ne pas penser en voyant Femmes en miroir, Alain Resnais dit qu’il est vain de croire que l’on peut raconter le passé parce qu’il faut l’avoir vécu. Qu’en pensez-vous ?
Je pense qu’il y a des sujets comme Hiroshima ou Auschwitz qu’on ne peut pas mettre en image au cinéma. S’il y a eu des films sur ces sujets, c’était pour essayer de reproduire ces images, alors que dans mon film, j’ai voulu parler d’Hiroshima sans le montrer et c’est à travers cette absence des images d’Hiroshima qu’on ressentira plus fort la présence d’Hiroshima. En même temps, l’imagination de chaque spectateur va voir ce qu’il y a derrière ces personnages, par cette difficulté d’en parler et de faire face à cette mémoire. C’est par cela que je voulais aborder le sujet.
C’est presque un film sur l’impossibilité de communiquer ce drame. Il y a un passage où l’on voit des photos du bombardement d’Hiroshima, est-ce qu’à un moment donné, il n’y avait pas besoin d’avoir recours à des images pour évoquer le drame parce que la parole ne suffisait pas ?
J’ai plutôt voulu interroger les spectateurs en introduisant cette scène de panel de photos. Est-ce que mon film qui ne montre pas Hiroshima peut faire concurrence à ces images-là ?
Vous faites du cinéma depuis plus de quarante ans, depuis la fin des années 50, pourquoi avoir attendu si longtemps pour aborder ce qui est l’un des évènements fondamentaux de l’histoire du Japon ?
Dans ma carrière, j’ai eu deux fois un long intervalle où je n’ai pas du tout tourné de films. La première fois, c’était pendant treize ans. À cette époque, j’avais déjà un statut de réalisateur confirmé, mais je me demandais si c’était vraiment ma voie de continuer dans ce métier de cinéma. En quelque sorte, je fuyais le cinéma. En ce qui concerne les quatorze années qui ont précédé Femmes en miroir, c’était quatorze ans de combat parce que le thème d’Hiroshima fait fuir les spectateurs japonais et aussi les producteurs japonais. Ce n’était pas facile de monter le projet. Il fallait que je trouve une forme cinématographique qui soit acceptée par le spectateur. C’est pour cela que j’ai décidé de ne pas montrer Hiroshima et de faire un film qui soit plus fort que les images du bombardement.
Pourquoi les producteurs refusent-ils de produire des films sur Hiroshima ?
Quand une mémoire est si douloureuse, les gens ont envie d’oublier. C’est malheureux et en même temps, c’est normal que les gens ne veulent pas voir de films sur ce sujet-là.
Dans le film, ce sont les femmes qui sont chargées de reconstituer le puzzle de la mémoire collective. Est-ce parce que cette tragédie d’Hiroshima est avant tout une tragédie pour les femmes ?
Cela a été une tragédie de la femme. Le XXème siècle qui est marqué par deux guerres mondiales, ces guerres ont été provoquées par les hommes, par la logique masculine, de vouloir distinguer les gens par rapport à leur religion, par rapport à leur couleur de peau. Ce sont toujours les hommes qui ont décidé de provoquer des problèmes dans nos sociétés. Pour une femme, une mère portera toujours un amour infini à son enfant qu’elle que soit sa couleur de peau, sa nationalité, sa religion, son milieu social. Si nous avons survécu à ces deux tragédies du XXème siècle, et que l’on est aujourd’hui sain et sauf, c’est sans doute parce que les femmes ont toujours gardé cette force de renouveler la vie à travers leurs enfants.
Dans le film, il y a tout un jeu de mimétisme entre ces trois femmes, elles semblent n’en faire qu’une seule. Elles se ressemblent physiquement, portent les mêmes vêtements et ont presque les mêmes coiffures. Comment les avez-vous choisi, d’une part ? Et d’autre part, parmi ces trois femmes, figure votre épouse, Mariko Okada, avec qui vous n’aviez pas tourné depuis 1971, pourquoi lui avoir proposé ce rôle ?
Effectivement, même s’il y a trois femmes dans le film, c’est comme s’il n’y en avait qu’une seule qui existait, qui restait depuis Hiroshima. J’ai voulu transmettre que seule cette force sacrée de la femme pouvait dépasser les horreurs de l’Holocauste ou d’Hiroshima. C’est pour cela, que lorsqu’on voit la quatrième génération, la petite fille qui joue derrière la porte coulissante, c’est un avenir qui se projette et cela veut aussi dire que la femme reste la même et a toujours soutenu l’histoire jusque-là.
Cela faisait effectivement trente ans que je n’avais pas travaillé avec ma femme, Mariko Okada. Alors que j’avais travaillé précédemment sur onze films avec elle. Si je l’ai choisi pour ce film, c’est parce que je l’ai vu vieillir avec moi et même si nous n’avons pas eu de collaboration pendant trente ans, c’était comme si nous avions tourné un film la veille. Je n’ai pas senti le temps passer. J’ai choisi Yoshiko Tanaka, qui joue la personne amnésique, parce que j’ai senti dans son jeu d’actrice que c’était une personne qui se jugeait par rapport au regard des autres. Comme elle jouait le rôle d’une amnésique, elle ne devait pas manifester son désir, ses goûts parce qu’elle ne sait même pas quelle couleur elle aime. J’ai choisi Issiki Sae, qui joue la plus jeune femme, parce que c’était rare de trouver une actrice qui avait un regard fuyant qui traduisait une hésitation. Quand je vois le regard des jeunes actrices d’aujourd’hui, ce sont des actrices déterminées. Quand on regarde leurs yeux, on connaît leurs sentiments.
Par rapport à ces trois femmes, au niveau de la direction d’actrices, étant donné qu’elles jouent dans le même rythme, dans le même mouvement, comment cela s’est-il passé ?
Comme je n’aime pas tuer la personnalité de chaque actrice, normalement, je ne donne pas de direction sur le personnage du film. À partir du moment où les acteurs lisent le scénario, ils font leur propre interprétation et c’est à partir du moment où ils vont jouer la scène que la mise en scène sera faite naturellement sur le plateau. J’explique sur le plateau pourquoi j’utilise tel angle de caméra ou telle lumière, mais je ne vais pas donner des instructions sur la direction de chaque personnage parce que je ne veux pas tuer la personnalité de chaque acteur. À partir du moment où j’ai donné le scénario, le personnage est déjà construit à 90%.
Dans le film, j’ai évité de mettre les personnages face à face. Quand ils se parlent, ils sont côte à côte. Dans la vie courante, c’est quelque chose qui ne se fait pas. J’ai donc dû expliquer aux actrices que si elles se parlaient côte à côte c’est parce que chacune faisait face à Hiroshima. Ce n’est pas à un individu qu’elles ont à faire face, c’est à Hiroshima.
De même, les femmes sont souvent filmées dans l’ombre ou dans des intérieurs à l’abri de la lumière. La lumière est comme une sorte d’agression pour elles. Est-ce que c’est pour mieux signifier qu’elles traversent le présent comme des fantômes parce qu’elles sont tendues vers le passé.
C’est le spectateur qui donnera sa propre interprétation de chaque élément du film. En ce qui concerne la lumière, je pense que ces personnages vivent dans l’ombre d’Hiroshima. C’est pour cela qu’ils évitent la lumière à travers une ombrelle ou un miroir. Mais je ne préfère pas trop en parler.
Puisque c’est un film d’ombre et de lumière, avez-vous songé à tourner ce film en noir et blanc ?
Effectivement, cela a pu être une option pour ce film, mais en fait, j’ai voulu tourner un film en couleur qui faisait allusion à un film en noir et blanc.
Oui, c’est exact. Les couleurs sont tellement effacées que l’on a l’impression de voir un film en noir et blanc avec des couleurs !
Ce que j’aime dans une image de film, c’est la lumière et l’ombre et c’est peut-être pour cela que le noir et blanc est mieux placé pour jouer là-dessus. Dans ce film, j’ai voulu garder les couleurs comme un élément d’accentuation, par exemple, pour la trace de rouge à lèvres qui reste sur la tasse. On peut dire la même chose pour le son. J’ai effacé tous les sons quotidiens pour créer une atmosphère filmique justement différente de celle du quotidien.
Pourriez-vous nous parler de Yasujiro Ozu que vous avez bien connu et qui a lui aussi beaucoup traité les rapports entre les générations, notamment dans le fameux Voyage à Tokyo.
Effectivement, il y a une relation assez profonde entre Ozu et moi. Dans les années passées, il y a eu une querelle entre lui et moi. Bientôt en France, ils vont sortir la traduction de mon livre qui s’appelle Anti-cinéma d’Ozu. La relation que j’ai entretenue avec Ozu est assez profonde. Mais mon cinéma est complètement différent du sien. Dans les films américains ou de Kurosawa, on voit tuer des gens, on voit des assassins, mais le spectateur sait très bien que ces meurtres sont commis dans le cadre du cinéma. C’est devenu une banalité, un quotidien que l’on tue dans le cinéma. Si on peut trouver un seul point commun entre le cinéma d’Ozu et le mien, c’est que nous nous situons tous deux à l’anti-quotidien du cinéma.
Nous remercions Emi, traductrice de M. Yoshida
Entretien réalisé pour l’émission de cinéma Désaxés et diffusée sur Radio Libertaire le 30 mars 2003.