Elégie 99 (Post) Freedom de Sharunas Bartas

Texte de Nicolas Klotz, 2016

Une question incontournable. A quoi bon continuer encore à écrire sur les films ? Il y a dix ans, vingt ans, cinquante ans, la question aurait parue absurde. Ecrire sur les films appartenait au cinéma. Comme les salles de cinéma, les spectateurs, la critique. Triangle d’or brisé quelque part dans les années 2000. Enterré dans l’immense lassitude provoquée par la masse épaisse d’opinions instantanées, de commentaires, de publications mimétiques, qui ont éclipsé la critique. Les spectateurs. Les salles de cinéma.

A quoi bon donc, continuer à écrire des choses sur les films – ceux des studios US comme ceux du cinéma radical-conservateur européen – articles qui viennent remplir à toute vitesse les cases des plateformes numériques, sites internet, quotidiens numériques, versions papiers des quotidiens devenus numériques, du psychédélisme Facebook, des alertes smartphones, Tweeter, Instagram. Où chaque clic fini par se mesurer en millions d’euros pour Google. En 2016 : un clic est plus excitant qu’un spectateur, plus numérique, plus instantanément sexuel et connecté qu’un texte dans lequel on ne peut pas zapper, ou qu’un film dont personne ne parle.

Depuis 2012 : voir seulement les films dont tous les supports parlent tous en même temps, avec les mêmes mots-clés, au même moment. En 2016 : voir seulement les teasers des films qui ont attiré le plus de connexions. En 2020 : devenir soi-même une connexion numérique grâce à un forfait mensuel donnant accès à Google et ses produits dérivés, directement dans son cerveau.

Demain : ne plus faire de différences entre comment nous voyons le monde et Google qui en sera devenu la version officielle. Après-demain : la bio-chimie numérique pourra abolir la frontière entre ce que nous nous obstinons encore à appeler – la vie, la mort – car nous ne serons plus capable de savoir si nous, les autres, la nature, les animaux, serons vraiment encore vivants, ni à quoi ça sert.

2016 : la chute du mur de Berlin n’est plus qu’une marque déposée partagée entre le capitalisme mondiale et les vieux intellectuels conservateurs qui ont rangé leurs flamboyants idéaux de jeunesse dans des centaines de millions de cercueils.

1989 : la chute du mur de Berlin a mis fin au vieux monde.

1999 : Sharunas Bartas tourne Freedom au Maroc.

2001 : Elisabeth Perceval et moi marchons deux heures dans les rues de Sao Paulo pour aller voir le film dans la petite salle de cinéma d’un centre culturel des années 50. On aurait pu prendre le metro, mais le bonheur de la marche est immense. La marche fait partie du plaisir d’aller voir le film. Nous sommes assis sur des bancs en bois. Il y a une dizaine de spectateurs dans la salle. Il fait très chaud. Pas de ventilation. Nous sommes à Sao Paulo pour présenter notre film Paria. Nous avions vu quelques années plus tôt Corridor (1994) et encore avant Trois jours (1991) au cinéma des 3 Luxembourg. Aller voir Freedom c’était donc retrouver un cinéaste dont nous connaissions déjà quelques films, découvrir comment son cinéma était en train d’évoluer – en termes de température, de densité, de durées, de rythmes, de couleurs, de personnages, de plans, de budget, de production. Tout cela faisant partie de l’expérience que nous allions faire du film. Tout cela, qui en fait la narration.

En décidant d’écrire sur Freedom je me dis que je ne peux réellement écrire que sur l’expérience subjective que j’en fais en tant que spectateur. Qu’il n’y aura donc pour moi jamais de films objectifs. Et jamais de « vieux films » puisque l’expérience est toujours dans l’instant. D’où l’immense intérêt des rétrospectives qui permettent de renouveler l’expérience, en l’inscrivant dans une actualité cinématographique contemporaine. Mais où commence le contemporain ? L’oeuvre de Sharunas Bartas interroge cette question pourtant sans jamais tenter d’y répondre.

Si le vieux monde n’existe plus, il y a encore des vieilles visions, des vieux préjugés, des vieilles idées, qui ralentissent l’expérience que nous pourrions faire des films. Par exemple 2005 : il y a quelques années, un critique m’expliquait très sérieusement, les yeux dans les yeux, que certains cinéastes tournaient en rond dans leur cinéma. Il citait Sharunas Bartas, Tsaï Ming-liang, Leos Carax, Pedro Costa. Quatre cinéastes approchant la cinquantaine qui selon lui, à force de faire toujours la même chose, s’étaient totalement isolés des spectateurs à cause de leur rapport entêté à la durée. Aujourd’hui, virage à 180°. Dans les articles, tous plus emphatiques les uns que les autres sur Horse Money de Pedro Costa, on se demande bien ce que leurs auteurs ont pu faire de l’expérience teigneuse et si rugueuse qui fait la beauté intrinsèquement subversive du cinéma de Costa. En usant de manière uniforme des mêmes mots au même moment, on greffe aux films rares une subjectivité rendue aussi accessible que possible. Une subjectivité désenvoutée. Comme si on avait réussi à vaincre l’obscurité au coeur de certaines oeuvres.

Ce qui est émouvant dans le cinéma de Sharunas Bartas, c’est qu’il semble encore enfermé dans les dernières minutes du siècle dernier. Dans les échos d’une Europe post – Mur de Berlin, du temps où l’on pouvait encore entendre le silence qui a suivi sa chute ; ce silence, infini, que pouvait annoncer la fin du monde. Un monde à peine habité par les dernières visions d’Andreï Tarkovski et où le cinéma post-soviétique rivalisait avec le cinéma hollywoodien. Un monde où la fin du monde était encore possible. Sharunas Bartas, premier jeune cinéaste post-soviétique. Sharunas, récupérant les projecteurs, les caméras, la machinerie, les consoles de mixages, les tables de montages, la pellicule, appartenant aux studios soviétiques en ruines. Construisant son propre studio, produisant ses films et ceux de ses amis. Et avec – encore et toujours – planant autour et dans chaque plan, un travail sans compromis sur chaque plan et chaque son – n’écartant jamais le danger inhérent du cinéma. Celui qui blesse, qui relève du désespoir, de l’incapacité à communiquer autre chose que la fin du monde et un silence brutal.

Ce qui m’émeut dans le cinéma de Sharunas Bartas, c’est qu’il reste enfoui en moi comme une sorte de beauté inatteignable. Une beauté dure. Intraitable. Freedom est peut-être son film le plus heureux. Le plus solaire. En 1999, les animaux et la lumière étaient la liberté même. Et les hommes, étranges trafiquants de drogue ou d’autres choses, pouvaient encore essayer de passer la frontière à deux, avec une jeune femme, sans parler la même langue, sans même se parler du tout. Leur visages, leur corps, les distances qui les séparent ou qui les rapprochent, leurs silences, en disaient déjà beaucoup. Cette frontière, toujours plus difficile à passer, toujours plus dangereuse, qui sépare l’Afrique de l’Europe ; se dresse aujourd’hui comme la frontière entre deux mondes. Et si le film de Sharunas était déjà visionnaire en 1999, ce n’est pas à cause de la vision du petit Aylan avec tous ses frères, ses soeurs, ses parents, ses amis, ses cousins et leurs avenirs, échoués sur une plage ou noyés dans ces mers qui séparent plus que jamais l’Europe du reste du monde ; mais parce qu’elle n’est plus juste une frontière géographique, ni même un mur qui tenterait de protéger un continent paralysé par la guerre économique contre un continent incendié par des guerres civiles à n’en plus finir. Elle est la frontière entre le monde d’hier et celui d’aujourd’hui. Une frontière « sécurisée » par les forces d’une police contemporaine qui délimitent le monde en deux catégories : ceux qui sont admis à entrer dans le nouveau siècle et ceux qui ne le sont pas.

En ces temps-là, les animaux et la lumière étaient la liberté même. Les hommes aussi. Même les hommes plombés. Ils pouvaient imiter les oiseaux en tentant leur chance d’un continent à l’autre, d’un sentiment à l’autre, immigrer avec la lumière du jour et les tempêtes de sables, se perdre dans le désert. Et la caméra 35mm pouvait filmer en plan fixe pendant 8 ou 9 minutes, la marche d’une groupe de crabes s’éparpillant dans le sable. Ou bien le bateau des gardes frontières tirer sur un petit chalutier entourée de mouettes qui tente de quitter l’Afrique dans une mer démontée. Où un regard inquiet au lever du jour. Ou le vent. Ou une tente de bédouins. Ou une bagarre très sèche, brève comme une étincelle de violence pure. Ou les changements de couleur des flamants roses dans un paysage ensablé à cause des mouvements de la lumière. Toutes ces choses qui vivaient ensemble et qui étaient animales, humaines, végétales, et minérales. En ces temps-là, Sharunas, qui venait de vivre la fin du monde, racontait qu’un monde pouvait s’effondrer sans proposer autre chose qu’un nouvel effondrement. Effondrements à répétition pour tous ceux qui ne pourraient ni entrer dans le siècle nouveau, ni rester dans l’ancien – puisqu’il n’existe plus.

Le cinéma aussi est aux prises avec cette frontière : celle du choix de l’humanité que nous désirons filmer. Et qui est sans doute la plus belle question que le cinéma pose aujourd’hui à ce siècle redoutable. En cela, le cinéma de Sharunas est un cinéma précurseur, comme celui de Wang-Bing ou de Bela Tarr. Filmer ceux dont l’existence même est menacée de l’intérieur par le nouveau siècle. Il y a une différence entre l’effondrement radicale-zombie du monde communiste et les promesses plus radieuses d’une Europe encore bien vivante. Chez Pedro Costa, il n’y a pas d’effondrement, ses personnages sont héroïques, toujours glorieux : ils ont décidé de survivre au nouveau siècle et sont plus forts que tout ce qui s’est mis en oeuvre pour les détruire. Le cinéma de Sharunas s’est éloigné des villes pour chercher à filmer ce qui existait avant les hommes. Documentariste passionné par la présence de ce qui a disparu. Les titres de ses trois derniers films sont peut-être la plus belle définition du mouvement de son cinéma : Seven Invisible Men. Un Indigène d’Eurasie. Peace to us in our dreams.

 

Texte initialement publié dans l’ouvrage collectif consacré au cinéaste Sharunas Bartas que Robert Bonamy a dirigé aux Editions de l’Incidence (nous remercions l’éditrice, Sabrina Luce-Bonamy).

A lire : un entretien avec Nicolas Klotz datant de mai-juin 2017 publié dans Hors champ : LES ORIGINES DU CINÉMA SONT DEVANT NOUS.

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