Rencontrer Chantal Akerman, c’est faire l’expérience d’un être sans modèle : un être d’une force hors du commun, capable d’arracher la création d’un film au vortex des pires difficultés de production, comme cela venait de se passer pour La Folie Almayer ; un être d’une vulnérabilité immense, à la mesure du don de soi qui caractérise sa relation à autrui, pour peu que cet autre ne représente aucun pouvoir, ni politique, ni économique, ni symbolique. Cette créature s’avère capable des gestes les plus inouïs, grands et petits, comme les oiseaux de Pasolini. Quel autre cinéaste, par exemple, a offert toutes ses économies à son producteur ruiné, comme Chantal le fit pour Paolo Branco en 2008 ? Spontanément, sans du tout qu’il s’agisse d’une obédience, mais plutôt d’une évidence existentielle qui s’est lovée dans une expression philosophique, Chantal Akerman vit et agit au quotidien l’enseignement d’Emmanuel Lévinas, penser à partir d’autrui. On lira en quoi cela structure une éthique et une conception de l’image, articulant d’une part l’iconophobie, c’est-à-dire le refus de l’image idolâtre (« dans le traité Sanhédrin, il est écrit : on ne doit pas dire à quelqu’un, attends-moi auprès de cette idole », Maïmonide, Règles relatives à l’idolâtrie) et de l’autre la figurabilité, un rapport analytique au monde fondé sur une connaissance approfondie des jeux de projections complexes constitutifs des échanges humains, et dont le cinéma peut légitimement faire son matériau.
Au cœur de l’été, bien que très occupée par la sortie de son nouveau film, Chantal Akerman offrit tout le temps nécessaire à l’élaboration de cet entretien, qu’elle relut et corrigea en l’essaimant partout de « je ne sais pas », parce qu’avec obstination et rigueur, elle refuse toute position de magistralité. À la manière d’une petite encyclopédie privée, nous avons organisé ce riche matériau de façon à la fois alphabétique et chronologique, en l’entrelaçant aux commentaires sur les films choisis par Chantal pour la Carte blanche offerte par la Viennale. Le titre de cet entretien constitue bien sûr un hommage à la comédie musicale The Pajama Game (le Golden Eighties de l’époque), dont Jean-Luc Godard écrivit si bien qu’elle accédait à cette joie « extrême » de la liberté, « le plaisir et le besoin de danser ».
(NB)
AKERMAN
Nicole Brenez : A comme Akerman, c’est pratique. Posons le cadre concret de cet entretien. En ce mois de juillet 2011, tu viens de terminer La Folie Almayer et nous parlons dans un contexte de violentes crises économiques et de révolutions.
Comment l’appréhendes-tu ?
Chantal Akerman : Je suis née en 1950, dans une famille très pauvre, mais dans le contexte d’après-guerre, cela allait de mieux en mieux, au moins dans le monde occidental. Aujourd’hui, il est difficile d’imaginer ce qui va se passer lorsque l’on va supprimer tout ce qui permet aux gens de survivre décemment. Ou pas si difficile malheureusement.
N. B. : Penses-tu que la prochaine révolution viendra des extrême-droites, que le printemps arabe peut se faire confisquer les révolutions par les intégrismes ?
C. A. : Peut-être. Peut-être, oui, il y a des jours où je me dis ça. Je crois toujours au pire. Malheureusement, l’histoire m’a souvent donné raison. En 1941, les Américains savaient déjà que la guerre était gagnée, ils commençaient à organiser la fuite des cerveaux nazis avec le Vatican. En 1972, ils ont nommé un criminel, un ancien officier SA, à la tête de l’ONU [Kurt Waldheim, Secrétaire général de 1972 à 1981]. Le pouvoir n’a pas d’âme. Il ne faut s’étonner de rien. Aujourd’hui, les lobbies néolibéraux exigent que l’on coupe les budgets dans l’éducation, la santé, les programmes d’aide aux plus démunis, tout ce qui fait que le monde reste possible. Il y a deux ans, lors de la première crise, j’étais à Miami, j’ai vu dans le quartier haïtien toutes les maisons fermées, barricadées., ces maisons colorées, bariolées. Je voulais peindre des draps de couleur et écrire une bande-son à partir de ce qui était arrivé aux habitants de ces maisons et en faire une installation.
N. B. : Pourquoi ne l’as-tu pas fait ?
C. A. : Quand ce n’est pas tout de suite, je perds l’élan. Et puis, il fallait préparer Almayer, mais je regrette de ne pas l’avoir fait.
AMOUR FOU / WILDE LIEBE / MAD LOVE
N. B. : « Déchéance d’un Européen en Malaisie. C’est ce que voulait écrire Conrad quand il a commencé son premier livre, La Folie Almayer. » Ainsi commençait la note d’intention du film avant le tournage.
C. A. : Oui, la première note, il y en a eu tant et plus.
N.B : Au final, pour ma part, j’ai découvert un film centré sur des affects fondamentaux, un film sur l’amour fou, le portrait d’un homme fou amoureux de sa fille. S’agit-il d’un portrait rêvé de ton père ?
C. A. : Non, non, certainement pas. Je ne crois pas qu’il faille chercher dans l’autobiographie, ça enferme.
C’est le problème de l’amour en général, concerne-t-il l’autre ou soi-même ? Almayer se nourrit lui-même de l’amour qu’il croit porter à sa fille, plongé dans le désastre de sa vie, il ne lui reste que cela. (Il est le côté névrosé et déprimé que n’aura pas sa fille.)
Sa fille et lui représentent deux versants et les deux personnages sont en moi : cette fille qui a osé, comme moi lorsqu’adolescente j’ai quitté la maison ; et le père dépressif, comme moi qui suis dans la perte de moi-même. On retombe encore dans l’autobiographie. Il ne faudrait pas. C’est comme ça que je m’explique le film, pour le moment, et le désir que j’ai eu à le faire, mais tout est toujours plus compliqué. Ou parfois plus simple.
Quand j’ai lu le livre de Joseph Conrad, j’ai été saisie par une scène : le père va parler à sa fille pour qu’elle reste avec lui, qu’elle lui revienne. Elle m’a bouleversée au point d’en pleurer. Je ne sais ni pourquoi ni comment, mais j’ai fait confiance à cette émotion. Ce n’est pas le colonial qui m’intéressait. Le soir même, j’ai vu Tabou de Murnau. Et il y a eu de l’électricité entre cette scène et Tabou.
C’est de ce choc électrique qu’est né le désir de ce film.
N. B. : Que veut exactement Almayer pour sa fille ?
C.A. : Pour sa fille, je ne sais pas, il a besoin d’une raison de vivre. D’exister. Que pouvait-il donner à sa fille ? Rien.
Quand elle part avec un type qu’elle n’aime pas, c’est parce que tout vaut mieux que de rester avec son père. C’est sa mère qui la pousse, la mère est plus pragmatique. Peut-être qu’il vaut mieux apprendre à connaître pour pouvoir ensuite aimer, comme autrefois dans les mariages arrangés. Petit à petit, on peut commencer à se respecter. Enfin, parfois. Au fond, je ne sais pas.
BRESSON (ROBERT), MOUCHETTE, 1967
C. A. : La fin du film, lorsque Mouchette roule vers la rivière, est immense. Avec si peu, Bresson fait ressentir tellement sur le monde. Avec Mouchette roulent tous les sacrifiés, tous ceux que l’on a, non pas seulement violés, mais détruits. Tout ceux que l’on a roulés dans la boue.
N. B. : Mouchette préfère rester solidaire avec son violeur braconnier et mourir plutôt que de rester avec les vieilles notables du village.
C. A. : Oui. Je ne sais pas, peut-être. Je ne me souviens que de la fin. Quand je tournais D’Est en Ukraine, nous sommes tombés en panne d’essence. Des paysans ont siphonné l’essence de leur voiture pour nous la donner, puis ils n’ont pas voulu qu’on reparte, ils nous ont préparé un festin. Aussi pauvres qu’ils étaient, ils ont réuni de quoi nous offrir un repas de roi. Ils ne connaissaient pas Prokofiev ni Chostakovitch, mais ils savaient que quand quelqu’un a faim, il faut lui donner à manger. Staline, lui, « oublie » de planifier les semences et il provoque en Ukraine une famine qui fait 7 millions de morts. Pourtant il venait de là, de l’Ukraine. Rien n’est simple. Pourtant ces mêmes paysans auraient pu massacrer des Juifs pendant la guerre. Les mêmes ou d’autres.
N. B. : Ce qui est effroyable dans Mouchette, c’est la volonté farouche de mourir, l’affirmation de la mort. Mouchette s’y reprend à trois fois avant de parvenir à se noyer.
C. A. : Oui, c’est souvent comme ça quand on veut mourir, on s’y reprend, jusqu’à ce qu’on y arrive. C’est aussi un film sur la France, qui pourrait être si belle et qui cache une certaine horreur. Après, on va enterrer Mouchette, et la terre est liée au meurtre. C’est pourquoi je me méfie de la terre. Blanchot a écrit un beau texte sur les Juifs et le nomadisme dans L’Entretien Infini. « Il est du côté du nomadisme et du livre ». Pas de terre, pas de meurtre, Blanchot explique que la terre c’est le sang et que le monde n’est qu’un énorme cimetière, encore sanglant, alors que le livre peut être une terre sans sang. À vivre sans terre à soi, on risque de devenir un énorme charnier. C’est beau le nomadisme et c’est héroïque, mais faut-il être héroïque tout le temps ?
CONFIANCE / VERTRAUEN / TRUST
C. A : J’ai toujours trouvé que ma mère était la plus belle et qu’elle avait un amour fou pour moi, et moi pour elle.
Puis j’ai compris qu’elle ne pouvait aimer qu’elle-même, mais quand même pas tout à fait. Elle a dû apprendre ça pour pouvoir survivre dans les camps. S’aimer pour survivre.
C’est une force.
Très tard seulement, j’ai compris que mon père m’aimait. Lorsqu’il a été proche de la mort, j’ai bien senti qu’il me voulait à ses côtés. La seule chose qui lui faisait du bien, c’était que je lui chante des chansons en yiddish, il croyait que j’étais sa mère, que j’avais 75 ans. Seules mes chansons l’apaisaient. Enfin, je crois, ou j’ai envie de le croire. Il avait eu embolies cérébrales sur embolies cérébrales. On lui avait opéré le cœur et il ne mourait pas. Non, son cœur le tenait en vie tandis que le reste foutait le camp dans la souffrance.
J’ai téléphoné au docteur pour qu’on les abrège. Ça suffisait comme ça. On ne vit pas seulement avec un cœur.
Le médecin a augmenté la dose de morphine. Trois jours après mon père n’était plus. C’est mon premier acte d’adulte. Ma mère me dit sans cesse, « tu seras toujours mon bébé ». J’ai pris la décision toute seule, sans rien dire à personne, très calmement.
N. B. : Quel âge avais-tu ?
C. A : 45 ans. C’est l’une des bonnes choses que j’ai accomplies dans ma vie. Tu fais quelque chose pour l’autre qui est difficile pour toi. Pendant ma première grande crise maniaque, mon père est venu à l’hôpital avec ma mère, puis je me suis enfuie de l’hôpital, je suis allée à Bruxelles, ma mère s’est sauvée et je suis restée seule avec mon père. On parlait des heures, sans se rendre compte que la lumière baissait. Mon père était là pour moi, pas ma mère. C’était trop pour elle après ce qu’elle avait vécu. J’ai demandé à mon père, « Quand je suis partie à 18 ans, sans un sou, tu n’as pas eu peur pour moi ? Tu n’as pas eu peur que je devienne une pute, une droguée etc. ? » Il m’a répondu, « Non, j’avais confiance ». Mon père est né en 1919 dans une famille orthodoxe, c’était un Père, pas comme maintenant.
N. B. : Un patriarche.
C. A : Oui, et non. Un père à l’ancienne. C’était fort qu’il ait eu confiance. Il m’a laissée partir sans un rond, c’était sans doute réfléchi. Je ne sais pas au fond.
DÉSIR / WUNSCH / DESIRE
C. A. : Je vivais dans une chambre de bonne sans chauffage. L’hiver après 68 a été glacé. J’habitais au 86 ou 88 rue Bonaparte, il n’y avait pas d’eau. En face de chez moi vivait un couple de vieux, un peintre et sa femme, dans deux chambres de bonne où ils ont vécu ainsi toute leur vie. J’avais juste une petite lampe avec moi, que je mettais sur mon ventre pour avoir chaud. J’allais à la Cité Universitaire, je me promenais avec mon matelas en mousse de 3 centimètres d’épaisseur. Là-bas, j’ai rencontré plein de gens, des étrangers, je vivais là où on m’accueillait. Parfois je mettais mon petit barda dans un couloir d’appartement. Chez moi, il y avait de la glace épaisse sur les vitres. Jamais je n’ai vécu dans l’opulence, mais à Bruxelles au moins il faisait chaud chez nous. Mon père devait pressentir tout cela, mais il m’a laissée partir, il savait sans doute que je me débrouillerai. Paris, c’était la ville rêvée, c’était la ville des écrivains, je voulais écrire à Paris dans une chambre de bonne. Pas à Bruxelles. Ma cousine était là, elle me payait un peu pour garder sa fille de quelques mois. Je ne prenais pas le métro, je marchais. Pourtant je ne connais toujours pas Paris, tout s’est effacé.
N. B. : Tu traites cette situation de dénuement et de liberté dans beaucoup de tes films, Almayer en présente encore une occurrence, lorsque Nina s’enfuit du pensionnat et erre dans les rues, complètement démunie.
C. A : Oui, sans doute. On travaille avec son matériel. On n’a que ça.
Après j’ai aussi vécu rue Croulebarbe, dans le même immeuble que François et Noëlle Châtelet. Avec un jeune homme, Alex, qui apprenait le chinois et étudiait Lao Tseu, je suis allée à Vincennes écouter Deleuze et Lacan. Lacan était très sarcastique, surtout avec les filles, il reprenait leurs questions en les imitant pour les ridiculiser, il était déjà dans ses nœuds borroméens et on n’y comprenait rien.
Deleuze, je n’y suis allée qu’une fois, je m’en souviens mal mais je me souviens de l’ambiance vitale, fervente, drôle. J’ai connu Alex quand j’avais 13 ans, au DROR, le Mouvement Juif socialiste sioniste. Alex avait une petite bourse pour vivre, il est venu habiter chez moi. Il avait une petite plaque chauffante, j’achetais ce qu’il y avait de moins cher, des carottes et du riz, c’était lassant. Il y avait des douches et un chauffage par le sol qu’on n’aimait pas. Alex voulait m’emmener en stop au Japon, mais je l’ai laissé. Il était beau, malgré son acné. Il s’est suicidé, j’ai appris cette nouvelle pendant que je faisais la queue pour voir un film. Lui aussi voulait devenir « Rimbaud ». Il parlait très peu de lui.
N. B. : Dans ta chambre de bonne, qu’as-tu écrit ?
C. A : J’ai écrit Je tu il elle, mais comme une nouvelle, pas comme un film. C’est seulement des années plus tard [en 1974] que j’en ai fait un film. Je retournais à Bruxelles en stop voir cette fille, Claire, celle qui est dans le film, et j’ai vécu toutes sortes d’aventures avec les camionneurs qui me prenaient en stop, c’était dangereux. Mais à l’époque, on vivait comme ça. J’ai aussi aidé mon cousin Jonathan à écrire une pièce sur Van Gogh, et j’ai lu les lettres de Vincent à son frère Théo. Et puis j’ai craqué, je me suis coupée les cheveux à ras, je suis rentrée, mon père a éprouvé un choc, c’était un acte d’automutilation sans doute.
DIRECTION D’ACTEUR / SCHAUSPIELERN ANLEITEN / DIRECTING ACTORS
N. B. : Racontes-tu les épisodes de ta vie aux acteurs, pour qu’ils saisissent les enjeux de ce qu’ils jouent ?
C. A : Non. Je ne leur dis rien de tout ça. Et quand je fais un film, je ne pense à rien de tout ça. Et ce n’est même peut-être pas lié à tout ça. Là, je parle, je me laisse aller. Je parle parce que je sens que tu as envie d’entendre ça.
Mais un film, c’est autre chose.
Je ne dis pas grand chose aux acteurs. J’essaye juste de faire le juste choix. C’est tout.
Pour Almayer, on ne répétait pas, je ne donnais pas de consigne, je leur donnais un espace et ils y allaient. Dès qu’ils bougeaient, on les suivait, comme dans un documentaire. Chacun était libre de ses actes ou presque.
Rémon Fromont est un grand opérateur de documentaire, avec lui j’ai tourné Sud, D’Est, De l’autre côté, et une fiction, Portrait d’une jeune fille de la fin des années 60. À la fin du tournage, il a pleuré dans mes bras, il m’a dit qu’il n’avait jamais été aussi heureux. Tout le monde a été très heureux, chacun se sentait à la fois libre dans son propre espace et en harmonie avec tous. Stanislas spécialement, il connaissait les directions des trajets, mais je ne lui disais presque rien. Parfois quelques indications dans le sens d’une plus grande discrétion. En jouant, Stanislas Mehrar parlait de lui, je crois, de son propre rapport à la vie, ou à la non vie, je le sentais et je l’acceptais. À notre première rencontre, pour La Captive, il ne disait pas un mot à l’équipe pendant le tournage, sauf à moi et à Sylvie [Testud]. Tout le monde pensait qu’il était hautain, mais pas du tout, il était un peu « autistique ». Il entrait sur le plateau et ne voyait que son travail. Nous sommes dans une relation très forte, que rien ne défera jamais, on a une totale confiance l’un dans l’autre. Un tel acquis de respect mutuel nous rend tranquilles, il n’y aura jamais de trahison. Comme si souvent dans le « cinéma ».
N. B. : Même pour le dernier plan, si complexe et virtuose, vous n’aviez rien préparé ?
C. A : Surtout pas. Il ne fallait pas. On a fait glisser la chaise de Stanislas vers le soleil, très lentement. Il parlait, se taisait, écoutait le son de la rivière, il me regardait, je lui indiquais « reprends », la scène a duré 10 minutes et j’en ai choisi un bout.
ENERGIE / ENERGY
N. B. : Tu fais preuve d’une énergie sans pareille. Almayer, tu l’as arraché au néant d’inouïes difficultés de production, comme presque toute ton œuvre.
C. A : Je n’ai de l’énergie que par secousses. Je passe la moitié de mon temps au lit. Heureusement maintenant il y a une fenêtre en face de moi, je regarde au-dehors. Avant, il y avait un mur. J’ai eu ma première crise maniaque à 34 ans. Ma vie a changé, quelque chose s’est cassé.
Quelque chose de cette énergie qui m’habitait quand j’étais plus jeune.
N. B. : Quelle a été la nature du changement ?
C. A. : Avant, j’étais dans l’énergie de la vie, avec bien sûr des moments dépressifs, mais je lisais sans arrêt, je prenais des notes, j’étais curieuse de tout, maintenant plus… La crise m’a terrassée. Je marchais pieds nus dans la rue, je ramenais des pauvres, je voulais sauver le monde. Imagine, j’ai téléphoné à Amnesty International pour que l’on creuse un trou de l’autre côté de la terre, jusqu’en Sibérie et que l’on fasse sortir tous les gens enfermés dans les camps ! Je voulais aussi que l’on fasse venir 10 000 Juifs socialistes en Israël pour changer de gouvernement et que l’on fasse la paix… Mais je ne vivais pas là-bas, c’est aux Israéliens de savoir ce qu’il faut faire. Pas à nous qui vivons ici en toute sécurité pour l’instant.
Je veux que les journées se terminent vite, je me couche à 17h, à 20h, avec des médicaments pour dormir. Sans me plaindre. C’est comme ça. Je m’arrange avec ma maladie. C’est une maladie comme une autre.
N. B. : Alors, qu’est-ce qui te nourrit ? Qu’est-ce que tu es ?
C. A. : Qu’est-ce que je suis ? La première réponse est « je suis une fille juive ». Mais si tu me demandes, « qu’est-ce qu’être juive ? », je ne peux pas te répondre. Il m’a fallu quitter la communauté pour exister et parfois elle me manque. Quand je vois des juifs orthodoxes se promener dans mon quartier en sortant de la synagogue avec leur chapeau noir, je leur dis « Chabbat Chalom » et cela me fait du bien. C’est idiot, je sais, mais c’est comme ça. Eux me regardent bizarrement mais répondent d’une voix basse « Chabbat Chalom ». À ce moment-là, je sens que j’ai une appartenance, ou bien le contraire, que j’en cherche une, juste quelques instants. Quelle drôle d’histoire et en plus j’aime Israël, même si c’est aussi un autre exil. Un exil de plus. Je me sens bien là-bas, souvent, même si je ne suis pas d’accord avec le gouvernement. Même si je sais aussi que pour qu’Israël existe, il a fallu faire comme les autres peuples. Faire couler du sang, et prendre des terres.
Quand on se trouve avec des Juifs, même si on les déteste, quelque chose est déjà là, déjà dit. (Sauf avec les Juifs honteux). Il n’y aura pas d’antisémitisme.
Pourtant, c’est un Juif qui a dénoncé ma mère. C’était un portier de boîte de nuit, il avait caché ma famille pour leur demander de l’argent, et quand l’argent a manqué, il les a dénoncés. Il a été abattu par la Résistance, c’était un Untermensch. Rien n’est simple et quand je dis quelque chose, j’ai aussi envie de dire le contraire.
N. B. : Tu n’hésites pas à reprendre un terme nazi ?
C. A. : Non. Pas pour cet homme. Je devrais peut-être leur laisser leur vocabulaire, mais il a laissé des traces.
Mon père n’a jamais porté l’étoile jaune, ses sœurs ont été cachées dans un couvent, les religieuses ont essayé de les convertir. Les Juifs, eux, n’ont pas le droit de faire du prosélytisme, au contraire des Catholiques et des Musulmans. Mes grands parents étaient tellement naïfs, ils ne pouvaient pas imaginer ce qui allait leur arriver, ils pensaient être pris pour aller travailler.
Les toiles de ma grand-mère ont été volées.
FILLE / TOCHTER / DAUGHTER
N. B. : Tu parles toujours de toi en termes de « fille », l’un de tes autoportraits s’intitule Portrait d’une jeune fille de la fin des années 60 à Bruxelles et le personnage féminin principal de La Folie Almayer se prénomme Nina, petite fille.
« Fille » c’est la jeunesse mais surtout la filiation. « Fille » chez toi signifie-t-il ne pouvoir être « femme » ?
C. A : Peut-être. Sans doute. Je ne sais pas. Je n’ai jamais grandi. J’ai toujours été un vieil enfant. Almayer est un père qui a un rêve pour sa fille et pour lui-même à travers elle. Moi je n’ai pas obéi au rêve de mon père, créer une famille. Je restais une fille, la fille de ma mère. Enfin, je ne sais pas.
Ma sœur, oui : elle a fondé une famille au Mexique. Elle a deux enfants beaux et intelligents. Ma nièce va se marier bientôt et la chaîne va continuer. Parfois je regrette de ne pas en avoir. Je serais passée de fille à femme peut-être, mais était-ce possible pour moi, je ne sais pas. Sans doute que non.
N. B. : Et toi, tu t’es donc chargée de rester la fille.
C. A. : Je ne dirais pas ça, pas “chargée”. Mais c’est ce qui est arrivé.
J’étais la première. Ma mère me reprochait toujours de ne pas manger, elle était obsédée par la bouffe. On m’a envoyé 3 mois dans une pension en Suisse, à manger du porridge, toujours le même porridge, on me cognait le menton contre le lavabo si je ne mangeais pas. Quand ma sœur est née, ça s’est arrangé. Adolescente, je mangeais énormément, ce qui inquiétait mon père car pour se marier il fallait rester mince. C’était un père juif, il avait 9 ans de plus que ma mère, trois sœurs dont il s’occupait aussi, et mon grand-père vivait chez nous. Pour signifier ce que l’on devait faire ou ne pas faire, il tapait du plat de la main sur la table.
N. B. : Un geste que tu fais souvent aussi.
C. A. : Oui, sans doute.
Au cours des années 50, les parents revendiquaient d’avoir une autorité, ils ne voulaient pas être les amis de leurs enfants.
N. B. : Ils étaient dépositaires et garants d’une loi. Quelles valeurs tes parents voulaient-ils t’inculquer ?
C. A. : Oui, les Pères, en tout cas. Il fallait être quelqu’un de bien. Se conduire bien, il y avait ce qu’on faisait et ce qu’on ne faisait pas, au fond, c’était simple, même quand on n’était pas d’accord.
Mais pour autant, ils ne m’encourageaient pas du tout à travailler. Mon père ne prêtait aucune attention à l’école, pendant des mois je n’y allais pas. Ma mère signait mon bulletin en dormant, du fond de son lit. On ne m’a jamais poussée à étudier, pourtant à l’école j’étais très bonne. Mais ensuite, le lycée a été une catastrophe. Parce que j’étais une bonne élève, on m’a envoyée dans un lycée très bourgeois, sévère, celui de l’élite intellectuelle belge franc-maçonne. On y trouvait des filles de médecins, de professeurs, de bâtisseurs d’empire. J’étais une outcast.
Mon père est devenu ouvrier à l’âge de 12 ans. Du côté de mon père, je viens d’une famille qui a dégringolé l’échelle sociale. Ma famille, en Pologne, était riche, ma grand-mère, habituée à un grand train de vie. Les trois filles avaient appris le piano. Puis, ils ont fui la Pologne avec rien et mon père est devenu ouvrier gantier, pour nourrir sa famille.
Il aurait voulu un garçon à ma place, pour que le nom se prolonge. Un jour je lui ai demandé : « Tu as vu ce que j’en ai fait, de ton nom ? » Il a lu quelques articles sur moi, mais ce n’était jamais assez bien, de toutes façons je ne perpétuais pas son nom, donc l’échec était anticipé.
N. B. : Quel était le nom de ta mère ?
C. A. : Leibel.
N. B. : Presque une anagramme de « Liebe », « amour » en allemand. [En yiddish, « Leibel » signifie « petit lion »].
C. A. : Dans sa famille à elle, le personnage important était sa mère. Son père était chantre à la synagogue et, bien sûr, ils avaient fait un mariage arrangé. Ma grand-mère était déjà féministe, elle aurait voulu devenir peintre et se marier à sa guise. Elle est née en 1905, sa mère était très religieuse. Elle n’a pas eu la vie qu’elle voulait, pas plus que ma mère, qui l’a dit un jour peu après la mort de mon père. Avec une sorte de violence. Cette fois, c’est moi qui ne pouvais pas entendre ça. Si je suis la dépositaire de tout ça ? Sans doute de ça et d’autres choses.
N. B. : Si tu te retournes sur ta vie, sur ta liberté, sur ta création, n’éprouves-tu pas le sentiment d’une réparation ?
C. A. : Non, vraiment pas. Quelle réparation. Au début, je croyais que je prenais la parole parce que ma mère n’avait pu la prendre, maintenant je sais que ce n’est pas ça. Que je n’avais pas le choix. Pas vraiment. Enfin, je ne sais pas.
Je manque d’élan vital pour pouvoir sublimer en continu. Mais tout vient du Journal de ma grand-mère maternelle. Quand je suis tombée malade pour la première fois, ma mère s’est enfuie mais elle m’a donné le journal de sa mère, qui venait d’une famille très orthodoxe. En 1919, à quinze ans, elle écrivait : « ce n’est qu’à toi, mon cher journal, que je peux confier mes sentiments et ma douleur, parce que je suis une femme ! ». Elle peignait en cachette, le samedi. Ma mère pense que je suis sa continuation, que tout vient d’elle. Ma grand-mère faisait de la couture, dessinait les modèles elle-même. Le rêve de ma mère, avant-guerre, fut d’apprendre le dessin pour ouvrir une grande maison de couture avec sa mère. Mais celle-ci étant morte dans les camps avec bien d’autres, plus rien n’était possible.
Quand j’ai voulu faire des films, mon père ne voulait pas, il avait peur que je sois écrasée, que ça tourne mal, mais ma mère a dit « laisse-la ».
Le journal était la seule chose qui lui restait de sa mère. Je l’avais lu à douze ans. Ma mère y avait écrit quelques lignes, moi aussi, puis ma sœur plus jeune encore. Toute une tradition de femmes. Grâce à cela, ma mère n’a jamais cru que les hommes étaient supérieurs. Bien sûr, elle servait mon père, elle lui donnait le meilleur morceau à table, mais pas mentalement. Mon père admirait beaucoup sa mère, il ne m’en a jamais parlé mais je l’ai su. Je ne l’ai connue que folle. Elle a tenu tout le temps de la guerre et après a craqué.
Une nuit, j’étais en train d’écrire Un divan à New York pour faire plaisir à mon père en pensant que cela rapporterait de l’argent et que l’argent allait enfin le satisfaire. Mon oncle par alliance m’a raconté le respect que mon père vouait à sa mère, celle qu’enfant je vivais comme folle, plus qu’à leur père. Ça m’a laissé un espace. Mais il avait fallu que je me sauve. Si je ne l’avais pas fait, en tant que fille qui se place toujours en retrait, que serais-je devenue ? En clinique toute ma vie, comme l’une de mes tantes.
FILMOGRAPHIE
Saute ma ville, 1968
C. A. : Le contraire de Jeanne Dielman. Charlie Chaplin, femme.
L’enfant aimée ou je joue à être une femme mariée, 1971.
C. A. : Raté et perdu.
Hôtel Monterey, 1972
C. A. : Je respire, je suis vraiment une cinéaste.
La Chambre, 1972
C. A. : Je respire mais bien couchée dans mon lit. C’est le lendemain de la fin de
Monterey.
Le 15/8, 1973
C. A. : Avec Sami [Szlingerbaum].
Hangin Out Yonkers, 1973
C. A. : Perdu. Sur des enfants drogués dans des centres de rééducation en dehors de New York, c’était très beau. Je l’ai prêté à l’INSAS [Ecole de cinéma de Bruxelles] et depuis on ne le retrouve plus, ce n’est pas faute de l’avoir demandé.
Je tu il elle, 1974
C. A. : Inconsciente.
Jeanne Dielman, 23 Rue du Commerce, 1080 Bruxelles, 1975
C. A. : Là où les choses se compliquent. J’avais atteint ce que j’avais voulu faire, alors que faire ensuite ?
News from Home, 1976
C. A. : J’adore. Toujours pas libre de ma mère.
Les Rendez-vous d’Anna, 1978
C. A. : Dis-moi que tu m’aimes, Chantal. (Toujours ma mère.)
Aujourd’hui dis-moi, 1980
C. A. : Sur les grand-mères. Je n’ai plus de grand-mère. Ma mère en voix off parle de sa grand-mère.
Toute une nuit, 1982
C. A. : Fragments.
Les Années 80, 1983
C. A. : La chanson.
L’Homme à la valise, 1983
C. A. : Le manque.
Pina Bausch. “Un jour Pina m’a demandé”, 1983
C. A. : L’horreur sadique à travers la beauté
Family Business, 1984
C. A. : Charlot (c’est moi) et Aurore [Clément].
J’ai faim, j’ai froid (in Paris vu par… vingt ans après), 1984
C. A. : Mon amie et moi. Une petite comédie musicale non chantée.
Chantal Akerman (in Lettre d’un cinéaste), 1984
C. A. : A rose is a rose is a rose et ceci n’est pas une pomme.
Golden Eighties, 1986
C. A. : Au bout de 5 ans. Les Années 80 était une maquette.
Letters Home, 1986
C. A. : Sylvia [Plath]. Avec Delphine [Seyrig] qui joue la mère, et Coralie [Seyrig] qui joue la fille. Suicide.
New York, New York bis, 1984
C. A. : Perdu. Troisième suicide (Saute ma ville, Sylvia Plath et encore moi).
Le Marteau, 1986
C. A. : 4 minutes, une commande, le marteau s’envole. Film sur un artiste.
La paresse (in Seven Women, Seven Sins), 1986
C. A. : Sonia travaille, Je reste au lit.
Rue Mallet-Stevens, 1986
C. A. : Je joue à l’aviateur.
Histoires d’Amérique, 1988
C. A. : Les Juifs. (en exil comme d’habitude)
Les Trois Dernières Sonates de Franz Schubert, 1989
C. A. : Éblouissement : Schubert. Entrée dans la « vraie » culture.
Trois Strophes sur le nom de Sacher, 1989
C. A. : Début de Sonia.
Pour Febe Elisabeth Velasquez, El Salvador (in Contre l’oubli), 1991
C. A. : Catherine [Deneuve] raconte la mort de Febe Elisabeth Velasquez. A la fin, elle sort du champ, comme si c’était trop.
Nuit et jour, 1991
C. A. : Les adolescents.
Le Déménagement (in Monologues), 1992
C. A. : Sami [Frey]. Triste et drôle comme Sami. Enfant de la guerre.
D’Est, 1993
C. A. : Évocation de la guerre. Implosion.
Portrait d’une jeune fille de la fin des années 60 à Bruxelles (Tous les garçons et les filles de leur âge…),1993
C. A. : It’s a men men’s world.
Chantal Akerman par Chantal Akerman (Cinéma de notre temps), 1997
C. A. : Je suis née à Bruxelles et ça c’est vrai.
Un divan à New York, 1996
C. A. : Mort de mon père.
Le Jour où, 1997
C. A. : Au fond c’est un hommage à Godard.
Sud, 1999
C. A. : James Byrd Jr. et la route. La route de la mort. Sans traces ou presque.
La Captive, 2000
C. A. : Oui.
Avec Sonia Wieder-Atherton, 2002
C. A. : Encore Sonia.
De l’autre côté, 2002
C. A. : …du miroir aux alouettes (les États-Unis).
Demain on déménage, 2004
C. A. : Presque réussi, j’aurais dû le jouer.
Là-bas, 2006
C. A. : Chantal en Israël. Compliqué.
Tombée de nuit sur Shanghaï (in L’état du monde), 2007
C. A. : Il va mal.
À l’Est avec Sonia Wieder-Atherton, 2009
C. A. : Encore Sonia.
La Folie Almayer, 2011
C. A. : Retour à la fiction.
GARREL (PHILIPPE)
N. B. : Tu apparais aussi dans Elle a passé tant d’heures sous les sunlights (1985) et Les Ministères de l’art (1989) de Philippe Garrel. Philippe a seulement 2 ans de plus que toi, vous avez les mêmes références, Rimbaud, Jean-Luc Godard, un même tropisme minimaliste et libertaire.
C. A. : Je ne sais pas si on a les mêmes références. Rimbaud est un rêve de jeune homme, pas de jeune fille. Libertaires ? Je ne me reconnais pas dans ce mot. J’étais juste là et je voulais faire du cinéma et c’était 68. Oui Godard bien sûr, minimaliste. Je me souviens très bien quand Philippe est venu à la maison pour tourner Elle a passé tant d’heures sous les sunlights. Je n’avais pas dormi de la nuit. Il avait une très vieille caméra, à moitié déglinguée, il fallait qu’il tienne son objectif avec les mains.
N. B. : C’est aussi pour cela que le film est splendide.
C. A. : Peut-être.
GODARD (JEAN-LUC), PIERROT LE FOU, 1965
N. B. : Tu as souvent raconté comment Pierrot le Fou avait déclenché ton désir de cinéma.
C. A. : Oui, il ne ressemblait à rien de ce que j’avais vu auparavant. Je ne savais pas que le cinéma pouvait exister comme ça. Il m’a donné de l’énergie, du désir, un désir fou de devenir cinéaste. Mais en le revoyant, je l’aime moins. Enfin, ça dépend. J’adore la partie dans le midi et la chanson, ma ligne de chance.
N. B. : Et l’explosion ?
C. A. : Ah oui, surtout l’explosion. Merde, Merde, Merde.
HITCHCOCK (ALFRED), VERTIGO, 1958
N. B. : Vertigo est un film sublime visuellement, sur le fétichisme donc sur le fait de ne pas voir l’autre, le ramener à soi-même, le réduire et le nier pour nourrir sa propre névrose.
C. A. : Sur ce film, il y aurait tant d’autres choses à dire.
N. B. : Comme formulait Lacan, un homme ne voit jamais une femme.
C. A. : C’est une belle phrase. Mais qu’est-ce que c’est qu’un homme et une femme ???? Pour les « femmes », il faut que ça passe par le fantasme, ce n’est pas par le sexe qu’elle jouit, elle reste du côté du polymorphe, comme les bébés. L’éducation patriarcale lui fait croire que ça doit passer par les orifices, alors que ça passe par tout à fait ailleurs, sans qu’elle ait besoin de fétichiser son propre sexe, comme l’homme.
ICONOPHOBIE / ICONOPHOBIA
N. B. : Tu reviens d’un pays qui a fait l’expérience d’une survie collective, le Cambodge. Comment as-tu vécu ce voyage dans ce que l’on appelait autrefois le Tiers Monde ?
C. A. : Je l’ai très bien vécu. Si tu ne connais pas l’histoire, tu ne peux pas l’imaginer. Tu peux déceler qu’il manque une génération, mais tu ne sens pas de traces dans les individus ou plutôt, ils ne te laissent pas le sentir. Tout le monde reste souriant, aimable, gentil. On finit par se demander comment un génocide a été possible. Chez les Juifs, on ressent le trauma. Ce qui m’a le plus frappée est la réaction de la petite fille qui joue Nina enfant. Elle avait six ans, elle ne voulait pas me quitter, et quand je lui ai proposée de venir à New York avec moi, elle a demandé à la traductrice si j’avais bon cœur. C’est la suite immédiate d’un génocide : la chose la plus essentielle devient la bonté. Natalia [Shakhovskaïa], une professeure de violoncelle, le disait aussi, elle avait vécu dans un monde de délation permanente où il fallait faire couler de l’eau pour que l’on n’entende pas le bruit de vos paroles. Dans ce monde-là, il est vital d’être sûr que quelqu’un a bon cœur.
Mais le Cambodge n’est pas le seul Tiers Monde. Je ne suis jamais allée en Afrique, en tant que cinéaste je ne pourrais pas, il faudrait y aller en tant que médecin. Dans la religion juive, en principe on ne peut montrer aucune image, c’est une religion qui interdit l’image, il doit m’en rester quelque chose, il me serait impossible de montrer des gens qui meurent. J’ai vu cela dans certains films, chez un jeune cinéaste autrichien, devant sa caméra un bébé meurt, ou même dans Police de Depardon qui filme un cadavre juste après son suicide alors qu’on lui demande d’arrêter. Pour moi c’est meurtrier, c’est un crime.
N. B. : Abbas Kiarostami aussi a filmé un enfant qui meurt dans ABC Africa. Mais alors face au désastre, que faire ?
C. A. : Moi je peux montrer la route, les endroits où sont enterrés les corps. Il vaut mieux évoquer, cela pénètre mieux et en toi et dans le spectateur. Les images littérales finissent pas ne plus émouvoir, il faut passer par un autre chemin, pour que les gens en face puissent exister et ressentir, dans un vrai face à face avec les images. C’est pour cela que je filme souvent de façon très frontale.
N. B. : Pourtant un visage frontal, sur une paroi, c’est un schème plastique byzantin et il n’y a rien de plus sacralisant. À cause du gros plan, comme disait Epstein, le cinéma est « théogène ».
C. A. : Mais c’est matériel et ça bouge, même quand ça a l’air d’être fixe. Et quand tu évites la contre-plongée et les angles subjectifs, tu évites le fétichisme. Quand tu filmes frontalement, tu mets face à face deux esprits, à égalité, tu donnes une vraie place à celui qui regarde. Alors théogène, non. On reste dans la contemplation de quelque chose de fixe. Pas un cil ne bouge, pas un cœur qui bat.
N. B. : Donc ta conception de l’image lutte sur deux fronts : d’une part contre la littéralité de l’événement, de l’autre contre la fabrique des images idolâtres.
C. A. : Oui, par la littéralité, on ferme le plus souvent. Enfin, ça dépend de ce que tu appelles littéralité. Il y a quelque chose chez les Juifs de l’ordre de l’éthique, qui concerne le rapport à l’autre, ce qu’a très bien analysé Levinas. Tu es face à face avec l’autre. Dans ce face-à-face crucial commence ton sens de la responsabilité. Levinas dirait, “tu entends, tu ne tueras point”. Voilà ma conception de l’éthique. C’est pourquoi je veux de l’égalité, toujours, entre l’image et celui qui la regarde. Ou le passage d’un inconscient à l’autre.
INDIVIDU / INDIVIDUAL / INDIVIDUUM
N. B. : Le cinéma crée des prototypes d’être au monde. Dans ton travail, on voit comment tu entrelaces sans cesse deux registres de l’individué : l’individu souverain, responsable de ses actes, créateur de liberté ; et l’individu quasiment victime de lui- même, en proie à des instances de dépersonnalisation.
C. A. : Oui, c’est sans doute vrai.
Il faut dix hommes pour porter un cadavre ou chanter le kaddish. Tout seul ça ne va pas. Et en plus il faut être sûr de soi, sans mettre l’individu trop haut. C’est pour cela que je suis en analyse depuis dix ou douze ans, en pointillés. Je respire, je recule. Ai-je la conscience d’être un individu ? Je sais que je suis juste moi-même alors que je ne sais pas ce que c’est qu’être soi-même. Mon analyste est comme un ami, je lui répète tout le temps les mêmes choses, beaucoup d’histoires ou de situations tirées de la Bible, en particulier le Jugement de Salomon, qui permet de discerner la bonne mère. Et celle des quarante ans passés dans le désert par le peuple juif, pour ne pas garder les traces de l’esclavage, ce que n’ont pas eu les Noirs ni les victimes des camps. L’idée est sublime, prendre le temps de se débarrasser des traces. Des traces de l’esclavage. Pour les camps, il faudra trois générations, dit-on. Ma petite-nièce a mal au ventre, elle a 27 ans, c’est la troisième génération. Quant à ma mère, elle attend de devenir arrière-grand-mère, elle attend la quatrième génération.
INSTALLATION
N. B. : Depuis 1995 et D’Est : au bord de la fiction, tu réalises régulièrement des installations dans le monde entier, par exemple Woman Sitting after Killing en 2001, Une voix dans le désert en 2003, Women from Antwerp in November en 2008. Souvent mais pas toujours, le matériau de ces installations revisite celui de tes films. Comment passes-tu de l’un à l’autre ?
C. A. : Le travail d’installation c’est le cinéma sans sa lourdeur, c’est-à-dire sans passer par les fourches caudines de la production. C’est nettoyé de tout ce qui est pénible dans le cinéma. Je peux travailler seule, chez moi, sans attendre de trouver de l’argent. C’est un travail artisanal, presque manuel, que j’adore, il n’y a rien autour.
N. B. : Comment t’installes-tu, toi, face au matériau que tu te donnes ?
C. A. : Le processus est beaucoup plus proche du documentaire que de la fiction. Pour un documentaire, je deviens une « empty sponge », une éponge vide : si tu pars avec une idée préconçue, tu la trouves et tu ne vois rien. Quand je m’attelle au matériau des installations, c’est comme un tournage de documentaire, tu ne sais pas où tu vas arriver, tu sculptes une matière, elle se met à s’organiser toute seule, et tout à coup l’œuvre est là, elle arrive comme une évidence. Pour la fiction, il faut une structure où il y aura nécessairement un début et une fin, on peut déplacer des blocs mais on n’échappe au directionnel, on suit un fil. Dans les installations, je ne suis pas de fil, c’est magique, des possibilités multiples surviennent tandis que je malaxe la matière et c’est elle qui m’entraîne. Je la travaille, elle devient autre, et voilà on y est. L’invention provient de la transformation, le processus est libre et fascinant, une pure jouissance.
N. B. : Quelles sont les différences entre tes installations, comment envisages-tu leur évolution depuis 1995 ?
C. A. : Le principe reste d’explorer les formes d’alternatives à la fiction directionnelle et de laisser de nouvelles places, toujours libres, au spectateur. Les dispositifs techniques diffèrent, certains sont plus complexes. Tous ne sont pas liés à mes films. J’ai conçu la dernière, Maniac Summer, à partir d’images originales et quasiment aléatoires. Je voulais réaliser l’installation comme une série de films orphelins et en devenir, liés à la persistance des traces après une violente disparition. La matrice en était les ombres d’Hiroshima. Le mieux serait que je te lise le texte écrit pour l’occasion. (Elle lit).
« En bas: d’un film orphelin à l’autre, en devenir.
Sans sujet ni objet.
Sans début ni fin.
Un film qui implose.
Entre l’Eden et la catastrophe.
En devenir. En éclats. Éclats de catastrophes.
Un film qui se multiplie au moins quatre fois, parfois cinq, quand il est pris dans la catastrophe, quand la vitesse de la lumière semble être dépassée.
Comme à Hiroshima. Et comme à Hiroshima, il laisse des traces, mais en devenir.
Un film qui explose et glisse avant de mourir.
À côté de lui, les fantômes gigotent toujours. Continuent leur danse macabre.
Un film qui se répète jusqu’à en perdre ses couleurs comme des ombres, des fantômes, des traces.
Un film qui se réorganise dans un paysage, Se sépare.
Du noir et blanc au blanc et noir.
Presque méconnaissable.
Des formes souvent presque abstraites.
Voilà ce que peut devenir un film orphelin.
Sans auteur, sans sujet, ni objet. Muet. »
JEANNE DIELMAN
N. B. : Ton œuvre compte de nombreux autoportraits, et une magistrale figure de femme qui a complètement renouvelé les rapports entre description et narration. C’est une figure de mère, Jeanne Dielman.
C. A. : Pendant que je l’écrivais, je n’ai pas compris Jeanne Dielman. Je ne l’ai compris que bien des années plus tard : c’était aussi un film sur le rituel juif perdu, pas seulement sur une femme obsessionnelle. Si elle était obsessionnelle, c’était pour qu’il n’y ait pas d’heure vide, pour ne laisser aucune place à l’angoisse. Et quand arrive une heure en trop, toute l’angoisse remonte.
Je l’ai compris à travers les crises maniaques et la psychanalyse. Je voulais que ma mère fasse le shabbat, qu’elle allume des bougies, et cela avait à voir avec la perte de mon grand-père paternel (mon grand-père maternel était mort dans les camps), l’homme qui avait accepté que je sois une fille. À sa mort, toute petite, du jour au lendemain on m’a retirée de l’école juive, ça a été un choc, parce que là encore se brisait un lien avec mon grand-père. Faire le shabbat, pour moi, c’est revivre un lien avec cet homme qui m’avait acceptée en tant que fille. C’est tellement beau ce rituel, fort et philosophique lorsqu’on le comprend. L’enjeu du rituel concerne le passage de l’animal à l’humain. Selon les prescriptions alimentaires, il faut savoir ce qui appartient à la série du lait, ou à une autre série, il faut penser avant de manger, je trouve ça génial. Je ne mange pas kasher, mais au moins j’en connais les principes. Je sais pourquoi on ne peut pas manger des crustacés : parce qu’ils n’ont pas fini leur évolution.
N. B. : Tu me fais penser à Ken Jacobs quand il explique que Tom Tom the Piper’s Son est en fait un film sur un rituel juif d’initiation sexuelle.
C. A. : Beaucoup de règles sexuelles sont faites pour que les hommes réfléchissent un peu avant de sauter sur les femmes. Dans la religion juive, l’homme est obligé de donner du plaisir à sa femme. Sinon, c’est une circonstance de divorce. L’une de mes cousines a divorcé pour ce motif. Le vendredi soir, l’homme doit donner du plaisir à sa femme, cela l’oblige à apprendre à connaître sa femme, pendant cinq minutes il doit s’oublier lui-même. Tu n’as pas besoin d’être croyant pour adhérer à cela. Malheureusement les ultra-orthodoxes ont fait évoluer tout cela et souvent pour le pire.
N. B. : Comment as-tu vécu la sortie du film ?
C. A. : À Cannes, à la fin de la projection, la première qui s’est levée fut Marguerite Duras. Elle a tout de suite essayé d’amoindrir le film. Elle a dit qu’elle-même n’aurait pas tourné le meurtre, qu’elle aurait réalisé une chronique. Elle n’a donc rien compris, j’ai pensé. Elle a dit « cette femme est folle », pour ramener le personnage à son propre monde sans doute. Je me suis fâchée. Pour moi cette femme était comme toutes les femmes que j’avais connues dans mon enfance. Etaient-elles folles ou était-ce plutôt une manière de lutter contre la folie, l’anxiété.
Marguerite a construit quelque chose autour d’elle qu’elle répétait à l’infini et projetait à l’infini. Avec Agnès [Varda], nous sommes parfois dans la compétition, mais Agnès est capable de moments de grande générosité envers les femmes, alors que Marguerite n’était capable de générosité qu’envers les hommes, elle les aimait follement, il eût mieux valu que je ne la connaisse pas. Nous avons passé trois mois ensemble parce que Jeanne Dielman et India Song sont sortis en même temps et ont été montrés côte à côte dans tous les festivals. Marguerite a souvent été du mauvais côté, d’abord pendant la guerre, puis au Parti Communiste… Mais son œuvre contient des fulgurances, je suis allée voir L’Eden Cinéma au théâtre et c’était magnifique. Et au fond, je l’aimais quand même.
En fait, il vaut toujours mieux ne pas connaître « les créateurs », moi quand on me dit, j’aime votre œuvre, j’ai envie de vous connaître, je dis toujours il vaut mieux pas. Je vous décevrai.
LEVINAS (EMMANUEL)
N. B. : Beaucoup plus que ceux de Deleuze et Lacan, tu as suivi les séminaires de Levinas.
C. A. : Oui, chaque samedi j’allais à l’ENIO [École Normale Israélite Orientale] à Michel-Ange Auteuil, Levinas commentait le verset de la semaine. Toute l’année il commentait la Bible, il faisait traduire un verset par un adolescent, puis, tout petit sur sa chaise, entouré de ses livres, il entamait l’exégèse, Rachi, Maïmonide etc… La manière dont on apprend, c’est par le questionnement, la contradiction, mais surtout le questionnement. Aller dans une yeshiva [école juive religieuse], c’est apprendre l’art du questionnement et de l’objection, et ce depuis des millénaires, depuis la Bible hébraïque. Le Talmud, c’est apprendre à discuter, à remettre en cause, à développer la pensée.
N. B. : Acquérir le sens de la dialectique.
C. A. : La dialectique, je ne crois pas que ce soit le mot qui convienne. Non. Et puis c’est un mot trop connoté par le marxisme, même si Marx était juif et que de près ou de loin, il devait être lié à cette sorte de pratique de la réflexion, et encore de la réflexion.
N. B. : As-tu gardé trace des séminaires de Levinas ?
C. A. : Non, je n’ai pas pris de notes et j’ai tout oublié après ma première crise. Depuis, ma mémoire est moins bonne. Ç’a été une véritable catastrophe, juste avant Golden Eighties, qui n’a pas été réalisé comme je le voulais.
N. B. : Je me souviens à quel point il détonnait et explosait dans le paysage à sa sortie, personne ne s’attendait à ce film joyeux, coloré et musical. Cette allégresse allait à contre-courant du goût dominant dans le cinéma d’auteur des années 80.
C. A. : On me demandait toujours de refaire Jeanne Dielman, moi je voulais grifouiller, gribouiller sur le nom de mon père, pas me répéter. J’avais réalisé plusieurs maquettes, dont Les Années 80, et les maquettes sont peut-être plus joyeuses que le film final, qui a souffert du manque de moyens, mais pas seulement. En tous cas, je me suis beaucoup amusée à écrire les chansons.
(Elle chante).
LIVRE / BUCH / BOOK
N. B. : Outre tes scénarios comme Les rendez-vous d’Anna (Albatros, 1978) ou Un divan à New York (L’Arche, 1996), tu as publié deux livres : une pièce, Hall de nuit (L’Arche, 1992), et un récit, Une famille à Bruxelles (L’Arche, 1998).
C. A. : Pour mille raisons, j’ai plus de croyance dans le livre que dans l’image. L’image est idolâtre dans un monde idolâtre. Dans un livre, on n’est pas idolâtre, même si on peut idolâtrer des personnages. Je crois au livre. Quand tu tombes sur un grand livre, c’est un événement extraordinaire.
N. B. : Quels livres pour toi ont-ils fait événement ?
C. A. : Cela s’est produit surtout quand j’étais jeune. Ces dernières années, un événement a été Vassili Grossman, Vie et Destin, publié quinze ans après la mort de l’auteur. Et Varlam Chalamov, Récits de la Kolyma.
N. B. : Deux récits russes qui documentent la guerre et les camps.
C. A. : Oui. Toujours ça.
Il y a eu des héros dans les camps. Ma mère à quinze ans, dans le camp, travaillait de nuit, elle fabriquait des munitions pour Krupp. Un soldat de la Wehrmacht a visité les camps, a dit : « ce n’est pas normal que des enfants travaillent la nuit », il l’a déplacée au jour — mais tout le reste, l’enfermement, l’exploitation, la mort, il trouvait ça normal ! Ma mère et ses tantes ont été protégées par une femme plus âgée qui leur réservait un petit bout de pain, ce qui leur a permis de survivre. Lors de la marche de la mort, quand les nazis ont vu qu’ils allaient être pris en tenailles entre les Américains et les Russes, ils ont vidé les camps et fait marcher les prisonniers pieds nus ou avec du papier pour leur entourer les pieds d’un camp à l’autre. Ma mère ne le sait pas, mais ses tantes l’ont soutenue alors qu’elle était évanouie, et elles lui mâchaient la nourriture pour qu’elle puisse la manger.
N. B. : « Ce monde n’est plus, il faut que je te porte », a écrit Paul Celan.
C. A. : Elles ont été sauvées par des soldats français qui allaient dans l’autre sens, soudain ils ont entendu ces femmes parler en français, ils se sont arrêtés, les ont enveloppées dans leurs capotes et les ont conduit jusqu’au pont de Brême, côté américain. On les a emmenées dans un hôpital et on les a nourri au goutte à goutte, ce qui a les a sauvées. Tant de gens sont morts en se remettant trop vite à manger.
MARCHÉ DE L’ART / KUNSTMARK
N. B. : Dans le champ du cinéma, tu es intervenue de façon solitaire, sans passer par aucune école ni institution ni groupement, et petit à petit tu as frayé ton propre chemin, à la force de ton désir, sans aucune compromission. Comment s’est passée ton entrée dans le champ des arts plastiques ?
C. A. : Par hasard. Jamais ne me serais vue comme une artiste. Une femme, Kathy Albrecht, qui travaillait dans un musée m’a demandé de faire quelque chose. Je m’y suis mise. Ça a commencé comme ça. J’ai eu du plaisir, j’ai continué.
Faire de « l’art », c’est souvent merveilleux. Le marché de l’art, c’est autre chose. C’est souvent lié au pouvoir, au phallus, enfin pas toujours.
Dans le cinéma, quand on fait un film, même pour 4 personnes, n’importe qui peut entrer dans l’obscurité d’une salle, c’est démocratique.
Dans le monde de l’art, il règne parfois « un élitisme » souvent lié au grand capital. Heureusement pas toujours. À la Renaissance, les Médicis ont laissé Michel-Ange faire une œuvre révolutionnaire, comme les Esclaves. Claude Berri, qui comme mon père était un petit juif venu du cuir et de la fourrure, se levait et disait qu’il regardait ses Yves Klein. Ils étaient à lui. Que regardait-il vraiment ? Le tableau ou sa valeur. Les deux sans doute, je ne sais pas. Et au fond, cela me touche.
Mon père à la fin de sa vie a aussi commencé à acheter des tableaux. Des croûtes, mais il les aimait. Je trouve que c’est bouleversant.
N. B. : Aujourd’hui les spéculateurs n’achètent pas des œuvres qu’ils aiment, ils s’inscrivent sur des listes en attendant de pouvoir acquérir une toile d’un artiste coté, qu’ils n’ont pas vue.
C. A. : Tous ne sont pas comme ça heureusement. Mais c’est vrai que les tableaux par exemple se vendent aux enchères et atteignent des prix astronomiques.
Après la révolution de Duchamp, qui en était vraiment une, il y a eu une sorte de perversion qui s’est installée doucement et tout est supposé pouvoir être de l’art. Quand Steve McQueen crache par terre, il décrète que c’est de l’art. Je sais, c’est de la provocation, mais pas seulement.
N. B. : Alors comment supportes-tu de travailler dans ce cadre contemporain du marché de l’art ?
C. A. : Il se trouve que jusqu’à présent j’ai travaillé avec des intermédiaires que je respectais. Pas seulement dans les musées publics, aussi dans le marché privé. Je respecte Suzanne Paget, autrefois directrice du Musée d’Art Moderne qui conseille Arnault.
Parfois, il a existé de vrais mécènes modernes, comme Sylvina Boissonnas, héritière Schlumberger, qui a financé le groupe Zanzibar et ensuite « Psychanalyse et Politique ». Malheureusement.
Ou les De Menil, eux aussi de la famille Schlumberger, qui n’ont pas séquestré les œuvres mais ont fondé la DIA et transformé une ancienne biscuiterie non loin de New York pour les exposer.
Mais au final, l’art sert quand même le plus souvent aux riches, au phallus. Parfois, il y a des collectionneurs qui sont dans l’amour fou de l’art. Encore une fois rien n’est simple.
Avant la guerre, les galeristes faisaient vivre les artistes, non par pure spéculation, mais par amour pour les œuvres et les artistes.
Même quand ils l’exposent, dans des palaces le plus souvent, l’art devient comme l’exposition d’un ego sans limite. Heureusement quand même qu’ils l’exposent.
N. B. : Jonas Mekas avait une formule à propos du Cléopâtre de Mankiewicz : pourquoi un tel délire somptuaire à l’écran, autant acheter une grosse pépite d’or et l’exposer directement telle quelle.
C. A. : Ah, je ne savais pas. Le veau d’or. L’idolâtrie. Et avant le veau d’or, l’esclavage, les pyramides.
Il faut relire l’Exode, ça reste tellement vrai.
Je ne suis pas d’accord avec Le Pianiste de Polanski, l’art ne sert pas forcément, ne rapproche pas forcément les gens. Et pas l’art européen. J’ai parfois l’impression que le romantisme allemand a amené à la guerre. Mais ce n’est peut-être juste qu’une impression.
MÉNILMONTANT
N. B. : Pourquoi as-tu choisi de vivre dans ce quartier plutôt déshérité de Paris ?
C. A. : Je ne le considère pas comme déshérité, au contraire. J’aime vivre dans ce quartier hybride. J’y réside depuis une vingtaine d’années, avant j’habitais au 107 rue de Ménilmontant. Comme dans tout village, il y a un fou, Gaspard, et le village le protège. Dans l’immeuble en face de chez moi, on compte 89 nationalités. J’ai vu les enfants grandir, l’immeuble se dégrader, personne ne fait rien. Un jeune homme s’est jeté par la fenêtre, on l’a amputé d’une jambe. Il passe sa vie sur un banc avec une énorme radio et écoute du rap. Quand je passe devant lui, il dit toujours, « Ça va Chantal ? ». Oui, ça va. Parfois, il dit Madame Chantal.
MURNAU (F.W.), TABU, 1930
C. A. : Une telle simplicité, une telle économie, une telle beauté sur les jeunes gens. Une telle horreur sur les prédateurs. J’adore aussi L’Aurore, mais Tabou finit mal, le couple ne se retrouve pas comme dans L’Aurore. Il n’y a pas la bonne femme et la mauvaise.
N. B. : Dans La Folie Almayer, le plan de la barque aux jeunes gens endormis semble un croisement entre Tabou et La Nuit du Chasseur.
C. A. : C’est possible, Je n’ai pas de mémoire visuelle, seulement émotionnelle, je ne me souviens pas des plans précis, seulement de ce qu’ils ont suscité en moi.
NON / NEIN
N. B. : Souvent, lorsqu’on te pose une question, ton premier réflexe est de répondre « Non ». Comme beaucoup d’écrivains et d’artistes tu es dotée d’un très puissant esprit de contradiction, tu me fais penser à la formule du Faust de Goethe, « l’esprit qui dit toujours non ».
C. A. : Mais non ! [Rires] Je réponds « non » lorsque les questions enferment dans une grille, dans un système d’interprétation. Et je ne veux pas accommoder, accepter, simplifier. Après avoir dit non, j’ouvre. Lorsque je connais intimement un sujet, je veux prendre le temps de bien expliquer et d’ouvrir toujours. Je refuse la pensée unique, je veux du multiple et que chacun jouisse de sa propre subjectivité. Alors je peux dire « non », quand je me trouve aux prises avec un « agenda » par exemple.
L’une des personnes avec laquelle j’ai le plus aimé dialoguer à propos de l’art, c’est Lynne Cooke, une curatrice australienne. Elle pose merveilleusement les questions, toujours de façon ouverte. La première fois que nous avions rendez-vous, c’était au lendemain de la fête pour D’Est, j’avais bu toute la nuit, je n’avais quasiment pas dormi. Soudain on sonne, j’ouvre, c’était elle, je ne me rappelais même plus qu’on devait se voir. Je ne savais même pas qui c’était. C’est une pure, sans être puriste. Elle m’a fait beaucoup réfléchir, c’est une des personnes qui pense le mieux l’art aujourd’hui, je crois.
N. B. : Quels sont les artistes contemporains qui t’intéressent ?
C. A. : Richard Serra, toujours, pour moi c’est le plus grand sculpteur, le plus grand artiste visuel. Entrer dans ses sculptures, c’est oublier le temps et l’espace, être immergé dans la géométrie sensible que j’aime tant. En musique, toujours Kurtag, Scelsi, et Monteverdi. En 68, Momente de Stockhausen a constitué un grand choc, mon premier choc avec la musique contemporaine. Tout ce qu’il a fait pour le chant est très beau. En 1971-1973, lorsque j’étais à New York, j’étais plongée dans la découverte et l’émergence d’idées artistiques, j’ai tant aimé Charlemagne Palestine, Phil Glass… mais maintenant, Phil Glass, ça a tourné au simple système, ça ne m’intéresse plus. D’autres continuent à chercher.
PASOLINI (PIER PAOLO), MAMMA ROMA, 1962
C. A. : J’aime cette femme. Sa générosité. Je suis triste pour elle quand elle donne de l’argent au gigolo. Son fils meurt comme un Christ, c’est une faiblesse du film, pour moi, sans doute parce j’ai une sorte de révulsion contre le catholicisme. Sans doute à tort. Le film est grand non pas en tant que fiction, mais dans sa dimension documentaire, sur Anna Magnani comme personnage de femme. Quand elle marche avec les autres prostituées au cours d’un travelling pas tout à fait exact, sans doute réalisé en voiture, que l’on suit sa joie et celle des autres femmes, rien que pour ce plan-là, le film est très grand.
PAUVRETÉ / ARMUT / POVERTY
N. B. : On devine comment le fait de ne jamais rien réclamer pour toi, de te contenter de peu, de te déposséder aussi, peut structurer un rapport au monde et un style, qui se caractérise d’abord par l’ascèse.
C. A. : J’ai tout de suite compris que mes parents n’avaient rien, il fallait que je n’ai rien et que je ne demande rien. Dès que j’ai quelque chose, il faut que je le jette, le disperse à tous vents. Je n’ai pas de grands besoins, et petite, je me suis toujours mise en arrière pour que ma mère puisse exister et avoir toute la place, parce qu’elle avait trop souffert dans les camps. Enfin, je me dis ça maintenant. En tout cas, jamais je n’exprimais de colère, il ne fallait surtout pas la faire souffrir.
Je portais les robes de ma cousine, ça ne me dérangeait pas. Mon père m’a mise à l’école juive et, en 1956, il y avait déjà une classe de parents qui avaient refait fortune. Leurs enfants allaient s’habiller chez Dujardin, comme aujourd’hui les enfants vont s’acheter des marques. À 13-14 ans, pour la première fois, ma mère m’a donné directement l’argent que mes tantes lui confiaient pour mon anniversaire. Je suis allée chez Dujardin m’acheter un polo, et tout de suite je me suis dit que j’étais idiote et c’est la dernière fois que j’ai fait une chose pareille. Tout le monde allait à la plage à Knokke-le-Zoute, au même endroit. La plage était divisée par des coupe-vent, on était tous dans la même allée, « Viaene ». On se changeait dans de petites cabines en bois, sur les fauteuils de plage les mères avaient des robes et des lunettes sublimes, mais ma mère était la plus belle. Les enfants avaient tous un vélo. Mon père m’en louait un pour 5 francs belges la demi-heure. Les enfants jouaient au tennis, moi au ping-pong parce que c’était gratuit. Leurs glaces avaient trois boules, la mienne une seule. Mais je voyais mon père travailler tant et plus, je ne voulais rien demander, ni rien montrer en surface. L’une de mes tantes était encore plus pauvre, je gardais les pièces de 25 centimes pour elle. Je ne voulais pas manger, ma mère en devenait folle. Quand ma sœur est née, ça allait mieux. Adolescente, elle a tout de suite voulu un vélo, un tourne-disque. Elle est allée chez Kado-radio pour se faire offrir un tourne-disque, je n’en revenais pas.
N. B. : Tu as transformé cette ascèse matérielle en style, cette rigueur en minimalisme.
C. A. Peut-être, j’en ai fait quelque chose. Mais cela suppose de toujours rester en second, ne jamais défendre assez mes films, ne jamais revendiquer une place dans le social, par rapport à d’autres metteurs en scène. Comment un enfant en arrive-t-il à se dire ça ? Qu’est-ce qu’on a bien pu me faire passer pour que je l’intériorise ? Je ne me rends pas compte. Quand j’étais petite et que mes parents sortaient, je ne pleurais pas. Quand ma sœur est née, ma mère a dit « Chantal n’est pas jalouse ». Alors tu intériorises et tu es fière de ne pas être jalouse. Dans tous mes rapports affectifs, je ne suis pas jalouse, pour continuer à donner raison à cette injonction qui était plus puissante de n’avoir pas été formulée comme un ordre. Mon psychanalyste me dit : « Vous avez tant de rage accumulée, elle peut exploser. » J’ai peur de tuer quelqu’un si ça sort. Tout est lié à la guerre et aux camps, petite fille, j’avais des cauchemars atroces, surtout deux, récurrents. Dans le premier, Hitler était perché sur une grande chaise dans un camp et les Juifs jouaient du violon avec un sourire crispé comme chez Pina Bausch, en faisant un cercle. Dans le deuxième rêve, il n’y avait rien à manger et donc on mangeait les gens. On allait nous pendre, ma mère et moi, sur des crocs de boucher. J’étais toute petite et j’arrivais à m’enfuir à travers les jambes. À la maison, je retrouvais ma mère et donc je me sentais plus coupable d’avoir réussi à me sauver. D’où cela venait-il ? À la maison j’entendais souvent le mot Läger en polonais, je devais deviner ce qui était arrivé à ma mère dans les camps. Elle, elle n’a jamais rien dit, ou presque.
J’avais tellement peur de m’endormir, je demandais à ma mère de répéter « Bonne nuit Chantal » jusqu’à ce qu’elle trouve le bon ton. Je ne me plains pas de tout ça, je déteste les gens qui sont dans la plainte. Juste, je te raconte.
N. B. : Au cours de ce travail d’ascèse, tu as dû rencontrer des modèles, en particulier Robert Bresson.
C. A. : J’ai connu Bresson tard, vers 25 ans, après la Nouvelle Vague. Bresson aussi est un grand matérialiste, l’oreille du prêtre dans Le Journal d’un curé de campagne, de ma vie je n’ai jamais vu une oreille aussi forte, je la voyais tout le temps. C’est pour cela que « cinéaste catholique », « cinéaste juif », « cinéaste femme », « cinéaste homosexuel », il faut enlever tous ces qualificatifs, ce n’est pas là que se jouent les choses.
UNE PLACE SUR LA TERRE / EINE STELLE IN DER WELT / A PLACE IN THE WORLD
C. A. : Quand je vois avec quelle volonté ma mère veut vivre alors que tout se défait en elle. Elle est dans l’élan vital, tout au contraire de moi. Parce que pendant 15 ans, avant d’être emmenée dans les camps, elle a pu croire au monde. Alors que moi je suis née dans le trauma. Ma sœur Sylviane et moi, on doit la guérir tous les trois mois, mais même sur un brancard, dès qu’elle voit un beau jeune homme, elle flirte. Moi je suis née anxieuse. Ma mère ne m’a jamais permis d’opérer une vraie séparation d’avec elle, ou c’est moi qui n’ai pas pu alors j’ai du mal à exister. Petite, comme je savais qu’elle avait tellement souffert, je lui ai laissé toute la place. Je n’ai jamais pu crier, ni dire non. Au fur et à mesure, je me suis rendue compte à quel point, jeune, je n’avais pas eu de place de femme. Ma mère m’appelle tous les jours, « Mon amour », je ne peux pas le supporter. Dans la religion juive on n’est pas obligé d’aimer ses parents, seulement de les respecter. Parfois je n’éprouve ni amour ni respect, et le lendemain parfois c’est trop. Elle, sa mère est morte dans les camps, elle n’a pas eu à s’occuper de vieux. La dernière fois que ma mère s’est cassée quelque chose, elle est tombée, la nuit, mais à cause de l’adrénaline elle n’a rien senti pendant un moment. Le jour, il a fallu l’emmener à la clinique, je lui ai dit « maman tu n’as plus 18 ans, quand tu entres dans une pièce tu allumes la lumière », elle a 84 ans, mais elle était si vexée qu’elle a refusé de s’alimenter pendant 5 jours. Il n’y avait rien à faire, je me disais, « elle se laisse mourir, c’est son choix, comme les vieux chiens qui préfèrent ne plus manger pour mourir ». Ma sœur est arrivée, et comme elle a un tout autre rapport avec ma sœur, elle s’est remise à manger.
N. B. : Tu penses que ta mère t’a dénié tout droit à l’existence ?
C. A. : Oh, je ne sais pas, c’est trop compliqué. Parfois je le pense. Parfois, je désire sa mort, au sens où il faudrait que ma mère meure en moi. Pas la femme bien sûr. Juste la mère. Mais au fond, je sais que ça ne changera rien.
PROVOCATION / PROVOKATION
N. B. : Tu dis que tu restes en retrait, mais ton œuvre possède aussi une grande puissance de provocation. Et tu peux être très provocante dans la vie, comme pendant la cérémonie de remise des prix à la Biennale de Venise en 2008, où tu n’as pas hésité à conspuer l’industrie culturelle américaine.
C. A. : Ah, je ne me souviens plus. Dans mon travail, je ne suis pas dans la provocation. Dans la vie, dès que c’est lié à l’affect je ne dis pas un mot plus haut que l’autre, je ne sais pas dire non. Il n’y a que dans le social que je peux être provocante, je peux tout dire, là ça m’est égal. Je fais souvent la politique de la terre brûlée.
N. B. : Ton œuvre fait pourtant de toi une figure de liberté historique. Tu as construit ta place et tu es devenue un emblème d’émancipation.
C. A. : J’avais 18 ans en 68. En novembre 68, j’ai fait Saute ma ville. Pour les femmes, 68 avait été un attrape-nigaud, sexuellement on n’avait toujours aucun choix. C’est plus tard seulement que tout le code a été repensé, jusqu’alors, il fallait faire semblant.
Quant à figure historique ou emblème de l’émancipation, je ne me vois pas comme ça.
PYJAMA / PAJAMA
N. B. : Pendant un tournage, comment inventer une vie commune ?
C. A. : Chaque film est différent, trouve sa vie, son terrain. Les règles s’élaborent d’elles-mêmes, dans le non-dit, même si ce sont des non-règles. Je n’ai plus besoin d’instaurer des hiérarchies. Pour Jeanne Dielman, je me suis disputée avec la preneuse de son, elle pensait qu’on allait réaliser le film en collectif, c’était la grande époque du maoïsme. Elle jugeait Delphine parce que celle-ci venait de la haute- bourgeoisie. Mais c’est Delphine qui a pris le plus de risques dans ce film, pas elle. Les règles empêchent de vivre. Je sors en pyjama, j’ai lancé la mode. J’ai tourné tout mon dernier film en pyjama. Aujourd’hui je suis en pyjama.
N. B. : Tu as trouvé un disciple en Michael Jackson, qui un matin s’est présenté en pyjama lors de son procès.
C. A. : Michael Jackson était le génie du devenir, on ne pouvait pas l’arrêter de se transformer.
N. B. : Michael Jackson, à la fin on ne pouvait plus l’assigner à aucune identité. Il était l’être humain devenu devenir.
C. A. : Oui.
N. B. : Je me souviens comme l’exemple de Michael Jackson aidait à vivre certains de mes étudiants métis.
ROMAN ET ROMAN FAMILIAL / ROMAN UND FAMILIE ROMANZE / NOVEL AND FAMILY ROMANCE
N. B. : Dans Almayer, Marc Barbé et Stanislas Mehrar représentent les deux faces d’une même figure de père, l’un affairiste et malfaisant, l’autre passif et amoureux qui se laisse emporter dans le rêve d’aventure du premier, et tous deux s’occupent de la même façon de la fille, Nina. Sinon, on ne comprend pas pourquoi c’est Lingard (Marc Barbé) qui paye la pension de Nina, et non pas Almayer.
C. A : Je n’y ai pas pensé. Cela vient du livre. Mais Barbé est une image plus paternelle que Stanislas. Il est le père indigne, c’est pour cela que je l’ai mis en smoking, on imagine qu’il passe ses nuits au cabaret. Ce n’est pas un adolescent comme Stanislas, c’est un homme, avec toutes les conneries que peuvent faire les mâles, et les rêves d’argent idiots dont il a contaminé Almayer.
N. B. : Dans le livre de Conrad, le personnage du jeune homme, Daïn, chef des rebelles, occupe une place beaucoup plus importante. Dans le film, on le voit très peu.
C. A : J’ai tourné plus de scènes avec lui, mais cela encombrait le film. En fait Daïn appartient aux rêves du Chinois parce que celui-ci rêve le mieux pour Nina. Je voulais une jolie scène douce quand Daïn rencontre Nina.
N. B. : Dans le livre, Daïn mène une révolte anti-coloniale. Dans le film, tu explicites qu’il pourrait être aussi bien un insurgé qu’un trafiquant de drogue ou d’armes. Les luttes de libération qui forment un arrière-plan au roman de Conrad ne font pas filigrane dans le film. Ce n’était pas dommage de réduire ainsi la figure ?
C. A : II aurait fallu entrer dans l’histoire d’un pays. C’était un autre film.
N. B. : D’où vient la première scène du film, qui ne se trouve pas dans le roman ? L’as-tu improvisée sur place ?
C. A : Non, elle était écrite. Pour le chant de Nina, j’hésitais entre l’Ave Verum latin de Mozart finalement, une chanson chrétienne dans un bouiboui, c’est plus amusant et totalement déplacé. C’est un des rares chant que j’ai appris à l’école.
N. B. : Pourquoi as-tu choisi de jouer la voix de la Mère Supérieure, c’est-à-dire dans le film, la source de la loi et de la brimade ?
C. A : J’ai pas vraiment choisi. Au moment d’enregistrer, on m’a dit, « Fais-le ». Quand je dis « c’est l’une des nôtres », c’est une phrase de mon père.
N. B. : Je croyais que c’était une phrase du Freaks de Tod Browning, le terrible refrain « he’s one of us ».
C. A : Non, c’est une question que posait toujours mon père, « est-ce l’un des nôtres ? ».
SIRK (DOUGLAS), WRITTEN ON THE WIND, 1956, FASSBINDER (R. W.), IN EINEM JAHR MIT 13 MONDEN, 1978 – ET TODD HAYNES
C. A. : Écrit sur le vent, ce titre est tellement beau. Douglas Sirk a réussi à introduire tant de subversion à travers le mélodrame, il suffit de penser à Mirage de la vie et à la façon dont en 1959 il convie un spectateur blanc à ressentir ce que peut ressentir une femme noire. Fassbinder a été très influencé par Sirk, mais il a introduit plus de rugosité. Sirk n’a jamais l’air d’en vouloir à quelqu’un, dans ses films on ne trouve pas trace de ressentiment. Le désir conscient de Sirk est complètement dépassé par son propre film. C’est ça qui fait sa force, sa beauté.
N. B. : Pourtant, que ce soit dans tes films ou tes installations, tu fuis le pathos et la psychologie.
C. A. : Alors que ma tendance est d’aller vers Bresson, je sens que l’on peut aller vers la même matérialité essentielle par un côté inverse, par le mélodrame. Bresson et Sirk, deux chemins opposés qui à la fin se rencontrent, on peut mettre le dernier plan de Pickpocket à la fin d’un Douglas Sirk. Sirk se trouve déjà dans L’Enfer de Dante, et Bresson encore au seuil, dans le passage. J’évoque Dante à cause du feu.
N. B. : Dans Ecrit sur le vent, c’est le feu des derricks et des champs de pétrole.
C. A. : L’or du diable, qui s’insinue partout, qui graisse tout et qui souille la mer.
SCHROETER (WERNER), 8MM FILMS AVEC MARIA CALLAS :
CALLAS WALKING LUCIA (1968, 3 MIN)
MARIA CALLAS PORTRÄT (1968, 17 MIN)
CALLAS-TEXT MIT DOPPELBELEUCHTUNG (1968, 5 MIN)
C. A. : Je n’ai pas revu ces films, dans mon souvenir, les plus beaux de Werner, depuis 1971, lorsque je les ai découverts à Cologne. Werner n’était pas présent mais je l’avais rencontré en 1969 en Belgique, Jacques Ledoux, le directeur de la Cinémathèque royale, l’avait fait venir. Werner était très beau, il parlait toutes les langues, il était l’ange blond, très cultivé, et sans doute par lui-même, pas comme un héritier. On a compté l’un pour l’autre, très fort.
N. B. : Tu as filmé son magnifique discours testamentaire de Venise.
C. A. : Oui, mais je ne l’ai pas enregistré en entier, José Luis [Guerin] doit avoir la fin. En tous cas, je me suis beaucoup battue pour qu’il obtienne un prix.
SNOW (MICHAEL), LA RÉGION CENTRALE, 1971
C. A. : Je l’ai vu à New York, à 21 ans, grâce à Babette Mangolte, qui m’a emmenée dans un monde que je ne connaissais pas, un monde à l’époque très petit, très caché. J’ai vécu une expérience sensorielle extraordinairement puissante et physique. Ç’a été une révélation pour moi, on pouvait faire un film sans raconter une histoire. Pourtant, les travellings de <— > (Back and Forth) dans la salle de classe, des mouvements strictement spatiaux au cours desquels il ne se passait rien, mettaient dans un état de suspens aussi tendu que chez Hitchcock. J’ai appris là qu’un mouvement de caméra, juste un mouvement de caméra, pouvait exercer une émotion aussi forte que n’importe quelle narration.
N. B. : Tes films de l’époque réinvestissent immédiatement de telles expériences.
C. A. : Oui, mais ils sont très différents aussi, je ne voulais pas qu’ils relèvent de l’expérimentation scientifique. Je n’ai pas adopté le style programmatique de Snow, je ne suis pas dans la confirmation ou l’infirmation d’une hypothèse. Sur ce point, je me sépare de lui. Mais ses films m’ont libérée.
N. B. : Sur le long terme, ne penses-tu pas que tu renoues avec eux dans tes installations, qui se délestent du narratif ?
C. A. : Non, parce que je ne suis pas dans l’expérimentation pure d’une idée. Je cherche quelque chose, je ne sais pas quoi, je ne reste pas dans le concept, jamais. Par ailleurs c’était un sacré dragueur, il m’a emmenée dans son loft et j’étais sans défense. Mais contente.
STRAUB (JEAN-MARIE) ET HUILLET (DANIÈLE), MOSES UND AARON, 1975
C. A. : Je l’ai vu à Cannes à l’époque. Le sujet me passionne profondément. C’était tellement beau, prenant, intelligent, une beauté qui ne veut pas être belle et c’est là que tu l’obtiens. Aaron laisse s’ériger le Veau d’or, à cause de lui les Commandements sont brisés, alors ils ne sont plus seulement des Commandements, c’est l’une des idées les plus fortes au monde. Le matérialisme des Straub leur permet de sortir du religieux, ce qui nous est vital. La différence entre Moïse et Aaron concerne la question de l’exode, un moment crucial de notre humanité, que l’on soit Juif, Arabe ou autre chose. Tout est là, la Loi, la loi brisée, la sortie de l’esclavage, l’idole. On y est toujours et on n’a pas encore tout compris de ça. L’Exode est l’un des livres les plus importants de notre monde occidental et sémitique.
SURVIE ET MISE EN SCÈNE / ÜBERLEBEN UND REGIE / SURVIVAL AND DIRECTING
N. B. : Souvent tu mets les corps en état de survie, que faire lorsqu’on a froid, lorsqu’on a faim, lorsqu’on est menacé, comment trouve-t-on les ressources pour résister physiquement. Tes films engagent souvent la puissance concrète des corps.
C. A. : Oui, mais aussi dans la joie de la dépense, j’adore danser, c’est comme une drogue, une libération de toutes les cellules du plaisir, oui, comme tu dis, sans doute lié à la sexualité, mais pas seulement.
N. B. : Ce n’est pourtant pas ce dont traite ton film sur Pina Bausch.
C. A. : Non. Au départ, j’ai été éblouie, je ne voyais que la beauté, l’esthétisme. Mais en réalisant un film sur elle, j’ai compris qu’en fait elle te fait jouir de son sadisme à travers la plastique. Mais c’est une grande artiste.
N. B. : N’est-ce pas le principe même de la mise en scène, intrinsèquement sadique, mettre des corps à sa disposition et en jouir ?
C. A. : Non, ce n’est pas la même chose parce que ça passe par l’image. Là, on voit des corps en vie. Et c’est sur le moment même. Le cinéma, c’est à la fois aujourd’hui, le jour où tu vois le film, mais le moment où le film a été fait. Non, ce n’est pas la même chose du tout. Et puis, chez elle, les acteurs tombent, se jettent contre des murs par exemple, mais c’est par la forme, son esthétisme qu’on en jouit. Elle parle avec une petite voix gentille. C’est un gourou, personne n’ose rien dire. Pour chaque spectacle, elle prend des notes, elle lance des mots, les danseurs se livrent à des improvisations. Et elle opère un montage avec ce qui l’intéresse. Elle domine totalement, avec une voix douce qui est pire que des coups de poing. En 1973, « Psychanalyse et Politique » avec Antoinette Fouque, ça revenait au même. Elle te faisait une psychanalyse sauvage et te tuait à moitié. Beaucoup d’erreurs après Mai 68 ont eu cours, par exemple il existe plein de Juifs maoïstes, je ne comprends pas comment c’est possible, je n’ai jamais cru à aucune idéologie. Après Staline et les camps, tu sais définitivement qu’une idéologie mène au pire. Même si elle paraît belle et bonne et comme pensée, elle peut l’être.
VAN SANT (GUS), LAST DAYS, 2005
C. A. : Quand je suis malade, je me sens comme Kurt Cobain. Son acteur, Michael Pitt, m’a dit que Gus van Sant leur avait montré Jeanne Dielman avant de tourner le film. Mais Elephant qui fascine par sa beauté est plus problématique.
VARDA (AGNÈS), LE BONHEUR, 1965, DEMY (JACQUES), UNE CHAMBRE EN VILLE (1982)
C. A. : L’idée est extraordinaire : un amour en vaut un autre, on peut remplacer un amour par un autre. Pour moi, Le Bonheur est le film le plus anti-romantique qui soit. J’en ai parlé à Agnès, elle n’est pas d’accord. Mais c’était très osé, à l’époque. Peut-être encore maintenant.
Au contraire de Marguerite, Agnès a une intelligence tournée vers le monde. Elle a vécu plusieurs enfers, et certainement quand Jacques l’a quittée pour un homme. Lui était cynique sur l’amour, au fond ce qui comptait pour lui c’est l’arrangement avec la vie, comme on peut le voir avec le personnage du garagiste dans Les Parapluies de Cherbourg.
N. B. : Pourquoi ne dis-tu pas plutôt que c’était un couple d’amants qui inventaient leur propre monde affectif et sexuel ?
C. A. : Oui, je pourrais le dire aussi.
Il faut s’arranger avec la vie, c’est important. Si l’on confie sa vie aux rêves de la littérature, par exemple le romantisme, on vivra dans une déception continuelle. C’est pour cela que les mariages arrangés m’intéressent, plutôt que d’être énamouré puis cruellement déçu, on apprend à connaître l’autre. On devient moins imbécile.
Enfin, en même temps, je me dis ça, mais je ne sais pas si j’y crois.
VIE PSYCHIQUE ET RESISTANCE / PSYCHISCH LEBEN UND WIDERSTAND / PSYCHIC LIFE AND RESISTANCE
N. B. : Un ami historien, Olivier Wieviorka, voudrait savoir si cela t’intéresserait de réaliser un film sur la Résistance.
C. A. : La France ne m’intéresse pas.
N. B. : Spontanément, pour toi je pensais à Sophie Scholl plus qu’à Jean Moulin.
C. A. : Aurore [Clément] voulait le faire, en effet. Mais je veux sortir de tout ce qui concerne les camps, j’ai été tellement mise en cage que je voudrais respirer. Je préfère chanter. Laissons les autres faire ces films. Mais je peux te raconter une histoire de mon père, qui a refusé de porter l’étoile jaune. Il lui restait encore du cuir, il sortait de la cave pour continuer de gagner sa vie. Un jour, il était dans le tram, un SS vient s’asseoir en face de lui. Mon père avait un nez juif, il s’est dit, « il faut que je sorte », mais il n’a pas bougé et c’est le nazi qui a fini par sortir. C’est de la résistance aussi. Ma grand-mère a résisté pendant toute la guerre aussi, elle a tenu, et elle est devenue folle ensuite. J’aime les petites choses, on peut résister de mille façons, comme mon père dans le tram.
N. B. : Toi, en réalité, étant donné ce que tu traverses, tu es très résistante psychiquement.
C. A. : Parfois. Maintenant, j’ai envie de légèreté. C’est un moment de ma vie où j’ai envie d’être dans la légèreté.
N. B. : Par où cela passe-t-il ?
C. A. : Je ne sais pas, je te dirai dans dix ans.
WONG (KAR WAI), HAPPY TOGETHER, 1997
C. A. : Dans ce film si sensible, je me sens comme à la maison. Un pur plaisir de cinéma, des jeunes garçons tellement beaux. Il existe chez Wong Kar-Wai un vacillement par rapport au sexe que l’on rencontre rarement chez un homme. Mais il devrait renoncer à faire des films américains, cela dessert son travail, son dernier film, My Blueberry Nights, était beaucoup moins inspiré.
N. B. : « Hollywoodiens », plutôt qu’« américains ».
C. A. : On a tous envie d’aller à Hollywood. Même moi, même Godard. C’est La Mecque, mais dans le vrai sens, La Mecque où l’on va pour se fustiger soi-même. Même si nos collègues juifs ont eu de la chance d’y travailler pendant la guerre, les cinéastes, les musiciens, les romanciers.
J’adore Los Angeles, bien que ce soit la ville du crime. Quand tu lis des romans policiers, tu comprends que sans le cinéma, il n’y aurait pas de jeunes filles qui rêvent et qui partent à Los Angeles pour finir putes ou droguées. Le cinéma engendre le mal, là-bas, le pouvoir, l’argent. Et l’American Way of Life a détruit l’humanité à petit feu. C’est aussi une idéologie qui s’est propagée mais sans livre, sans discours pour sauver le monde, elle s’est propagée d’une manière vénéneuse.
Propos recueillis par Nicole Brenez et relus par Chantal Akerman,
Paris, 15 juillet – 6 août 2011.