Une Révolution Zendj

Texte autour du film de Tariq Teguia, 2014

De quel œil appréhender cette Révolution Zendj projeté à l’Ecran de Saint-Denis lors des 14èmes journées cinématographiques dionysiennes (cette année sur le thème de l’utopie) ? Une semaine déjà. Difficile de passer outre. Il y a des films qui se dilate au fil des jours jusqu’à se mêler au quotidien et nous porter. Le voir de l’œil gauche. Et maladroitement assurément. De la gauche de l’écran, le regard ouvert, porté vers l’Est, vers la Grèce en ébullition, vers l’Orient du Printemps Arabe (contemporain d’une réalisation étalée sur trois années) et l’Orient des Zendj, cette révolte d’esclaves noirs de la région de Bassora, qui bien qu’au 9ème siècle, résonne comme un futur proche, une TAZ, ou même mieux la manifestation concrète d’une utopie dans le présent (une hétérotopie en quelque sorte selon Foucault). Reste à définir cette hétérotopie, cerner les contours de cet espace négatif, établir la carte de ce creux (cimetière) d’où renaitre à la lumière et à la présence (l’éblouissante dernière séquence). « Il n’y a rien » dit le journaliste alors qu’il se tient sur l’emplacement du trésor : c’est ce rien qui nous importe. Il n’y a rien à plusieurs titres : les pièces d’or frappées par Ali Ibn Muhammad ont disparue, plus de trace de la cité Zendj, la vérité documentaire non plus n’est pas là, puisqu’il a été impossible à Tariq Teguia de tourner ces plans dans les marais irakiens, et qu’il a – dans la douleur de son propre aveu – dû chercher (à la manière de son personnage sans-doute) les lieux correspondants à une utopie de cinéma. Un désir de cinéma auquel fait écho un dialogue qui l’appréhende (le désir) comme un appel, une poche d’air, le référence aux aspirations piétinées de la jeunesse algérienne (La Clôture), et plus loin, à la volonté de retour des palestiniens, un peuple vivant en utopie – occupant l’espace d’un non-lieu. Désir des peuples face à la volonté marchande des puissants, ou plus simplement désir de comprendre, d’être soi et quelque part, d’échapper à un autre gouffre, celui plus personnel de la dépression (le journaliste), désir de vivre et donc d’aimer. Pourtant au risque du contre-sens, du contre-pied à l’appel révolutionnaire – et en attendant avec impatience une deuxième, une troisième, une quatrième vision tant l’œuvre impressionne, parcourt l’échine de frissons -, notre plaisir, immense, de cinéma se tient rassemblé dans une sorte de « démobilisation », un changement de perspective, aussi infime soit-il, rendant apparent ce qui attache l’être au monde, accroche le cœur à son battement ; il se tient dans le regard qui embrasse l’étendue et s’éclaire à la sortie du blizzard : un regard post-révolution, joyeux de tout – alors qu’une jeune femme aux cheveux noirs, belle à trembler, s’enfonce dans la nuit d’un retour au pays natal (la Palestine). – Et le pavé est brûlant sous ses pas. Tandis que la pellicule et les corps s’enflamment.

En ce sens nous sommes en désaccord avec les réserves exposées dans ce beau blog : de-marchefilmique.blogspot.fr Le didactisme ne nous semble pas bavard, au contraire, il est silence entre les blocs de séquences. Les personnages sont mutiques, et des lieux traversés sourdent des non-dits. Une dialectique se construit entre plusieurs coordonnées : l’Est et l’Ouest, l’Amérique et l’Orient, le journaliste (son beau soucis d’y aller voir) et la main du capitalisme, la pauvreté et l’argent, l’amour et les parcs d’attraction, l’histoire (personnelle et des peuples) et sa trace, sa ruine, dans le présent. Le film oscille, avec son héros principal, entre inertie et action ; il déambule mais sa (dé)marche, avant qu’elle ne le transporte en d’autres traversées, qu’elle embarque, est celle de l’arpenteur engagé dans une exploration du visible et de son ombre, de son double. Suivons tout de même pas à pas, le résumé proposé. L’article souligne toute la richesse des références qui, loin, du bavardage universitaire (et de la faiblesse de notre conversation), éclairent à la façon de balises posées dans les ténèbres. Tariq Teguia convoque, mélange les source et les formes ; il est généreux. A l’exemple de Godard, il accueille les matériaux divers et chemine autant en esprit qu’autour de la Méditerranée. La proximité avec Film Socialisme a été signalée par Cyril Neyrat. Une possible manière de travailler le fragment pour lui-même, de placer le narratif dans la fracture qui espace chaque plans et chaque scènes, un certain laconisme (manifeste ici dans la mise en scène des entrepreneurs-escrocs américains) – « dialogue foutre » qui est autant une prise de distance vis-à-vis de l’illusion et de l’illusoire (sa branche politique), un refus de l’identification à une simple histoire déguisée en quête, le « si ça vous était con(mp)té », de se laisser entraîner. Si règles du jeu, il y a, elles appellent à un déchiffrement, une compréhension ; elles s’affichent dans leur opacité, une opacité qui n’est aucunement un clin d’œil fait en direction du spectateur afin qu’il les suive. Godard encore : « L’argent est un bien public / Comme l’eau alors / Exactement / Alger la blanche / Quand Mireille Balin laisse tomber Pépé le Moko ». Etc.

Penser le cinéma comme une hétérotopie est le sujet même du texte introductif de René Schérer. L’utopie « n’a pas de lieu, mais occupe un espace ». Non délimité par une clôture écrit-il. Toute la force du cinéma serait, pour reprendre son raisonnement, de créer les conditions indispensables à la manifestation des désirs rêvés. L’utopie deviendrait l’autre-lieu – « Car il ne s’agit jamais d’un simple déplacement ou d’une transformation physique, matérielle. On change de vie en même temps que de lieu. » Il en va ainsi pour Battuta et Nahla qui passent du non-lieu, à l’autre-lieu. Ils entrent dans le cadre du plan, y incarnent une espérance, en éprouve aussi la menace : sur les bords par la pression sociale, en son centre par l’espace politique dans lequel les espérances s’expriment ou ne peuvent s’exprimer, ne sont que forces désirantes (les scènes de séduction, magnifiques, buttant sur une frontière, l’ailleurs de leur pleine expression). Il faudra, symboliquement, qu’à cette vie dérobée des personnages, succède une prise, un détournement de l’argent en bien public (encore une fabuleuse séquence,) pour qu’une emprise, empreinte, s’inscrive, et qu’enfin le voyage, le déplacement, se marque dans la matière filmée. « La réalité rendue » (René Schérer). Peut-être bien que le cinéma est le seul lieu possible. Peut-être bien aussi que pour Teguia le plan est un autre lieu possible, l’espace de la transformation. D’où cette proximité qu’il entretient entre une vision de géomètre et une vision de scénographe.

Une autre scène semble rassembler tout le désir et s’ouvrir aux virtualités dessinées par l’utopie. Battuta et Nahla y lisent, à deux voix, un texte de Schérer sur l’anarchisme. Est-ce ce grain d’anarchisme – comme on parle de grains d’orage –, d’existence à hauteur d’apocalypse ou de désespoir, qui rend ce film pour nous si inactuel – post révolution ? Il y a l’Amérique (celle de Robert Franck), source d’impérialisme, mais également l’Amérique on the road, l’Amérique de la cavale. Cette ligne de fuite sous-tend un anti-portrait. Peut-être est-ce aussi exagérer d’affirmer que s’effectue là une traversée du désir… Malgré tout… il semble bien que le réalisateur perfore une bulle (financière), défasse les voiles, efface les reflets, les faux-semblants, dévoile, illumine et révèle ce qu’il nous faut bien nommer l’apparaître. Il rend le désir apparent et opérant ; mais avant, avant le tout dernier plan, la toute dernière réplique, Teguia esquisse – l’air de rien – comme une légende à la carte mythique du territoire-avenir – la geste révolutionnaire. Il en réactive les défaites. D’où cette impression durable d’un film post-révolution, d’un film se plaçant d’emblée au carrefour des émeutes, au croisement de l’histoire et de ses ruines. Un plan illustre cette position, il montre un antiquaire libanais expliquant à Battuta la convergence au point qu’ils occupent des différentes factions, des différentes déroutes de Beyrouth. Les défaites, le monde ruiné, le journaliste les observe de son point de vue analytique – avec empathie – mais non en activiste. Il cartographie. Ce qui meut Battuta, ce serait une utopie nomade qui lui échappe, l’utopie Zendj, une réalité qui s’efface au fur et à mesure de ses avancées. Son regard est égaré entre deux pôles tout aussi lointains, tout aussi virtuels : le passé recomposé et imaginé de cette rébellion qui n’aurait laissé que peu de traces écrites (Tabari leur contemporain) ou archéologiques (les pièces de monnaie – un autre argent sans prix mais non sans valeur) et son actualisation utopique dans le présent de son voyage, sa marque dans l’espace méditerranéen.

Le film filtre les révoltes, les suspendant, à la manière de ces jeunes gens qui ne peuvent achever leur tag et écrire en entier le mot « communisme ». S’entend par bribes : l’épopée prolétarienne (un discours daté de ce temps révolu en serait, en Grèce, un signe), la contre-culture américaine, via notamment le légendaire groupe de Détroit MC5, ainsi que le désastre dont la ville de Général Motors est aujourd’hui la part visible (Only lovers left alive), la tragédie des palestiniens, redoublée par la citation d’Ici et Ailleurs de JLG et Anne-Marie Miéville, film qui est lui-même (voir à ce sujet le commentaire d’Adachi) le récit d’un échec, une conversation, dont le propos en abyme, se termine par l’évocation de 1789. Au cœur du scénario du cinéaste algérien (co-écrit avec son frère) file la légende trouée d’une généalogie des « faits de piraterie ». Elle s’ancre ensuite, par la scène d’ouverture, dans les émeutes algériennes, qui, depuis une autre date miroir, octobre 88, nouvelle constitution de 89… Et les années noires, secouent ce grand pays ; elle se poursuit dans les prises de vue des manifestations athéniennes, et aboutit à cette Révolution Zendj – : une idée. Cependant, si le héros est un journaliste, nulle concession à l’information. Teguia n’est pas plus moraliste, et, il ne nous semble pas céder un pouce de terrain à l’actuel, cette écume de l’actualité, ce bouillon qui submerge les réseaux sociaux, où chacun tire pour soi une couverture bien élimée.

Qui sont les Zendj ? Des esclaves noires pris sur la côte ouest de l’Afrique, et dont le nom à la même étymologie que Zanzibar. L’archipel de Zanzibar, aujourd’hui transformé, reconstruit par quelques nouvelles fortunes, et destination prisée par le tourisme. Se souvient-on encore qu’en ce lieu le commerce d’esclaves dit triangulaire y fit rage – sous l’impulsion des colons et marchands français et en direction de Madagascar, des îles de la Réunion et Maurice. Se souvient-on que cette place fut le point de rencontre autour de ce marché d’hommes et de femmes objets des appétits européens et arabes ? – Zanzibar : le nom, pour le cinéphile, d’une dissidence, et d’un groupe de ciné expé et tout azimut, Christine Pascal aussi. En amont sur la frise chronologique de l’histoire, les Zendj, amenés dans les marais entre Tigre et Euphrate, ont, par leur sanglante prise d’indépendance (en 689-690 / 694 / puis 869-883), mis fin sans-doute à « l’unique essai dans le monde musulman, de transformation de l’esclavage familial en esclavage colonial » (Alexandre Popovic). Peu d’information sur la cité, Mukhtâra, qu’ils construisirent et qui fut écrasée dans le sang. Une idée donc. Une idée qui prend corps dans ce passionnant Cahier de la Méditerranée : http://cdlm.revues.org/48, ou encore, dans les travaux de Malek Chebel. La révolution des Zendj est une révolution sociale. Teguia le rappelle, en occultant toute référence à l’Islam, à la vision dont était porteur leur charismatique leader, le Sâhi al-Zanj. Il est pourtant intéressant, suivant en cela les analyses de Leïla Babès dans son livre L’utopie de l’Islam, de rajouter à la liste des élans révolutionnaires, l’anarcho-théocratie des Zandj. Une utopie selon Leïla Babès dont l’origine est à chercher dans le message même de la révélation. Elle analyse la religion non plus seulement sous l’angle du réformisme, mais bien comme porteuse d’une forme de messianisme, de contestation permanente du pouvoir en place : une poudre, que les Kharijites (populaire sur la cote ouest de l’Afrique) allumeront pour sortir, littéralement, de la société de leur temps. « C’est une utopie au sens propre, qui ne peut mener nulle part, en ce sens qu’elle tend naturellement vers un politique qu’elle ne peut que détruire » écrit-elle. Ali Ibn Muhammad aurait eu comme credo : « Le pouvoir n’appartient qu’à Dieu ». Une autre généalogie « hérétique » des séditions – de dérives parfois sectaires – se tisse à partir de cette sentence.

Décrire succinctement cette dimension de l’utopie qui ne figure pas dans le film (ou comme une part sombre et impensée), c’est noter – sans-doute uniquement pour nous-mêmes – combien l’émotion qu’il dégage, l’espérance triste, n’est pas celle de la mobilisation sous étendard ; et combien, l’œuvre de Tariq Teguia nous lave des haines, des rages réactionnaires qui déferlent, bavent sur les pavés. Le réalisateur algérien, par l’intermédiaire d’une mise en scène d’un texte de Butor, emploie pour définir ses plans si structurés, ses séquences qui dérivent les unes contre les autres, le terme de « mobile ». Un plan-mobile. Une séquence-mobile. Telles les plaques d’une tectonique. Un jeu. Une liberté de se mouvoir. Une liberté d’action. Pour nous, le film est avant-tout l’aventure qui mène à ce dernier plan d’un homme découvrant son visage, un Zendj de notre temps, disant alors « Mais nous sommes là ». Toute la fabuleuse esthétique qui se joue des transparences, des ombres, se structure autour d’une découpe par plans de l’espace, soit dans un premier niveau celui de l’amorce soit dans un deuxième temps par la perspective, jouant de cela comme de caches, n’a pour but que d’aboutir à une transformation de notre regard sur la réalité, et même « une transformation de la réalité, plutôt que sa description » (Walter Benjamin). Il en va de ce visage final comme de l’apparaître. Ce non égal à. Cette hétérotopie

« Pauvres, voilà bien ce que nous sommes devenus. Pièce par pièce, nous avons dispersé l’héritage de l’humanité, nous avons dû laisser ce trésor au mont de piété, souvent pour un centième de sa valeur, en échange de la piécette de l’ « actuel » » (Walter Benjamin). Les puissances marchandes investissent sur cette pauvreté d’expérience ; elles n’hésitent pas sur le champ de ruine émotionnel à s’assoir sur la légende de nos utopies, pour implanter leur désir et agir en somme comme si il était notre. L’image brouillée de la civilisation de verre, le brouillard qui ferme Inland et ouvre Révolution Zendj, ces espaces modernes « dans lesquels il est difficile de laisser traces » (WB), se dissipent progressivement. Les « mobiles » de Tariq Teguia sont un moyen de se mettre à l’écart, d’accéder au réel : un homme apparaît alors, démobilisé car attentif à ce qui jamais ne sera d’actualité, et qui toujours sera le ferment d’autre chose, la joie profonde d’être-là ou d’être ensemble, non les fausses espérances, une musique, une fête, une danse, la puissance de feu des individus lancés dans la nuit de leur désir, la chevelure noire d’une jeune femme, belle à trembler, se sur-imprimant, ton sur ton, à l’obscurité.

 

Texte initialement publié sur le blog : lederniercoquelicot.hautetfort.com

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