Jean-Claude, tu as trente-neuf ans, Un jeu brutal est ton premier film pour le cinéma. J’aimerais que tu nous parles d’abord de ce qui t’a préparé cinéaste. Tu n’as fait aucune école de cinéma, aucun stage. Tu es arrivé par des moyens qui ne sont pas habituels.
J.-C. B. J’aurais bien aimé, vers dix-sept, dix-huit ans, faire du cinéma et entrer à l’IDHEC (1). J’ai passé mon enfance à aller au cinéma. Je voyais de plus en plus de films. Et puis j’ai lu Les Cahiers du Cinéma. J’espérais devenir cinéaste. A mon grand désespoir, j’ai dû gagner ma vie tout de suite. Dès que j’ai pu m’acheter une caméra super-8 sonore, j’ai fait du cinéma pour mon plaisir.
LA SANCTION DU PUBLIC
Est-ce que tu montrais ces premiers essais ?
J.-C. B. Oui, à des camarades, aux gens de ma famille. J’étais tout fier de ce que j’avais fait, mais je me suis vite aperçu que les gens s’ennuyaient. Comment ne pas ennuyer le public ? Je regardais avec envie les films de Hitchcock. Comment s’y prenait-il pour maintenir l’attention des spectateurs ? Alors, je me suis mis à faire des exercices. Je m’efforçais d’imiter Hitchcock. avec mes petits moyens !
En même temps, j’essayais de transmettre certaines émotions tout à fait personnelles. Peu à peu, j’ai vu les films d’un autre regard. Je découvrais deux sortes de cinéastes ceux qui résolvaient ces problèmes concrets avec élégance, ceux qui y parvenaient de manière plus artificielle.
Tu avais quel âge ?
J.-C. B. Quinze-seize ans. C’est un professeur d’histoire du lycée Chaptal qui m’avait prêté une caméra. J’ai su plus tard qu’il avait payé de sa poche la pellicule. Je lui en suis infiniment reconnaissant.
A cette époque, quels sont les cinéastes – à part Hitchcock – qui te stimulaient ?
J.-C. B. Certains films de Ford, de Hawks, de Bresson. J’ai vu Un condamné à mort s’est échappé quand j’avais dix-douze ans. C’était au Gaumont-Palace, une salle de cinq mille places. Pleine. Le public réagissait comme devant un film de Hitchcock. Quand je découvre aujourd’hui avec quels moyens Bresson parvenait à ce résultat sur l’écran, – il n’y a presque rien – je tire mon chapeau, c’est du très grand art.
Il me semble que tu attaches beaucoup d’importance au « public », ce qui n’est pas le cas de la plupart des jeunes cinéastes. Ils font souvent des films pour eux-mêmes, et se soucient peu d’ennuyer ou d’émouvoir.
J.-C. B. Je pense, oui, que le public, en définitive, a raison. Il faudrait certes nuancer. J’aime et admire certains films qui n’ont pas eu de succès. Une femme est une femme, de Godard, La Chienne, de Renoir.
Malgré tout, aujourd’hui, à trente-neuf ans, je suis convaincu que le critère d’une œuvre d’art accomplie surtout un film c’est sa simplicité. La simplicité doit être le fruit du travail et du talent, l’indice d’une maturité. S’il y a quelque chose de vivant, d’inspiré dans une œuvre, ça doit être transmissible à autrui.
Plus tard, tu as réalisé un film de fiction d’une heure et demie en super-8, La Croisée des chemins.
J.-C. B. J’avais trente-et-un ans, c’était en 1975. J’ai écrit le scénario, tourné avec des jeunes gens non professionnels, bien sûr. Je prenais le son moi-même. Quand j’ai eu monté le film, il a été projeté dans un festival d’amateurs. Éric Rohmer était dans la salle. Ça lui a plu. Il m’a aidé à démarrer.
Comment ?
J.-C. B. J’ai écrit un autre scénario (2). L’histoire se situait en banlieue, dans de grands ensembles. Il y avait beaucoup de violence. Rohmer a lu ce projet il m’a dit « Vous exagérez, vous mettez là vos phantasmes. » Je lui ai dit « Venez voir. » Je l’ai emmené au « 4000 » à La Courneuve, là où Monsieur Mitterrand s’est rendu cet été. C’était vers 1977-1978. Rohmer a rencontré une famille. La fillette de treize ans s’est comportée avec lui comme une prostituée. Sur le moment, il a cru que j’avais monté une mise en scène. Hélas non. Je savais que des jeunes de son entourage avaient commis des actes de violence graves, allant parfois jusqu’au meurtre (3). Elle m’avait inspiré un personnage du film.
IL NE FAUT PAS QUE LE TRAVAIL SE VOIE
Quand j’ai découvert ce film à l’INA, grâce à Rohmer qui me l’avait signalé, il provoquait autour de moi les mêmes réactions. On disait « Ce n’est pas vrai. »
J.-C. B. — Je sais bien. Le film n’est d’ailleurs jamais sorti, ni à la télévision, ni au cinéma. On le trouve trop dur. Pourtant, je n’ai fait que décrire la vie quotidienne de certaines banlieues que je connais.
Tu as tout de même pu faire ce film…
J.-C. B. Oui, Rohmer a essayé de le produire aux Films du Losange », Il n’a pas pu obtenir le financement. Il m’a alors adressé à l’INA, où grâce à un prêt de pellicule, j’ai pu tourner pendant l’été 1978.
La Vie comme ça a coûté 18 000 F (4), y compris les frais de nourriture de tous ceux qui y ont participé. Le tournage a duré cinq semaines, pendant les vacances scolaires.
Est-ce que Rohmer n’avait tout de même pas un peu raison quand il parlait de tes « phantasmes » il me paraît difficile de recevoir tes films comme des « documentaires » ?
J.-C. B. Bien sûr, je ne suis pas un réaliste. La Vie comme ça pourrait être une sorte d’« Alice au pays des merveilles », sauf que les merveilles, ici… A travers un personnage qui découvre ce monde, je cherche à recréer des émotions. Mais j’espère que ça ne se voit pas. Il ne faut pas que le travail se voie.
À MOINS QUE TOUT SOIT GRÂCE
Quand on regarde bien Un jeu brutal, on dirait que tu procèdes par touches successives une scène de violence après une scène d’émotion, etc., avec des ellipses, un vide entre les deux.
J.-C. B. Quand la jeune infirme, qui est amoureuse de Pascal, voit celui-ci partir, elle souffre. Elle sait que ce garçon ne l’aime pas. Je ne m’attarde pas. Je place une scène où Isabelle étudie un poème de Baudelaire sur la musique. Puis une scène de meurtre. Si je m’étais attardé sur les pleurs de la gamine au moment du départ, la scène d’explication de texte serait ennuyeuse. En abrégeant le départ, j’essaie de provoquer un transfert d’émotion, une contagion de sens, d’une scène à l’autre. De même pour la scène de meurtre qui suit immédiatement. Dans ce moment d’épreuve, d’échec cuisant, Isabelle doit nous surprendre. Car, avant, elle réagissait de manière agressive, elle tuait des bestioles…
Et là, à notre grande surprise, elle dit des choses sensibles et justes sur la poésie, l’art qui permet de supporter, accepter la souffrance.
J.-C. B. Et pendant ce temps, son père, qui lui a appris à ne pas tuer les bestioles, va assassiner un enfant.
Il y a donc un lien entre le père et sa fille : au moment où elle encaisse, et sa situation d’infirme et son échec amoureux, son père exerce par ailleurs la plus horrible violence.
Au fond, il y aurait un parallèle entre la violence et l’art, ou la culture. Isabelle trouverait dans un poème de Baudelaire la ressource, la force de surmonter sa souffrance, tandis que le père cherche cette ressource en assassinant.
J.-C. B. Mais il ne s’en tirera pas.
C’est un autre point commun, déroutant, entre la fille et son père. L’un et l’autre sont brisés. Elle, physiquement (elle ne marchera jamais) lui, spirituellement. L’ambition, qui a conduit sa vie, ça ne marchera pas non plus. A la fin, il est brisé dans son orgueil.
J.-C. B. Oui, mais ce qui les sépare, c’est qu’elle, à travers un amour déçu, prend conscience d’autre chose, une sorte de grâce qui lui tombe dessus. Il y a une main, qui est probablement celle de Dieu…
Tu veux parler de la scène finale, avec le dernier meurtre qui ne sera pas commis, puisque la police va tuer Tessier au moment où il allait égorger une fillette. Nous, nous savons qu’il ne l’aurait pas assassinée, puisqu’il vient de murmurer « Mon Dieu, qu’est-ce que j’ai fait ?…»
J.-C. B. Sa fille, pendant ce temps, n’essaie pas d’alerter son entourage, ou la police. Elle prie. Elle demande de sauver l’enfant et de pardonner à son père. Et ça marche.
L’enfant est sauvée. Et le père, vraisemblablement pardonné. D’où les questions d’une part de la rédemption des bourreaux, des assassins les plus monstrueux (avec Cremer, en tournant le film, on pensait tout le temps aux nazis) d’autre part, de l’essence de ce Dieu qui n’intervient dans les destinées que lorsqu’il le veut ou quand on le prie bien.
A moins que tout soit Grâce.
SI DIEU EXISTE
Il me semble que certains spectateurs, à Cannes, ont trouvé la fin de ton film un peu optimiste.
J.-C. B. Elle n’est pas si joyeuse. Car, si Dieu intervient ainsi dans les destinées, comment et pourquoi tolère-t-il auparavant le meurtre des enfants par Tessier, les souffrances, les massacres évoqués dans le film ? Un spectateur m’a dit qu’il y avait là beaucoup d’humour noir.
C’est vrai, Tessier montre à sa fille que la beauté du monde implique la violence et la mort. Ce qui n’est pas sot. Seulement, il se sert de cette vérité pour justifier ses propres crimes. Il enseigne la banalité de la mort, donc son acceptation. Il accepte toutes les morts, y compris celles qu’il donne lui-même…
Le paradoxe, c’est que ce père monstrueux contribue à faire prendre conscience à sa fille de la nécessité de dépasser les notions de vie et de mort…
J.-C. B. Oui, il lui apprend aussi le détachement. Au fond, ils sont très proches. A ceci près qu’Isabelle aime, au sens fort. Son orgueil n’existe plus.
Au début du film, Tessier a, lui aussi, appris de sa mère une étrange vérité. Avant de mourir, la mère dit « J’ai découvert que la vie et la mort ne sont que des situations particulières. »
J.-C. B. Elle dit cela à quelqu’un qui vient d’assassiner un enfant.
On t’a reproché d’être cruel. Quel sens donnes-tu à la souffrance ?
J.-C. B. Je crois que la souffrance est utile en tant que signal d’alarme. Il est probable aussi que nos souffrances sont la rançon de nos aveuglements. La vie m’a appris que, plus les gens sont défavorisés, plus cher ils paient leur aveuglement. Certaines formes d’aveuglement que je découvre depuis quelques années m’apparaissent comme des privilèges d’enfants gâtés qui deviennent dangereux quand ils ont un pouvoir.
Il y a, à cet égard, une scène étonnante, et même choquante. L’institutrice demande à Isabelle, la jeune infirme, de la regarder sauter, et de dessiner ce qu’elle voit. Elle qui ne pourra jamais en faire autant.
J.-C. B. L’institutrice est peut-être maladroite, mais c’est la réalité qui est cruelle. Elle est là, brutale. On peut gémir, pleurer, se révolter. Ça ne change rien, elle est toujours là. La seule manière d’aider Isabelle, c’est de provoquer une prise de conscience, de son corps et de son infirmité.
Isabelle sait bien qu’elle est infirme…
J.-C. B. Oui, mais il y a une différence entre le fait de savoir dans sa tête et à l’intérieur de soi-même, en profondeur. Isabelle n’avait pas une conscience claire, intégrale de son infirmité. Elle le savait dans sa tête, mais tout son être le niait.
Maintenant, elle le sait de trois manières parce qu’elle voit l’institutrice faire le geste, parce qu’elle le dessine, et parce que c’est dit. Il y a la réalité, l’image et le symbole.
J.-C. B. A partir de là, tout peut commencer.
Est-ce que le désespoir amoureux d’Isabelle, la souffrance d’une mère qui voit son enfant assassiné, peuvent se réduire à des « signaux d’alarme » ?
J.-C. B. C’est toute la question posée par le film. Si Dieu n’existe pas, tout est permis. La vie est une farce bouffonne et tragique. Si Dieu existe, alors c’est nous qui ne savons pas voir. C’est notre moi, notre narcissisme, notre orgueil qui nous empêchent de voir la beauté du monde, avec tout ce que cela implique.
Puisque tu as écrit le scénario de tes films, j’aimerais que tu nous parles de ta manière d’inventer un récit. Il me semble que tu pars d’une idée abstraite ?
J.-C. B. Abstraite et émotionnelle. J’ai écrit Un jeu brutal dans une période de détresse assez grande. Il y a eu d’abord, à travers cet état émotionnel, un sentiment diffus de la beauté fondamentale de l’existence. Après, j’ai essayé de faire la lumière en moi et de raisonner. Bien sûr, j’admire beaucoup les grands romanciers russes Dostoïevski, Tolstoï qui faisaient des romans philosophiques. Ils n’avaient pas peur d’exprimer des préoccupations religieuses. Chez Dostoïevski, on a l’impression qu’il y a plein de choses boiteuses, mais c’est le mélange qui fait la grandeur.
LA SAINTETÉ AU CINÉMA, C EST DÉRANGEANT
Tu as des préoccupations spirituelles, mystiques, qu’on ne rencontre presque jamais dans le cinéma contemporain. Elles existaient il y a vingt ans. Pour l’instant, je te vois très seul à cet égard. Comment ressens-tu cette solitude ?
J.-C. B. De toute façon, on est toujours seul. Je sais, la plupart des gens s’imaginent qu’ils ne le sont pas…
Y a-t-il des cinéastes contemporains dont tu te sentes proche ?
J.-C. B. Oui, Rohmer, par exemple, qui se demande que se passe-t-il derrière le rêve, la déception ? J’aime bien ses films, parce que j’y découvre une sorte de vide plein. Si j’osais faire un rapprochement, je dirais, de façon simplificatrice, qu’Isabelle, dans mon film, rejoint de nombreuses héroïnes de Rohmer quand elle essaie d’escalader la montagne elle court derrière des illusions.
Tu as fait, pour la télévision, à l’INA, un film qui s’appelle Les Ombres. Ces thèmes qui tournent autour de l’aveuglement et de la lucidité, les ombres et la lumière, semblent te préoccuper. Comme si tu travaillais à voir clair, ouvrir les yeux…
J.-C. B. On peut ouvrir les yeux dix mille fois et ne rien voir.
De quelle vision s’agit-il ?
J.-C. B. Comment répondre ? (Un long silence, laborieux.) On en revient toujours à l’orgueil. Il a une fonction d’intégration sociale certaine. Il nous empêche de voir. D’abord les autres, mais surtout nous-même. Pour moi, voir, c’est arriver à découvrir progressivement soi-même, donc les autres, donc le monde.
C’est pour cela que tu t’exprimes par le cinéma, plutôt que par l’écriture ?
J.-C. B. Non, je fais du cinéma parce que j’ai eu de la chance. C’est le seul art que je connaisse un peu. Pour moi, écrire est un supplice.
Dirais-tu, comme Godard « Le cinéma, c’est l’émotion » ?
J.-C. B. Oui.
Mais Godard, lui, accepte de rêver. On dirait que toi, tu te défends du rêve, de faire rêver ?
J.-C. B. Tu te rappelles, Godard citait André Bazin (dans Le Mépris) « Le cinéma substitue à notre regard un monde qui s’accorde à notre désir. » Je crois que le rêve nous aide à vivre. Je me demande si on peut faire un cinéma vraiment lucide.
Le cinéma serait donc condamné à nous tromper ? On ne pourrait pas dire la vérité ?
J.-C. B. C’est peut-être la limite de tous les arts, pas seulement du cinéma. Quand Molière devient réellement dérangeant – dans Le Misanthrope ou Tartuffe-, la construction est boiteuse. Il y a quelque chose qui cloche entre sa technique et sa sincérité, comme s’il y avait incompatibilité entre les deux.
Aujourd’hui, par exemple, parler de la sainteté ou de mystique au cinéma, c’est radicalement dérangeant.
Pourquoi ?
J.-C. B. Parce que le spectateur attend du cinéma un plaisir émotionnel narcissique. Imagine un film qui dirait Abandonne tout et suis-moi. Sans offrir une satisfaction hallucinatoire…
Il y a un moment à partir duquel les mystiques ne peuvent plus transmettre leur expérience. C’est ce « passage » qui m’intéresse. Une sorte de point-limite. Est-ce que ça peut intéresser vraiment les spectateurs ? Est-ce que certaines « réalités » peuvent être communiquées par le moyen des arts ?
On a épinglé ton film à deux reprises, sous le slogan « sadocatho ». Qu’en penses-tu ?
J.-C. B. Les journalistes ont le droit de penser et d’écrire tout ce qu’ils veulent.
Comment te situes-tu par rapport à la religion ?
J.-C. B. J’ai eu une enfance catholique, je suis allé à l’église, au catéchisme. Je me rappelle la lecture qu’on faisait alors des évangiles. Je les ai relus récemment, de même que j’ai relu beaucoup d’écrits de mystiques issus de pays, de religions, de cultures, d’époques radicalement différents. Les évangiles, tels que je les ai relus, n’ont rien à voir avec ce que j’ai appris étant enfant. Ils sont vraiment dérangeants.
DU MÉTIER
Ton itinéraire à travers la profession de cinéaste est tout à fait singulier. Que penses-tu aujourd’hui de ce « monde du cinéma » ?
J.-C. B. Depuis quatre ou cinq ans, j’ai la chance de pouvoir évoluer dans deux milieux. Ma mère était femme de ménage. J’ai fait l’Ecole Normale, je suis devenu instituteur, puis professeur. J’appartiens maintenant à la petite bourgeoisie, mais je reste attaché au monde ouvrier, où j’ai mes racines.
Alors, quand j’ai découvert le milieu du cinéma, j’étais un peu comme Alice au pays des merveilles. Je ne voudrais pas généraliser, parce que j’ai rencontré aussi des gens extraordinaires, mais ce qui caractérise le plus grand nombre, c’est le vernis. Et l’incompétence, noyée derrière quelle phraséologie ! …
Un jour, j’ai entendu un réalisateur dire à son cadreur « Cadre comme tu sens. » J’ai cru qu’il plaisantait. Plus tard, je me suis aperçu que c’était fréquent. Beaucoup de « réalisateurs » ne contrôlent ni le cadre, ni la position de leur caméra. Ils ne savent pas où la mettre. Comme ils ne savent pas non plus écrire leurs scénarios ni leurs dialogues, comme sur le plateau ils ne dirigent pas les acteurs, on se demande ce qu’ils savent faire…
Il y a un domaine du cinéma où, cependant, il est impossible de tricher c’est ce qu’on appelle comme par hasard avec une nuance péjorative la « réussite commerciale », la sanction du public.
Aujourd’hui, sauf quelques exceptions sur lesquelles je reviendrai, la plupart des cinéastes, surtout en France, méprisent la réussite commerciale. Ils préfèrent le « flou artistique », l’ « art et essai », l’obscurité, le trompe-l’œil, tout ce qui peut faire illusion. Quand on ne sait pas résoudre des problèmes élémentaires de narration, ni diriger une équipe, on s’en tire comme ça et on peut continuer à faire des films, même si le public s’ennuie.
DU SNOBISME
Il y a tout de même des cinéastes honnêtes, sincères et compétents, qui font du cinéma de recherche, et qui prennent le risque de ne pas rencontrer le grand public ?
J.-C. B. La recherche ne peut être, à mes yeux, qu’un dépassement des techniques de narration classique. On ne peut dépasser que ce que l’on possède parfaitement. C’est très rarement le cas en France. Même les films de recherche authentique sont très cérébraux. Le plus souvent, ils ne font que refléter les tendances narcissiques de leurs auteurs.
Je trouve triste et alarmant de constater qu’on en arrive, pour dissimuler son incompétence, à proclamer que l’ennui du public est un critère de qualité. Inversement, on accuse ceux qui veulent plaire ou émouvoir d’être des « racoleurs de fauteuils »…
N’as-tu pas l’impression que le cinéma français, quand il se prétend d’avant-garde, a quelques décennies de retard sur les autres arts ? Il traverse après coup une crise que la peinture, la littérature ont connue au début du siècle.
J.-C. B. Mais, aux Etats-Unis, il y a quarante ans, il y avait un cinéma admirable. En France, maintenant, il y a ou bien Marguerite Duras ou bien Louis de Funès. En Amérique, dans les années trente-quarante, Faulkner qui était en quelque sorte le Marguerite Duras de l’époque écrivait les scénarios des films de Hawks. Est-ce qu’on imagine Marguerite Duras, en 1983, écrivant pour Truffaut ? Truffaut, je n’aime pas tous ses films, mais il cherche. Il plaît au public sans être démagogue, ce qui est rare. Il essaie de retrouver la veine des grands cinéastes qu’il aime. Ce qui me désole et que je refuse c’est le snobisme au nom duquel un film qui a du succès serait nécessairement stupide et médiocre.
Si je comprends bien, le snobisme, le « flou artistique » » sont des aveux d’impuissance ?
J.-C. B. Ce qui est le plus difficile, aujourd’hui, en France, c’est de faire des films qui ne soient pas sots et qui puissent toucher un large public.
Quand Marguerite Duras fait un film obscur (je n’ai rien contre elle), on lui pardonne tout. On met son film dans une petite salle, on l’y laisse longtemps. On sait qu’il touchera un petit public. A l’opposé, il y a les films lancés avec deux cents, cinq cents millions, un milliard de publicité. Mais que se passe-t-il pour ceux qui ne bénéficient ni du terrorisme intellectuel, ni du matraquage publicitaire ? Si personne ne va les voir la première semaine et comment irait-on puisqu’on n’est pas informé ? on les retire de la programmation. Comment pourraient-ils rencontrer leur public ? Ils n’ont pour eux ni le « bouche-à-oreille », faute de temps, ni la publicité, faute d’argent (5).
LA CRÉATION OU L’ENSEIGNEMENT ?
Tu as donc choisi la voie la plus difficile. Et, ce qui est plus difficile encore, tu ne consacres qu’une partie de ta vie au cinéma. Tu tiens à être cinéaste et à rester en même temps enseignant ?
J.-C. B. J’aime bien mon travail d’enseignant pour diverses raisons. D’une part parce que, malgré tout, le monde du cinéma, qui est agréable, est en même temps difficile à tenir. Il est souvent très factice. Il y a le côté loi de la jungle. On est lié aussi aux décisions du public, des autres, et c’est parfois très éprouvant, comme on le constatait tout à l’heure, quand on n’est pas connu. Mais surtout, le fait de rester en contact avec ce qui n’est pas le monde du cinéma me permet d’avancer sur des rails. Le cinéma est un monde à part. Il traverse une grande crise. Il est très coupé des réalités. J’essaie, par mon travail, de garder le contact avec le réel. Cela dit, je trouve que la vie est plus passionnante que le cinéma… Mais je n’en suis pas tout à fait sûr. Alors, je corrige : la vie est aussi intéressante que le cinéma.
Propos recueillis par JEAN-PAUL CLERGEOT, JEAN COLLET, OLIVIER MILLE
- L’Institut des Hautes Etudes Cinématographiques est, en France, la « grande école » de cinéma.
- La Vie comme ça, 1978.
- Incroyable, mais vrai. Tout cela cette horreur quotidienne que les médias veulent ignorer jusqu’à ce qu’un drame comme celui de juillet dernier fasse la Une des informations Jean-Claude Brisseau a eu l’occasion de le raconter au micro de France-Culture, au cours des six émissions de Jean-Claude Bringuier (Nous tous chacun, les 23, 24, 25, 28, 29 et 30 septembre 1981).
- Qui dit mieux ? A la même époque, le moindre documentaire de télévision, pour une durée de 45 à 50 minutes (au lieu d’une heure et demie), coûtait plus de 250 000 F plus de dix fois le budget de ce film de fiction.
- Quand nous avons enregistré cet entretien, juste avant la sortie de Un jeu brutal, Jean-Claude Brisseau ne croyait pas si bien dire, hélas En cet automne, on a consacré des fortunes à lancer des films qui, de toute manière, ne pouvaient pas rencontrer un public. Un jeu brutal a eu très peu de publicité, maladroite. Puis on l’a retiré des salles, où le public commençait à venir, au bout d’une semaine. Double aberration, ruineuse pour tout le monde.
Images en haut du texte issue du film de Jean-Claude Brisseau, La Vie comme ça, 1978.
Texte initialement paru en novembre 1983 dans la revue Études, 1983/11 (Tome 359), p. 495-506,
URL : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k441997k/f65.item.r=j%C3%A9sus.langFR