TOUT LE GENTIL GARCON : Aventure, ironie, peur, obsession, utopie.

Cinq articles écrit par Yves Tenret pour l'Encyclopédie "Tout le Gentil Garçon" parue en 2011 aux Requins Marteaux à Bordeaux.

Aventure.

Souvent, Peter sortait seul. A son retour, il était impossible de savoir s’il avait eu une aventure ou non. Il pouvait l’avoir si complètement oubliée qu’il n’en soufflait pas un mot. [[James M. Barrie, Peter Pan, ou le Petit garçon qui ne voulait pas grandir, 1904.]]

Le Gentil Garçon est un centrifuge. Les rares fois où il se décide à balayer, il ramasse toujours les déchets au centre de la pièce. Ayant conservé l’avidité et les yeux brillants d’un môme, quand il mange un œuf au plat, il asperge le jaune d’oignons grillés, le poivre abondamment, y ajoute des gouttes de vinaigre et ensuite se jette dessus avec un appétit d’ogre. Dans son travail par contre, il peut changer d’approche d’une pièce à l’autre, même si en général, il part d’idées périphériques et les recentre, il lui arrive aussi d’agir à l’inverse et de faire fructifier une idée simple : Pacman, c’est de la concentration, Light board, de la dilatation, Take the painting and run est centripète, Le propre de l’homme est centrifuge, Le triomphe de la neige ou La grande décomposition est centripète, Cératopidoide est centrifuge…

Incapable d’être, nous sommes bien forcé de nous réinventer. Lier l’art à l’aventure, c’est tout d’abord le désacraliser. L’aventure n’est pas un métier, c’est un état d’esprit. Agissant selon son cœur, impétueux, spontané, ayant un caractère bien trempé, doué d’une bonne dose d’inconscience et d’audace et d’un amour irrépressible du danger, l’aventurier, immoral et turbulent, est un soldat des causes perdues, un corsaire, un pirate, un explorateur, un mercenaire du dérisoire. Egoïste et cabotin, il déchire le rideau du quotidien, rétrograde vers les pires gamineries et ouvre sur l’insolite des yeux émerveillés. Mais, reconnaîssons-le, aujourd’hui, ce genre d’aventurier old school est totalement démodé.

Plût à Dieu que tu fusses froid ou bouillant ; mais parce que tu n’es ni bouillant, ni froid, mais tiède, je te vomirai de ma bouche… [[Apoc., III, 15, 16.]]

Non aux monopoles ! Arrachons l’aventure aux héros ! Depuis Verdun et Hiroshima, la guerre n’a plus rien à voir avec l’aventure. Heureusement, il nous reste la guérilla dans laquelle il s’agit de se fondre dans le paysage, de s’y dissoudre, d’être les dignes disciples de Sun Tzu, guerriers sans bagage, changeant constamment de lieux, muni d’un équipement léger et d’une arme démontable, adaptable, transportable ; de ne pas rêver de conquête mais d’une perpétuelle mobilité ; de jouer, contre la technologie la plus sophistiquée, un jeu de cache-cache et d’improvisation perpétuelle ! Ce n’est pas la fin qui compte mais l’expérience ainsi que le suggère si bien Thomas Edward Lawrence dans Les sept piliers de la sagesse. Aujourd’hui, pour être en phase avec l’époque, l’aventure se doit être spectaculaire ou de ne pas être et ce sont avec ces codes là que Gégé joue. Il détourne les moyens de l’industrie culturelle : caméra cachée, ergonomie des jeux vidéo, films cultes, vulgarisation scientifique, manga, dessins animés, etcetera ; ces détournements ayant pour fonction de révéler le pouvoir ludique et potentiellement critique de ces divers dispositifs.

Mais encore l’aventure, n’ayant pas de modèle avec lequel le mettre en contradiction, n’étant ni substance ni processus ni accident, n’a plus de contenu ni de propriétaire prédéterminé : alors pourquoi ne pas l’arracher à ses propres signes d’endurance et de devoir, la dépouiller de sa défroque pathétique et brutale, pourquoi ne pas la frivoliser, l’alléger, la parcelliser ? [[Pascal Bruckner, Alain Finkielkraut, Au coin de la rue, l’aventure, Paris, 1979.]]

L’aventure nous enseigne l’art de manger pour avoir faim. A ce dont un esprit se satisfait, on mesure la grandeur de sa perte, ainsi que l’aphorisait Hegel. Chez le Gentil Garçon critiquer n’est jamais une fascination, une stupeur devant le réel. Pour lui, l’aventure, c’est traverser tout cela sans y prêter attention. Il utilise les matériaux de façon très intuitive avec des méthodes pas toujours orthodoxes et il fait des trucs plutôt casse-gueule, en usant des choses les plus communes, des objets de la vie quotidienne ; ceci pour les débarrasser de la collante couche d’utilitarisme qui les recouvre. Allergique aux galeries, au snobisme et aux milieux mondains, très attentifs à ne jamais paraître prétentieux – il ne pose pas du tout à l’artiste et reste toujours en phase avec le Mr Tout le Monde qui habite en lui.

Jed acquiesa. La voix de son interlocuteur était celle d’un homme instruit, habitué à la parole ; il ressemblait à un situationniste belge, où à un intellectuel prolétarien – avec des chemises Arrow tout de même ; pourtant, à ses mains fortes, usées, on devinait qu’il avait effectivement exercé un métier manuel.[[M. Houellebecq, La carte et le territoire, Paris, 2010.]]

L’aventure ludique lutte contre la vérité et l’esprit de sérieux. Assumant son irresponsabilité, elle se refuse à délivrer des messages. Contre le formalisme et l’intellectualisme, elle pratique le sublime d’un beau geste, beau en ce qu’il est risqué et que son sens – si elle en a un – est la dernière de ses préoccupations. Sous le masque reste caché un chiard émerveillé mais, attention, il ne s’agit pas de chercher l’enfance à tout prix car, et c’est le moins qu’on puisse dire, l’enfance a aussi ses conformismes. C’est l’essence du jeu qu’il s’agit de trouver et celle-ci est bien sûr transgénérationnelle. L’objectif avoué du divertissement est mal vu des esprits sérieux et religieux qui y perçoivent une évasion frivole. Ouvrir le monde à l’imagination leur paraît contre-productif. Mais qu’est-ce qu’on en a foutre ? Car comme le disait Marcel Gotlieb, est-ce qu’un bon rire ne vaut pas mieux qu’on bon steak ?

Les hommes éveillés n’ont qu’un monde, mais les hommes endormis ont chacun leur monde. [[Héraclite]]

Ecartelé à entre Jules Verne et Léonard de Vinci, le Gentil Garçon les hybride. De même, entre le côté bricolo puritain de Robinson Crusoé et le délire du Baron Munchausen, il arpente un domaine,
avec une économie de moyen digne de Samuel Beckett, qui tient tout autant des Aventures de Harry Dickson[[…de Jean Ray]] que des Aventures de la dialectiques[[…de Maurice Merleau-Ponty.]]. Le danger est sa matière première et la peur, la passion dont il se moque mais à laquelle il revient toujours. Pour se dépasser, il enfile sur sa pauvre petite caboche, une autre tête, énorme et dure, qui est soit en papier pour s’exhiber dans la rue, soit pliable, faite à partir d’une lampe en papier japonaise en forme de boule qu’il cache sous son pull pour pouvoir entrer dans des lieux pseudo sacrés, tel que des musées, sans être refoulé dès l’entrée.

Reste à évoquer la science comme aventure, ce domaine où le vitriol, l’esprit-de-vin et le vert-de-gris s’appellent acide sulfurique, alcool cyclohexylique et hydrocarbonate de cuivre, où rien n’est synthétique, où tout est analysé, disséqué, décomposée. Là, il n’y a pas de doute : le Gentil Garçon a de la méthode mais cette méthode n’est faite que de déviance, de déplacements subtils et de brusques renversements. Son univers marche sur la tête, glisse, s’échappe, fuit de partout. Ça grince, couine, dérape, crisse. Gégé ne recycle pas, Dieu merci, il détourne, s’invente des situations improbables, s’expose pour mieux se dissimuler… Il y a en lui quelque chose de la science-fiction, et ce même état d’esprit – curiosité, inquiétude métaphysique – analogue à celui qui préside à la science. Et comme la science-fiction le pratique, il peut décliner son univers en écrits, en b.-d., en jouets, en affiches, en timbres-poste, en cd, en DVD et même en œuvres d’art ! Vouloir transformer la réalité quotidienne est une chose, vouloir s’en échapper en est une autre ; ses bidules sont au croisement de ces deux désirs. Colonie pénitentiaire hantée par des loups-garous, des vampires, des zombies et des blagues à Toto, et sans doute aussi par des cyberpunks, des androïdes et des blade runners, sans parler des fameux égorgeurs d’antivirus, cette œuvre donc, machine à explorer les gants, les dents et les glands, est un guet-apens et elle a tout de l’atomiseur Ubik ! [[Un ionisateur négatif portatif, muni d’une unité organique à haut voltage et bas ampère qu’actionne une batterie à hélium à gain maximum dotée d’une puissance de 25 kilovolts… (cf. P.K.Dick, Ubik, 1969).]]

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Ironie.

Je suis de mon cœur le vampire,

– Un de ces grands abandonnés,

Au rire éternel condamnés,

Et qui ne peuvent plus sourire ! [[Ch. Baudelaire, Spleen et Idéal, « L’Héautontimorouménos ».]]

L’art du vingtième siècle, du moins de ce que l’histoire en retiendra, appartient totalement à l’ironie c’est-à-dire à Dada et à Duchamp. Tous les moyens déployés par Dada, hasard, scandale, destruction de toutes les valeurs, l’ont pour fondement. Le caractère destructeur est jeune et enjoué constatait Walter Benjamin. Ce qui nous incite à porter l’accent dans le syntagme « Le Gentil Garçon » sur son deuxième terme : « garçon ». « Gentil » sent son poids d’ironie mais « garçon » y introduit un arrière-fond à consonances dramatiques et la conjonction des deux nous laisse espérer la révélation de bien des potentialités. Gégé, comme Raoul Hausmann dans le slogan suivant, Oh ! Proctature du Dilettariat !, défait le jeu, remélange les cartes et les redistribue dans un autre ordre (de pensée).

L’ironie est trop morale pour être artiste et trop cruelle pour être comique. Art, comique et ironie n’existent que là où se relâche l’urgence vitale. L’ironie, contrairement à l’humour, ne cherche pas à apprivoiser le danger. Elle lui est consubstantielle. Socrate, de ce jeu, en est mort. L’ironie de Cervantès ou de Shakespeare ne fait pas dans le détail mais s’exerce sur la totalité du récit et du monde. « Ironiser, c’est s’absenter », écrit A.Blok. Effet archi présent chez Gégé . L’esprit se décolle des préoccupations immédiates, des routines et cesse d’adhérer à l’ordre des choses. L’ironie contraint le quotidien et l’événementiel à se placer dans une perspective différente – ils changent leur place respective.
L’ironie délivre de la grossierté crasse de l’ego. Elle pétille, c’est une griserie légère qui nous décrasse de l’habitude. La conscience se nie pour mieux s’affirmer, se dépasser. Elle est quiétisme ironique : on se tait, on ne développe pas. C’est l’école buissonnière. Elle ne prend rien au tragique. Pas de pathos. Satie face à Wagner. L’humour, c’est l’humeur et l’ironie n’a pas d’humeur. L’ironie ne pleure ni ne rit, elle sourit.

Le but de l’ironie n’était pas de nous laisser macérer dans le vinaigre des sarcasmes ni, ayant massacré tous les fantoches, d’en dresser un autre à sa place, mais de restaurer ce sans quoi l’ironie ne serait pas ironique : un esprit innocent et un cœur inspiré. [[V. Jankélévitch, L’Ironie, 1937.]]

Le Gentil Garçon, n’étant jamais grave, n’est jamais ridicule. Comme dans la chanson d’Alain Bashung, Retours ,[[A. Bashung, Pizza, 1981.]] il n’adhère à rien, il colle un peu (et même beaucoup) mais n’attache pas. Il effleure, sciences ou arts, et ne semble que de passage. Si la tonalité générale des ses pièces peut paraître à certains, dérisoire, aucune n’affiche de cynisme. Le cynique contemporain accepte le monde actuel d’autant plus qu’il est fait sur mesure pour lui. Gégé ne sent pas plus malins que les autres. Il ne cherche jamais à choquer, à se faire remarquer. L’ironie est cyclothymique et humiliante (pour ses victimes et comme elle est le plus souvent tournée contre soi…). L’humour est grégaire ; il pactise. L’ironie n’a pas de ces faiblesses. Mais c’est à elle qu’on fait appel pour chasser la mélancolie. Les énoncés ironiques sont des énoncés inadéquats, un décalage entre le fait attendu, désiré et la réalité, nos aspirations et leur réalisation. Forme à la fois de politesse et de désarroi.

Un jour je les comptais. Trois cent quinze pets en dix-neuf heures, soit une moyenne de plus de seize pets à l’heure. Après tout ce n’est pas énorme. Quatre pets tous les quarts d’heure… [[Samuel Beckett, Malone meurt, Paris, 1951.]]

Le Gentil Garçon a le sens du détail et surtout de celui qui ridiculise. Il fonctionne au défi mais c’est lui-même qu’il met en boîte. Il ne joue pas à être artiste. Il joue, c’est tout ! Il est anti-dogmatique et pragmatique tout en ironisant sur le côté hyper pragmatique du système dans lequel nous baignons. Chez lui, rien n’est jamais littéral et fonctionne, en général, comme dans la plus pure des ironies, par le télescopage de deux réalités antinomiques. Ses choses sont non signifiantes, soigneusement dépourvues d’utilité. Comme le remarque Bram Van Velde : Il ne faut pas croire que parce qu’on accepte de n’être rien, on devient un homme exceptionnel. Gégé a choisit d’être quelques choses, des bricoles ingénieuses, jouets pervers et polymorphes. Ce qui compte pour lui, ce sont le mouvement, la grâce, la fluidité qui ont à s’incarner encore, encore et encore juste pour exister. Et de cette incarnation, l’ironie en est le relais. De même que l’art, pour continuer à exister, doit perpétuellement se détruire, renoncer à tout esprit de sérieux et à toute garantie de pérennité, la conscience ironique doit commencer par s’autodétruire pour exister. Marionnette étrange, ce Pinocchio, comme un facteur qui construit un palais, une repasseuse qui dessine des baisés passionnés, un douanier qui peint des jungles d’appartement, est un vieil enfant incroyablement concentré sur ce qu’il fait.

Comme Françoise attachait une importance extrême à la qualité des matériaux qui devaient entrer dans la fabrication de son oeuvre (le boeuf à la gelée), elle allait elle-même aux halles se faire donner les plus beaux carrés de romsteck, de jarret de boeuf, de pied de veau, comme Michel-Ange passant huit mois dans les carrières de Carrare à choisir les blocs de marbre les plus parfaits pour le monument de Jules II. [[Marcel Proust, A l’ombre des jeunes filles en fleurs, Paris, 1919. ]]

Railler est une compulsion. Avant d’être pudeur, Gégé est bonne et mauvaise conscience, une force et un remord. Charlatan, jongleur, funambule, pour ne pas être joué par elles, il rejoue sans cesse ces peurs, ces craintes, ces terreurs. Ni apollinien, ni dionysiaque, juste inquiet, pour ne pas se figer dans on ne sait quelle graisse, il s’autodévore. Hegel, Nietzsche, Satie, maîtres es ironie. Sterne. L’encenser ! Flaubert, son dico… Ce qui rend supportable une autobiographie n’est-ce pas avant tout l’ironie ? Montaigne, Rousseau, Wagner, et cætera, les exemples sont trop nombreux pour les citer tous.

Stendhal jugeant que l’ironie était la caractéristique par excellence des Français, le déplorait car elle tue tout enthousiasme à la source. Rien n’échappe à la dérision. On pourrait ajouter que, contrairement au cynisme qui le renforce, l’ironie est abrasive pour l’ego. Pensons à l’art contemporain, 100% parodique et dépourvu de toutes passions, préférant le geste spectaculaire à la parole discursive, l’objet manufacturé aux pratiques artisanales, l’événement au monument. Hegel, de même, critique l’ironie qui en décortiquant ce qu’elle analyse détruit tout idéal transcendantal. Le cynisme du livre de Diderot, Le Neveu de Rameau lui est insupportable. Pour lui, si souvent l’ironie est nécessaire, elle n’est qu’un moment qui doit être surmonté car elle repose sur une base fausse : l’idée que l’on puisse être hors du monde. Si la conscience simple enfin réclame la dissolution de tout ce monde de la perversion, elle ne peut toutefois demander à l’individu de s’écarter de ce monde, car Diogène même dans le tonneau est conditionné par lui . [[G.W. Hegel, Phénoménologie de l’Esprit, t.II, p.82, Trad. Hyppolite, Aubier Montaigne.]] C’est fort, non ? Tout Marx est déjà là… Et la Modeste Proposition de Swift et le merveilleux aphorisme de Lewis Caroll : J’aime tous les enfants. Sauf les garçons évidemment. En art, quand on pense ironie, nous viennent à l’esprit une foule de nom dont ceux de Salvador Dali (disant à Jacques Chancel : Le clown, ce n’est pas moi, c’est vous !) ou de Joseph Beys, expliquant, en 1965, un tableau à un lièvre mort ou proposant, pour des raisons esthétiques, de rehausser le mur de Berlin de 5 cm. Et l’ironie du Tao ! La plus stimulante de toutes. Mais ceci est une autre histoire … [[Y. Tenret, Portrait de l’artiste en révolté, Paris, 2009.]]

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Obsession.

Je voudrai traiter l’obsession sous sa forme la plus pathologique : révolte du craintif, protestation du timide, dérision spontex, pudeur, danse de Saint-Guy, pouvoir d’exorcisme, air innocent du coupable, tic, T.O.C. et autres gestes conjuratoires.

Je constate, j’enregistre le retard de l’autre : ce retard n’est encore qu’une entité mathématique computable (je regarde ma montre plusieurs fois) . [[R. Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Paris, 1977.]]

Un grand nombre de termes se terminant par le suffixe -phobie désignent des obsessions et non pas des phobies. Au cours de la phobie, la crainte est dirigée vers un objet externe ou une situation. Au cours des obsessions, l’angoisse est permanente puisqu’elle est liée à l’irruption permanente des idées obsédantes dans le psychisme. L’angoisse cesse lorsque l’exposition à cette situation disparaît. Les obsessionnels utilisent donc largement des stratégies d’évitement des objets ou situations angoissantes.

Le trouble obsessionnel le plus évident du Gentil Garçon est l’arithmomanie – le sujet ne peut s’empêcher de compter. Un maître ironiste, autre grand angoissé, en fait l’image même de sa « Weltanschauung ».
Autrefois je comptais, je comptais jusqu’à trois cents, quatre cents et avec d’autres choses encore, les ondées, les cloches, le babil des moineaux à l’aube, je comptais, ou pour rien, pour compter, puis je divisais par soixante. Ça passait le temps, j’étais le temps, je mangeais l’univers. Samuel Beckett, Malone meurt, Paris, 1951.
La situation phobogène, attaque de panique avec malaise général, sensation de mort imminente, tachycardie et sueurs froides fut sans doute aussi vécue par Gégé lors d’attaque de blemmophobie (peur du regard des autres) et d’éreutophobie (peur de rougir). On en trouve des indices dans les œuvres en lesquelles, il détruit son image ou en accumule tant de versions qu’aucune ne fait plus sens. Pour les phobies suivantes, les symptômes sont moins évidents : paraskevidékatriaphobie (peur des vendredis 13), anuptaphobie (peur de rester célibataire), apopathodiaphulatophobie (peur de la constipation), hippopotomonstrosesquipedaliophobie (peur des mots trop longs), biphobie (peur des bisexuels).
La katagélophobie (peur du ridicule) et la coulrophobie (peur des clowns), étant des cas à part. La peur du ridicule n’appelle aucun commentaire mais il est bon de savoir que jusqu’à l’âge de 20 ans, Gégé a eu peur des marionnettes et particulièrement de celles qui pendaient au bout d’un fil.

Le vécu du corps, surtout à l’adolescence, s’il est associé à une pathologie psychotique, le morcelle et peut s’exprimer d’une manière pulsionnelle par le tic. Celui-ci devient ainsi un moyen de contrôle.

Les enfants et les adolescents tiqueurs sont généralement anxieux. Ils manifestent des tensions, des tendances phobo-obsessionnelles, avec un caractère obsessionnel plus marqué. Ils peuvent être perfectionnistes, avec une tendance à la dévalorisation de soi, à un sentiment d’infériorité, à la mésestime de soi, mais avec une grande volonté et une tension réelle vers la réussite.[[Jacques Jaume, Les tics : s’en libérer, Dijon, 2006.]] N’est-on pas là en face d’un des portraits des plus pertinent du Gentil Garçon ?

Souvent réduit à un crâne, le visage, dans sa production, par la mobilité particulière de ses muscles, est le lieu privilégié pour des mouvements détendant les tensions intérieures. Mouvement brutal, anarchique et sans symbolique aucune. Les tics quoique se ressemblant tous ne sont jamais deux fois pareil. Ils semblent violents car ils ne représentent rien que ce qu’ils sont, une tension anarchique, traction exercée sur une substance souple ou élastique et l’état qui en résulte. Le système nerveux végétatif est excité. Il y a des rythmes de décharge avec balancement du corps ou percussion d’un objet. On n’est pas loin d’un avatar de Pac – Man . [[Pac-Man, rond jaune doté d’une bouche qui mange des pac-gommes et des fruits dans un labyrinthe hanté par quatre fantômes. Le jeu original comprend 255 labyrinthes différents. Le nombre de niveaux en est codé sur un seul octet. Le jeu est sorti dans les salles d’arcade à l’automne 1979 au Japon et a été commercialisé en 1980 aux États-Unis et dans le reste du monde.]] Les œuvres de Gégé sont des tics et le dépassement héroïco-hystéroïde de ces tics. Pour regarder une œuvre de Gégé, il convient donc de cligner des yeux, d’agiter une lèvre, de renifler, de glousser, d’hausser les épaules, d’hocher la tête, de s’arracher les cheveux, de se gratter frénétiquement (là, une décoction de pavots séchés est conseillé), de donner d’irrépressibles coups de pieds à son voisin éberlué.
On connaît le rapprochement d’une oreille et d’une épaule mais le tic peut aussi consister en de petits sauts. Des tics où le sujet est obligé de s’abaisser et de toucher le sol avec ses doigts sont fréquents. Et même là le Gégé, en son jeune âge, se révéla inventif : lui, c’était le plafond qu’il devait atteindre ! Ce rituel exigeait qu’il saute, d’un endroit précis du salon, et touche trois fois le plafond en faisant des entrechats…

Mais ne sombrons pas dans un pathos autour de cette psychopathologie enkystée. Ne nous y trompons pas : pour celui qu’il traverse, le tic est agréable. C’est à la fois un mouvement irrépressible et un mouvement désiré. Nous nous sommes tant aimé ! Foin donc ici de commisération. Merci, merci, ça va bien. Et vous ?

Il est peut-être ici qu’il est bon de rappeler que pour Fourier, les manies sont des passions qui jouent dans l’amour un rôle de nuances et de fédération. Tous ceux qui partagent un goût identique se rassemblent dans des groupes ou des séries. Les manies règnent concurremment avec l’amour exclusif dont elles freinent l’égoïsme absolu. Chacun peut s’applaudir… des originalités qu’on persifle en lui et les considérer comme voies de lien social, transitions ménagées par la nature, selon la règle des Attractions proportionnelles aux destinées. [[P. Bruckner, Fourier, Paris, 1975.]]
Les œuvres du Gentil Garçon ne sont pas que des amulettes et des fétiches, elles sont aussi concrétion de peur et rites donc de conjuration. Au niveau conscient, Gégé est aussi obsessionnel dans sa façon de travailler. Il met en place des processus créatifs qui demandent un travail quasi maniaque, qui exigent beaucoup de patience, patience qu’il n’a pas dans la vie de tous les jours mais qu’il s’impose à ce moment-là. Par exemple, convié à exposer à Rennes, il se propose de retrouver les 900 personnes qui ont donné leur nom à une rue. La plupart se révélèrent être d’illustres inconnus, y compris dans l’histoire locale. Un responsable du cadastre, passionné de toponymie, en ayant actualisé les noms, il s’associe avec lui et à deux en retrouvent 600 : curé, prof de math, donateur posthume. Il y avait aussi des noms très « Gentil Garçon » tels que Merlin l’Enchanteur ou le Petit Prince. A l’arrivée est publié un livre de 600 pages avec un portrait photographique par page : certains de bonne qualité (les gens célèbres) et d’autres de mauvaise qualité retrouvés dans la presse locale (les inconnus).
Côté obsession, on peut encore remarquer aussi que de nombreux motifs reviennent de façon récurrente : le crâne, la main, le bonhomme de neige, la chaise, l’ampoule, le câble, le point d’interrogation, l’avion, le cerveau. Ces topos sont recensés dans un flip book : La Grande Décomposition.

Sur le sujet, on conseille deux films : Obsession, de Visconti, 1942, et Obsession, de Brian de Palma, 1975, ainsi que la série Nurse Jackie, 2009, qui narre le quotidien d’une infirmière addicte (comme le Dr House), à la Vicodin (500mg de paracétamol et 5mg d’hydrocodone). Sa phobie à Jackie : manquer d’énergie…

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Peur.

En se transformant le feu se délasse : c’est fatigue et souffrance de servir des maîtres qui ne changent pas. [[Héraclite]]

Le monde est plein de mauvais garçons, déborde de Freddy Krueger et de prof de gym déments. Cela fait peur au Gentil Garçon. Et c’est à juste titre ! Tout le monde n’est pas comme lui, gentil.

Le Gentil Garçon quand il a peur, je ne le vois pas arrogant, fanfaron, masquant sa crainte sous les aboiements mais plutôt en chien de fusil ou assis par terre la tête entre les genoux, son grand corps roulé en boule. Putain d’angoisse ! Mais d’où ça vient ? Il y a bien sûr des rituels de conjurations possibles, des routines sécurisantes, des obsessions salutaires, des tics et même des T.O.C. qui soulagent un instant mais ça ne marche pas toujours et encore moins dans la durée. La peur dévore tout. Le mot grec pour désigner la peur est « phobie », d’où agoraphobie, claustrophobie, etc. Le contenu de vérité, le côté transcendant, des œuvres de Gégé, c’est la fragilité. Et elle vient de la peur. Trac, peur du ridicule donc, et c’est ça que Gégé rejoue à chaque fois. C’est là qu’il prend tous les risques.

A chaque fois, le Gentil Garçon sur son fil, le fin balancier au bout des doigts, peut sombrer dans la bouffonnerie, le cabaret, être démasqué, s’exposer à ce que tous découvrent ce qu’il est vraiment, ce farceur : rien… Purée, la peur ! Alors, il se jette dans le labeur, feuillette compulsivement pour la centième fois le Dictionnaire culturel des sciences [[Sous le direction de Nicolas Witkowski, Paris, 2001.]]– mais qu’est-ce qu’on fout là ?

Paradoxe dialectique. La peur inhibe la pensée et c’est en cela qu’elle est salutaire. Elle l’aiguise aussi. Adrénaline, tremblements, battements de cœur, yeux hallucinés, respiration coupée. On hurle. On est paralysé. On se retrouve avec les cheveux dressés sur la tête ou tout blanc. On s’urine dessus… Sueurs froides. Hyperventilation incontrôlée, angoisse, crise de panique. Bref, rien de très agréable. Mais alors comment se fait-il que la peur soit entourée d’une telle aura positive ? Est-ce parce qu’enfant nous aimions tellement en jouer ? Les rites d’initiation ne sont-ils pas sensés nous forcer à la mettre à distance, à la maîtriser ? N’a-t-elle un aspect sexuel évident ?

Il n’y a pas de consensus sur le fait que pour apprécier les quatre vers suivants de Stéphane Mallarmé,
Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui/
Va-t-il nous déchirer avec un coup d’aile ivre/
Ce lac dur oublié que hante sous le givre/
Le transparent glacier des vols qui n’ont pas fui !

il faut avoir connu la peur. Et pourtant qui n’a pas connu la peur n’a pas d’appétit, d’appétit de vivre s’entend et ne peut-on donc pas apprécier ses vers si vivants.

La peur est souvent précédée de l’étonnement, dont elle est proche, car les deux mènent à une excitation des sens de la vue et de l’ouïe. Dans les deux cas les yeux et la bouche sont grand ouverts. L’homme effrayé commence par se figer comme une statue, immobile et sans respirer, ou s’accroupit comme instinctivement pour échapper au regard d’autrui. Le cœur bat violemment, et palpite ou bat contre les côtes… La peau est très affectée par une grande peur, nous le voyons dans la façon formidable dont elle sécrète immédiatement de la transpiration… Les poils sur la peau se dressent; et les muscles superficiels frissonnent. Du fait du changement de rythme cardiaque, la respiration est accélérée. Les glandes salivaires agissent de façon imparfaite; la bouche devient sèche, est souvent ouverte et fermée. [[Charles Darwin, L’Expression des émotions chez l’homme et les animaux, 1872.]]
Signal de notre instinct animal devant le danger. La peur est un bénéfice adaptatif qui permet probablement à certaines espèces de pouvoir survivre… Ce qui nous fait peur, c’est l’idée que nous nous faisons des choses bien plus que la perception que nous en avons. Nos peurs sont pratiquement les productions de notre propre esprit, des phantasmes, des scénarii que nous créons… Et en prime s’y ajoute l’angoisse, la peur sans forme, sans image. Le vide ; la mort étant le prototype de l’angoisse parfaite, infini vertige…

Un électro-encéphalogramme fait lors d’un stress démontre que ce n’est pas une vue de l’esprit ; instantanément le rythme alpha se désynchronise et apparaissent des ondes rapides qui correspondent à l’augmentation de sécrétion des hormones…. Cela explique que beaucoup de patients phobiques, au moment d’une grosse peur, vont bien.

La peur est-elle une sensation qui donne du goût à la vie ? Le gosse qui joue hurle autant de plaisir que de peur. Beaucoup des jeux des enfants sont des jeux avec la peur. Et ces jeux ont une fonction d’éveil, mais aussi une fonction d’érotisation et de construction de l’identité, ce qui explique les jeux dangereux des adolescents, notamment lorsqu’ils vivent dans des familles trop “coconnantes”. L’adolescent peut intimement renforcer son identité en se disant : Oui, j’ai eu peur, mais j’ai été courageux, je l’ai fait quand même, j’ai triomphé ! Le tout-petit peut se dire : J’ai chassé les monstres, je les ai fait partir, j’ai chanté pour remplir le vide autour de moi… La peur a donc une fonction constructive dans l’identité. Elle est nécessaire !

Sur le paradigme d’une vie, on peut identifier trois époque de la peur. Une première, surexploitée par l’industrie culturelle, les monstres de l’enfance. Une seconde, genre à part entière lui aussi, genre principalement destinée aux adolescents, le film d’horreur. Et enfin, une troisième, noble celle-là, mature, adulte, celle qui fut honorée d’être servie par des athlètes du genre comme H. Fuseli, E. Poe, Lovecraft, Borges, M.G. Lewis, F. Goya, J. Ensor et tant d’autres maîtres du fantastique.

En passant, un film récent qui a une esthétique de bouton de culotte très proche de celle du Gentil Garçon, Coraline[[Henry Selick, 2009.]], fait vraiment peur aux enfants. Il leur fout carrément le blues. [[Synopsis : Coraline Jones est une fillette intrépide et douée d’une curiosité sans limite. Ses parents, qui ont tout juste emménagé avec elle dans une étrange maison, n’ont guère de temps à lui consacrer. Pour tromper son ennui, Coraline décide de jouer les exploratrices. Ouvrant une porte condamnée, elle pénètre dans un appartement identique au sien… mais où tout est différent, en mieux ! Dans cet autre monde, son père est pleinement disponible et sa mère prend la peine de lui mitonner des plats exquis. Mais le rêve va très vite tourner au cauchemar et Coraline va devoir déployer des trésors de bravoure, d’imagination et de ténacité pour rentrer chez elle.]]. Des faux parents pour eux, c’est l’horreur terminale ! P.K. Dick avait déjà, en 1954, réussi un petit chef d’œuvre sur le sujet : Le Père truqué.
Ce n’est pas pour rien que c’est à une toile bien précise, Le Cri de Munch, que le Gentil Garçon, ce vilain garnement, réserve ses plus mauvais traitements. Le vocabulaire de la peur hante la plupart de ses travaux. Sauras-tu en trouver des exemples ? Parce que moi, là, je sature, je fatigue, je n’en peux plus. On ne joue pas impunément avec ses terreurs !

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Utopie.

On ne peut pas dire que le Gentil Garçon soit ultra-gauche. Il est même plutôt adroit de ses mains ainsi qu’il l’a souvent démontré. Une piste à abandonner donc…

Quelle vitalité a ce concept qui voyage de siècle en siècle en épousant tant de défroques ! Dans sa définition courante, celle qu’utilise tous les jours les media, « utopique » signifie impossible, irréalisable, insensé, mais dans sa tradition historique, c’est le retour du politique contre le théologique. On ne veut pas moraliser le pouvoir. On veut refonder le social. Progrès et Esprit sont des utopies. Petit à petit, et dans la douleur, le progrès apparaît comme étant une croyance. C’est un des lieux distopiques du Gentil Garçon . Une des caractéristiques de l’utopie est une méticulosité délirante, quête d’une inhumaine précision. Cet aspect est aussi mimé avec force conviction par Gégé. Pour l’utopie, l’être humain est entièrement social. La société y est créatrice d’elle-même et plus que de justice, elle a soif d’égalité. Ça va lui coûter la liberté à la société…

L’utopie c’est la revanche de la raison contre l’imagination, le nivellement, la dictature citoyenne. Cela n’empêche que la possession commune de toutes les femmes puisse faire rêver. Ceci dit, les femmes qui accepteraient cela de bon cœur en seraient-elles vraiment, des femmes ? Fourier est bien au-delà de ces vulgarités. Sa « pivotale » et ses amours « omnigames », ses petites hordes, tant d’illuminations ! Comme il est généreux et indulgent – chez lui même le travail est délivré de sa malédiction biblique grâce à « l’attraction passionnelle » ! Et tout comme il y a un salaire minimum, il plaide en faveur d’un plaisir sexuel minimum – obligatoire ?

C’est surtout en matière d’amour qu’il convient d’éviter le ton dogmatique, répète-t-il. [[P. Bruckner, Fourier, Paris, 1975.]]
Pourquoi les enfants de tous les pays ont-ils un goût si général pour les confitures fines, les crèmes sucrées et les limonades, demande-t-il ? C’est que lesdits objets devront composer la nourriture économique des enfants dans l’Ordre combiné et que Dieu doit nous donner Attraction passionnée pour le genre de vie qu’il nous réserve dans ce nouvel Ordre. [[Idem.]]
Fourier est pour nous non pas le premier des socialistes puritains mais le dernier des libertins, farouchement apolitique, intimement persuadé que seules force et ruse dominent. Son Utopie, c’est le spontanéisme voulant le non pouvoir, l’impouvoir, désirant la puissance mais puissance de désir et d’intensités. Le pouvoir, pense-t-il, est incompatible avec le bonheur. Il asservit celui qui le subit et celui qui l’exerce. Il s’agit de ne jamais parler au nom des autres. Un nouveau spectre hante le monde : l’Attraction passionnée. Ni abnégation ni résignation : où la révolution est déjà commencée ou elle n’aura jamais lieu. Pas d’autre monde, rien de religieux mais du tout du chaman défoncé, hérésie de l’alternative immédiate. C’est une pensée de la dépense, pas de l’accumulation et de la rétention. La politique est renoncement, l’utopie, affirmation de toutes les jouissances, y compris les plus contradictoires d’entre elles. L’abnégation engendre le despotisme en politique et la monotonie en plaisir, le désir refoulé revenant en force comme désir de contrainte et d’oppression. En Utopie les moyens ne se soumettent pas aux fins mais trouvent leurs propres raisons d’être en eux-mêmes suscitant de nouvelles combinaisons et de nouvelles inventions. L’Utopie veut le présent et tout le présent.

On a commencé à s’y mettre. Ça faisait du bien. Ça faisait beaucoup, beaucoup de bien.
Après ça, Jan s’est levée et a ouvert une bouteille de vin. J’ai entamé mon dernier paquet de cigarettes et on s’est assis sur le lit à fumer et picoler.

– Tu es tout entier ici, elle a dit.

– Keske tu veux dire ?

– Je veux dire que je n’ai jamais rencontré un gars comme toi.

– Ah, vraiment ?

– Les autres sont présents à dix ou vingt pour cent, toi tu es là en entier, TOUT ce que tu es est là, c’est tellement différent. [[C. Bukowski, Factotum, Paris, 1984. (1975).]]

L’Utopie de Fourier c’est le règne des manies. L’artiste sybarite en est l’archétype. Comment passer concrètement à l’Utopie ? Faites de l’anodin un événement, soyez grands travailleurs à de petites besognes, soyez frivoles et délibérément ridicules, multipliez vos Moi, dépersonnalisez-vous, devenez des êtres de transition, de passage, soyez un tourbillon plutôt qu’un lien. Vivez dans l’innocence et la gaîté des orgies enfantines. Et c’est exactement ce que fait le Gentil Garçon.

Gégé est à lui tout seul le reflet parfait d’une histoire de l’utopie allant des origines à la plus complète des distopies. Au début de son existence, il manifeste une confiance absolue dans la science et ensuite la rejette tout aussi absolument. Ceci bien sûr sous une forme légère et parodique mais…

Les utopies réalisées n’ont que eu que deux issues : devenir ce qu’elles exècrent, léninisme, stalinisme, fascisme, nazisme, sionisme, féminisme –séparation, séparation, séparation – ou mourir dans la dignité, en s’auto dissolvant, comme l’ont fait les dernières avant-gardes à la fin des sixties.

D’utopie sans doute que chacun à la sienne mais celle du Gentil Garçon touche à la fusion des arts en un art total, à l’utopie wagnérienne, à la Gesamtkunstwerk. Il y a chez lui aussi quelque chose de l’Histoire comique des États et Empires de la Lune de Cyrano de Bergerac, (1657) et des Voyages de Gulliver de Jonathan Swift, (1726) ainsi que de L’An 2440, rêve s’il en fut jamais de Sébastien Mercier, (1771). Tout comme on pourrait y trouver des résidus des travaux de Zamiatine, d’Huxley, d’Orwell, de Boullée, de Ledoux, de Lequeu, de Taut, de Garnier, de Kroutikov, de Wright, de Fuller, d’Archigram, de Yona Friedman, de Coop Himmelb(l)au, de Kikutake, de Kurokawa, de Rotier, ou même de Mannheim, Polak, et Bloch.

Le Gentil Garçon, par exemple, rend au « non-encore-devenu » utopique cher à Ernst Bloch ce qui l’était déjà et jusqu’à la moelle – aux os en plastique pour chien entre autres…

On pourrait mentionner aussi Astro, le petit robot de Osamu Tezuka, auquel le Gentil Garçon doit beaucoup. C’est un robot qui s’humanise et qui, hélas, subit une forte discrimination de la part des humains. Mais je sais que la science-fiction ne lui est pas étrangère, ni le récit de voyages imaginaires, ni l’utopie de la dépense et de la part maudite. Tout comme la dissociation radicale du rêve et de l’acte.

Bref, le Gentil Garçon est le Vladimir Tatline de la consommation et de toutes ses utopies.

Mais plutôt que sur ce slogan ou que sur le Royaume des Amaurotes de Rabelais, ou sur celui des Houyhnhnms de Swift, j’aimerai conclure sur l’Atlantide de Platon. Dans mon édition [[Platon, Timée, Critias, GF Flammarion, Paris, 5e édition, 2001.]] du Timée et du Critias, les deux textes dans lesquels le Grec aborde le sujet, les annexes semblent avoir été glissées là par un malicieux Gentil Garçon :

• Annexe 1 : Les mélanges d’où résulte l’âme du monde.

• Annexe 2 : La structure mathématique de l’âme du monde.

• Annexe 3 : Description de la fabrication par le démiurge de la sphère armillaire qui représente l’âme du monde.

• Annexe 4 : Les mouvements des corps célestes.

• Annexe 5 : Théorie de la vision.

• Annexe 6 : Construction des quatre polyèdres réguliers connus à l’époque de Platon.

• Annexe 7 : Système des couleurs.

• Annexe 8 : Les vaisseaux dans le corps humain.

• Annexe 9 : La « nasse ».

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