
Aminatou Echard : Nous nous sommes embarqués ensemble il y a déjà plus d’une dizaine d’années. D’abord au CAT de Fontenay-aux-Roses, où nous avons menés plusieurs ateliers à cheval entre cinéma expérimental en pellicule et scène. Il y avait déjà une approche de nos deux mondes. Nous n’étions pas dans la théorie, ni l’analyse, mais dans le faire, dans la pratique, avec d’autres différents de nous dans le sens où ils n’appartenaient ni au monde du cinéma ni au monde du théâtre. C’est ainsi que nous les avions appelés les extra-ordinaires. Puis d’emblée tu as accepté de prendre à bras le corps les textes de Zakara, le chef des Bori. J’avais voulu créer une rencontre de toi incarnant la parole du chef des bori avec eux, les nigériens de la diaspora, à Bruxelles. Voir, faire l’expérience de la rencontre au travers de la parole de ce chef des sorciers, surgissant depuis le monde des invisibles au travers de toi. Convoquer les génies, que ton corps de comédien soit d’une certaine façon comme le cheval de génie qui permet au génie d’atteindre le monde des visibles. C’était une expérience qui rendait le texte réel avec une force presque surnaturelle. Nos deux comparses nigériens présents autour de la table étaient surpris, décontenancés, mais pris au jeu ont commencé à converser avec Zakara. Puis avec toi. Je voulais convoquer Garba de la même façon, et les choses ont pris un autre chemin. Nous avons cependant travaillé avec le corps, et le jeu, à Niamey, avec la nouvelle promotion de la filière Arts et Culture de Niamey. Là, nous avons été en apprentissage. Je voyais bien que les étudiants des deux autres promotions nous observaient, parfois en narguant ceux qui se trouvaient obligés de travailler avec nous, les blancs. Puis au fil des semaines, un petit groupe de la promotion du dessus a commencé à se constituer, pour travailler avec nous sur le film. Un pied dedans et un pied dehors. Comme disait Rolly. Tout autant attiré que repoussé. Et moi, probablement, tout autant consciente de cette place inconfortable : une blanche réalisatrice faisant un film sur sa mère ethnologue spécialiste du Niger. Très vite, avec la troupe de théâtre, j’ai cessé de leur poser des questions sur ma mère. J’ai eu l’impression de rejeter ce pour quoi j’étais là. Je ne sais pas si cela s’est senti. Bien entendu, le travail fou de la mise en scène de la pièce et de la préparation du tournage faisait que je devais penser vite. L’as-tu perçu ? Je me pose toujours la même question : Pourquoi vouloir savoir ce qu’ils pensent des travaux d’une ethnologue française sur le Niger ? Pourquoi ne pas s’intéresser à eux directement ? Et il y avait cette pression, qui empêchait le film de dériver, j’étais là pour faire un film sur ma mère. Dans un autre contexte, sans équipe, faisant l’image moi-même, j’aurai laissé le film dériver. Là, il fallait faire quelque chose, or il ne faut pas penser en ces termes lorsque l’on crée. Qu’en pensez-vous ?
Karim Abdelaziz : Une chose qui me frappe et me vient à l’esprit, avec l’évocation que tu fais de Zakara, c’est que l’art vivant comme on l’appelle, permet je crois de dialoguer directement et simplement avec les gens. Merci de m’avoir rappelé que en effet nous avons pu vraiment parler avec les nigériens de Belgique grâce à Zakara ! Je me souviens que tout était étrangement normal, évident. Ils ne semblaient pas se dire : Tiens ce mec a appris par cœur une partie du propos de Zakara, mais pourquoi ? Quelle drôle d’idée ? Ou : Il veut faire son malin ? Etc. Non, c’était Zakara qui parlait de fait à travers mon organisme. Et en plus le fait que je ne sois pas nigérien ne semblait pas leur poser de souci quant à l’appropriation de cette parole. Donc ta proposition de base était en or et ton intuition était juste…
Pour ce qui est du film, je ne connais pas vraiment l’économie du cinéma, mais je me rends bien compte qu’elle repose sur de gros moyens financiers qui ne sont pas nécessaires pour le théâtre. Et donc forcément il y a des pressions fortes, et ce peut être plus facilement le lit de jeux de pouvoir, et d’enjeux économiques périlleux, qui concernent plus de monde. Comme on dit on peut vraiment « y laisser des plumes ». Dans le domaine de l’art vivant aussi et j’en ai fait l’expérience par ailleurs il y a quelques temps, mais cela génère moins de pression, ou une pression d’une autre nature, contrairement au fait d’être lié à une production cinéma. J’ai l’image du cargo qui s’il chavire, perd tout son équipage et son précieux chargement en même temps.
Après c’est certain, tu as une vision, des intuitions en tant qu’artiste créatrice, je le sais car on a beaucoup échangé à ce sujet, on a brassé pas mal de matière, fait des essais, et il est fondamental que ce soit toi qui gardes le cap, pour en revenir à l’image du bateau.
Et là, oui je t’ai sentie souvent pas mal tiraillée entre les exigences de la production, le contexte sur place pas toujours facile et tes vrais désirs. Et je crois que le Niger, les gens là-bas, tout le monde en fait te demandait et te poussait à formuler ce que toi tu voulais vraiment. J’ai senti une forme de confrontation dans ce sens, inconfortable et douloureuse sûrement pour toi.
Rolly Bienvenue : j’ai envie de dire que l’aboutissement heureux de ce projet est le fruit de l’écoute mutuelle, visiblement sincère et qui est caractérisée par cette remise en cause que tu évoques.
Je crois que le mot tiraillement décrit avec justesse ce que nous avons traversé. Par exemple, Dès le commencement, il y avait cette sensation d’être impliqué dans un travail de création artistique puis après, je me vois englué dans une histoire qui a tout pour être simple mais ne peut pas l’être : celle d’une chercheuse française qui, au Niger, portait déjà ce manteau lourd de l’“explorateur”. Comme si la matière même du film était marquée par une mémoire partagée mais inégale, chargée de tensions héritées. Le tiraillement était donc là avant nous. Nicole et Garba, chacun à leur manière, l’avaient déjà éprouvé. Ce Garba qui était ma porte d’entrée dans le projet…porter sa parole dans ce cadre fascinant de dialogue entre le théâtre et le cinéma était ma motivation première. Evidemment, il y a aussi le fait qu’il s’agit d’un projet financé qui me permettrait de faire face à mes dettes d’étudiant ‘’étranger’’ à Niamey… mais la suite, pas aisé pour moi aussi du tout. des questions très personnelles se posaient à moi et je me posais à mon tour beaucoup de questions. C’est normal et intéressant Aminatou que tu sois face à ces bouleversements.
AE : Nous avons plongé dans le théâtre, dans le jeu. En laissant les étudiants prendre l’espace de la scène, déborder de la scène, en créant avec eux plus qu’en ne les dirigeant. Mais qu’est-ce qu’eux diraient de ce travail ? Nous avons eu l’impression de ne pas être dans l’imposition. Mais avons-nous réussi ?
KA : D’emblée dès le premier jour on a voulu instaurer un rapport horizontal que j’ai traduit par le fait qu’on était dans un vrai partage de connaissances (Je n’avais jamais mis les pieds au Niger, même pas en Afrique subsaharienne, et les étudiantes et étudiants avaient besoin d’outils artistiques que nous pouvions leur proposer) Je crois que même si au début le groupe n’était pas habitué à cette manière de fonctionner non conventionnelle, il y a eu peu à peu un creuset commun. Mais inévitablement pour moi nous sommes restés Aminatou et Karim qui dirigeaient la création, ce qui était vrai dans les faits, et inévitable, puisque ce n’était pas leur projet tout simplement et qu’ils ne sont pas venus nous chercher. La proposition venait de nous et même de toi plutôt. Il y a eu de mon côté, de la direction d’acteur, clairement. Pas parce que je ne pouvais pas faire autrement, mais parce que c’était juste dans le rapport avec eux pour moi de procéder comme cela et parce que j’aime ça. Je me souviens aussi que Fatimata notamment au début, a exprimé d’une manière parfois abrupte, le besoin d’une référence en matière de professeur : Elle ne comprenait pas ce principe d’une mise en scène à deux. Et j’irai plus loin en disant que pour moi cette question de co mettre en scène une création théâtrale reste… Une question, ouverte et en travail, elle n’est pas évidente ni aisée.
RB : Franchement, nous n’en serions pas là, s’il y avait eu une posture d’imposition. Aujourd’hui, je parle en revisualisant des images sur ce cheminement à Niamey et je confesse qu’Il y avait juste deux véritables artistes-chercheurs en face de nous et en réalité pas des néo-missionnaires. Non je ne crois pas. Et la suite des événements nous rend témoins de ce que je dis. Plus les écarts se creusent entre les deux espaces géographiques, plus les liens nés de cette communion artistique se raffermissent. C’était intéressant quand Karim m’avançait à Lausanne dit qu’il ne partira pas en Afrique en posture de ‘’formateur’’ dans les futurs que nous projetons. et toi aussi Aminatou, qui te retrouve souvent dans une posture méditative et de recherche d’issue dans nos échanges qui tournent autour de ce lourd héritage et des rapports actuels et futurs
AE : Karim, tu aurais voulu jouer avec eux, et nous n’avons pas pu créer l’espace pour cela. Il y aurait eu Garba, c’était le personnage parfait pour y plonger, mais il a fallu faire autrement. Mais comment de jouer avec eux aurait pu décaler nos places ? Quelle a été la particularité du travail du jeu avec eux ? qu’est-ce qui t’a surpris ?
KA : Oui à coup sûr cela aurait décalé mon rapport au groupe et à la mise en scène, et notre rapport dans le travail avec eux : Tu aurais dû dans ce cas je pense, endosser le rôle de la metteuse en scène parce qu’on n’aurait pas pu faire autrement et jouer avec le groupe, je ne sais pas du tout ce que ça aurait donné…
Je ne sais pas si je pourrais parler de particularité dans le travail avec eux. Je parlerais plutôt de plaisir de les emmener au-delà de la représentation de ce qu’elles et ils avaient de leurs personnages et de la manière dont le texte pouvait être incarné. Par exemple le fait de proposer à Souleymane jouant la lettre de Garba, de rire sur la hausse excessive des prix de l’époque dont pâtissait la population et la catastrophe écologique à venir dans les années 2000 avec l’évocation du tarissement du fleuve Niger, a provoqué une couleur dramatique saisissante, qui n’aurait pas surgi si Souleymane avait « joué » le texte à la lettre.
Nous avons tous les deux et toi la première, été sidérés par le fait que dès le début Fatimata « était » Nicole, y compris dans la pertinence et l’exigence de ses questions et de ses réflexions dans le travail.
La manière dont Oumou’l Kaïr a abordé Nicole avec une justesse et un naturel saisissant alors qu’elle n’avait jamais fait de théâtre, ça a été extraordinaire pour moi, et pour toi je crois.
Et puis chez tout le monde, le fait d’incarner ces mots, de faire corps commun a été extrêmement émouvant.
RB : Je parlais de tiraillement, léger au départ et qui s’est embrasé. Par quoi ? la réalité du contexte politique qui me questionne de l’intérieur au moment du projet. Nous étions à Niamey à un moment où le mal-être entre la France et le Sahel devenait béant. Nous jeunes africains, sentions tous, confusément, que quelque chose approchait, une secousse. Et ce climat extérieur pesait sur notre manière d’être ensemble avec vous. Pour ma part, il nourrissait mes réserves, mes vigilances. Peut-être est-ce cela qui nous plaçait dans cette position étrange que tu as décrite : à la fois attirés par l’expérience, et en même temps repoussés par ce qu’elle représentait symboliquement. Quand, du retour de Ouaga en partance pour Niamey pour démarrer la phase pratique du tournage, je retrouve tout un village rasé par le feu des assauts terroristes, des hommes, femmes et enfants aux abords des voies et ces pancartes de manifestants qui sont convaincus de la responsabilité de la politique française, tout s’était mélangé, tu te souviens ?
Au fond, j’ai le sentiment que le film s’est écrit au-delà de nous, qu’il est devenu ce qu’il voulait devenir. Notre position, ce “un pied dedans, un pied dehors”, n’était pas seulement une hésitation : c’était un combat intime, entre notre désir d’artistes de nous donner pleinement à l’expérience, et nos idées politiques qui nous rappelaient sans cesse le poids des rapports historiques. Pour ma part, j’ai vécu cette tension tout au long du projet. Et peut-être est-ce cette tension, à la fois fragile et brûlante, qui donne au film sa volonté, son dernier mot.
Si je ferme les yeux et que je revois le travail, ce qui me revient avec force, c’est votre façon de rester ouverte à l’imprévu, à ce qui surgit au détour d’un geste, d’un silence. Cela exigeait de nous un état particulier, une attente longue, parfois inconfortable, mais qui nous mettait sur le seuil de quelque chose de plus pieux que nos perceptions et qui tient à s’écrire.
Prononcer le discours de Garba, par exemple, n’était pas un simple exercice d’acteur : c’était comme si le texte me tirait de l’intérieur, m’obligeait à traverser mes propres contradictions. Et votre présence à vous trois en face de moi, la caméra, posée devant (Gilles bien effacé), Karim et toi surtout Aminatou, amplifiait ce tiraillement. Arriver à respirer et vivre dans cette cloison en tant qu’acteur, c’est grandir humainement. Ce qui n’est pas un détail.
AE : Je me rappelle de la représentation finale de la pièce. Nous étions en joie, nous avions beaucoup travaillé, poussé les étudiants jusque dans leurs retranchements, qui ont travaillé eux aussi avec beaucoup d’ardeur. Il y avait une belle fébrilité, et une grande excitation, de tous. Le travail accompli était intense, et tous, eux et nous, pensions que c’était beau, grand, nouveau, différent, fort. Qu’on était nous à un endroit diffèrent de d’habitude, que nous avions réussi à nous déplacer, à ne pas faire « comme » les blancs, à ne pas être « colons ». Eux les étudiants étaient fiers aussi, c’était nouveau, leur première représentation puisque pour la majorité d’entre eux ils n’avaient jamais fait de théâtre. Le spectacle était puissant, ils ont mené cela parfaitement. J’étais survoltée aussi, la famille de Garba était là, émue, c’était fort. Et après la représentation, de façon complètement inattendue, dans cette joie, voir tout ce monde, je me suis sentie envahie par une solitude immense, et une évidence qui m’a assailli : nous avions fait un tel travail, ensemble, dans un échange de travail à quatre mains en parfaite chorégraphie, mais non, nous n’avions pas réussi à nous déplacer, nous avions fait ce que tout blanc fait. Si on avait bougé, alors ce n’était que de la moitié d’un pouce, et encore. Je suis restée estomaquée. Je ne sais pas si nous en avons parlé alors ? Comment as-tu vécu ce moment juste après la représentation ? As-tu ressenti la même chose ?
KA : Oui c’est une question que tu as abordée dans le travail et notamment après, durant le tournage. Mon ressenti est différent, parce que je n’ai pas la même place que toi dans ce projet que tu as initié, parce que aussi, je n’ai pas le même héritage familial et culturel que toi : Nicole Echard qui était ta mère, était une ethnologue française qui a travaillé plusieurs décennies au Niger et qui n’a cessé de se poser précisément ces mêmes questions et de remettre en question sa pratique dans ce qu’elle relevait de colonial. Elle n’a cessé d’aller à contre-courant de cela et de ce qu’on pouvait attendre d’elle en tant qu’ethnologue. Ce qui faisait d’elle aussi une non blanche, ou une blanche hyper consciente qu’on ne sort pas de sa blanchitude et du rapport dominant. Toi à ton tour tu viens au Niger avec un écrit qui fait état de ces questions fondamentales. Il est normal que tu te poses toi-même ces problèmes et que tu sois confrontée à une situation quasi similaire. Tu as hérité aussi du parcours et des combats de Nicole !
Mon héritage à moi est différent. J’ai un père algérien qui s’est battu pour l’indépendance de son pays, qui ne m’a pas transmis ni sa langue ni sa culture et qui a immigré en France dans le contexte violent de la guerre d’Algérie. Je viens sur le continent africain, dans un pays qui a environ 1000km de frontière commune avec le pays de mon père. Ma mère est française. Chez moi cohabitent la trace du colonisateur et du colonisé.
Je pense à la fois que l’art est le moyen évident de sortir de ces rapports noir blanc colonisé colonisateur, et en même temps qu’il n’y a pas de solution et qu’on hérite de toute façon de ces rapports dominants dominés (que l’on soit dans le camp des dominants ou celui des dominés). Après je prends le parti de faire avec ça, et de permettre à ces questions de rester actives. Pour moi la question est : Et maintenant qu’est-ce qu’on fait de ça et avec ça ? Il n’y a rien à oublier ni à éluder, et je pense qu’on s’est confrontés aux questions sensibles justement.
RB : C’est bien fou non ? Nous avons fait et continuons là un intéressant travail d’écoute du temps, de l’espace et je suis de plus en plus persuadé que nous sommes distribués par l’histoire dans un projet de déplacement, de mouvement, de questionnement…
Franchement. J’avais trouvé un propulseur personnel. Le personnage de Garba par sa folie, sa naïveté, sa façon d’être libre me semble être un être très intéressant. Il est étonnant et j’ai vite rêvé le porter sans au départ peser l’écart entre le rêve et la réalité
Pour moi, c’était vraiment impeccable la gestion du plateau comme en dehors. Ce qui m’a marqué, c’est que cette attitude d’ouverture était pleinement perceptible. Elle traversait la manière dont l’espace était donné, partagé, débordé même.
C’est d’ailleurs cela qui, peu à peu, effaçait nos doutes et nos réticences. Parce que nous sentions que nous n’étions pas enfermés dans un cadre préétabli, mais invités à entrer dans un mouvement de recherche. J’ai perçu dans votre façon de diriger une disponibilité rare : non pas une posture de maîtrise ou d’imposition, mais une curiosité, une attention, un étonnement.
Et c’est précisément cela qui nous a fait comprendre que nous étions bien dans un projet artistique au service de l’art lui-même, au service d’un geste de création et non dans une entreprise dictée par une idée reçue ou par une volonté politique. Cet espace ouvert, presque fragile, nous a donné la possibilité d’oser se libérer.
AE : Ensuite, lors du tournage de la fada dans la nuit, Gentil est venu, lui qui ne voulait pas participer au film. Il m’avait dit « je sais ce que je vais dire, j’ai une chose à dire ». Précis. Sûr. C’était l’endroit où il avait la place de cette parole. Et il a confirmé ce que j’avais ressenti : la domination était toujours là, on n’avait pas échappé à reproduire les schémas, encore. A un moment en creux, où ils n’étaient pas critiques mais plutôt conciliant, j’ai voulu relancer la fada (rassemblement et discussion entre jeunes la nuit), je me suis alors permise de rentrer dans le cercle alors que ce n’était pas les règles que nous avions données au départ. Et j’ai senti leurs regards outrés : j’avais manqué à ma parole, je n’avais pas à interférer, c’était leur fada. Je me suis retirée et ils ont continué. Ce fossé est là, obligé. Il restera là. Le film a dû avancer avec cela, tout du long du travail, de la préparation, du tournage, du montage même. Comment pourrait-il en être autrement avec notre Histoire commune ?
J’ai toujours cette sensation en moi, que je n’ai rien à faire là-bas, en Afrique. Cela ne me quitte pas. Rolly, tu m’as dit justement que c’est pour cela que je dois poursuivre des projets là-bas, à chercher comment dépasser notre temps, mais moi je n’en suis toujours pas convaincue.
KA : Je rejoins Rolly. C’est joli, « dépasser notre temps ». Cela a à voir avec ma question : « Et maintenant qu’est-ce qu’on fait ?» Je pense aussi que la reproduction des schémas est partagée, et donc que le travail de dé tricotage de ce motif, de ce schéma qui se perpétue, est de l’ordre d’un ouvrage commun, et que donc il faut continuer à travailler et réfléchir ensemble… Comme dans une fada justement. Je ne parle pas de la responsabilité de l’occident qui évidemment est sans appel, mais d’un travail commun. Comment on fait pour être vraiment ensemble aujourd’hui, et sur quoi peut-on être vraiment ensemble ? Je dirais d’emblée que les domaines de la pensée, de la recherche, de l’art en général peuvent nous réunir.
Et là je pense qu’au Niger on était au cœur de la question, et que ces écrits, cette pièce qui a été créée et ce film qui a été fait et va être montré, sont au cœur du travail, de ces questions qui brûlent mais qui sont une manière de prendre possession ensemble du présent, de qui nous sommes aujourd’hui, même si ce présent est fait de désaccords, et justement parce que ce présent est ce qu’il est : inconfortable et brûlant, mais vivant et vrai de ces désaccords. J’ai eu là-bas la sensation physique d’une nécessité de ne pas vouloir se faire voler notre espace de création ensemble par la bien-pensance, le sentiment de culpabilité ou les institutions françaises sur place : Je crois que tout cela procède justement d’un néo colonialisme très pervers et qu’il faut déjouer. Déjouer le colon en soi d’un côté et déjouer le colonisé en soi de l’autre. Et c’est là, à notre échelle, que nous pouvons travailler ensemble noirs et blancs, d’égal à égal et sans démagogie. Oui je pense que c’est possible. Et ça s’est produit à plein de moments même si c’est un énorme travail. Et puis je crois aux tentatives vraies. C’est la tentative, le processus qui allume le feu des consciences. La pièce qui a existé a provoqué des choses c’est sûr. Le processus de fabrication du film a provoqué des choses c’est certain. Et les gens qui vont voir le film seront travaillés eux-mêmes. Donc quelque chose a été initié et provoqué et va continuer, c’est pour moi le plus important.
RB : Merci Karim. Que dire de plus ? tant que la pensée reste active, les vraies histoires tiendront nos mains pour s’écrire.
Le Grand Tout (119’, Niger France, Prod Survivance, Arte la Lucarne)
De Aminatou Echard
En collaboration artistique avec : Karim Abdelaziz
Avec Rolly Bienvenue et les étudiants de la filière Art et Culture de l’Université Abdou Moumouni de Niamey
Production : Carine Chichkowsky
Montage : Young Sun Noh
Son : Gil Savoy
Images : Aminatou Echard, Sylvain Dufayard, Abdoul-Kader Amadou Maiga, Chaibou Koraou Aïcha, Halidou Adamou Abdoul-Kader, Mounkaila Djibo Abdoulaziz, Nicole Echard.
Film visible à cette adresse jusqu’au 9 octobre 2026 : https://www.arte.tv/fr/videos/114582-000-A/le-grand-tout-l-ethnologie-les-etudiants-nigeriens-et-nous/