Paul Jean-Ortiz, son père et la Guerre d’Espagne.
Cette interview a été réalisée en novembre 2011 dans le cadre des rencontres que je multipliais, en 2010 et 2011, pour MNE (Mulhouse Net Expérimental), une radio Web : Loïc Connanski, Frédéric Pajak, Jean-Michel Yoyotte, Frédéric Gournay, Barrie Hastings, etc. Il fut le dernier de la série car depuis je me consacre à des performances textes/musique, performances qui seront mises en ligne petit-à-petit sur Dérives à partir de la semaine prochaine.
Comment se fait-il que tu t’intéresses à la Guerre d’Espagne ?
Tu as grandi au Maroc ?
Oui parce qu’il était parti, à la différence de tous les réfugiés qui sont arrivés en France et qui étaient principalement en Catalogne – le Front avait été coupé à la fin de la guerre. Lui était dans la poche sud, Alicante et les gens qui sont parti d’Alicante sont arrivés en Afrique du Nord, en Algérie où ils étaient mis dans des camps dans le Sahara. Certains ont participé d’ailleurs à la construction du Transsaharien, du train. Lui s’est évadé ou il a été libéré. Ce n’est pas très clair. Il s’est installé au Maroc où il y avait une colonie espagnole relativement importante.
Il a rencontré ta mère au Maroc ?
En France. Ma mère est bretonne et vit à Paris.
Il a la double nationalité ?
Il ne le sait pas. Il est apatride pendant dix ans et quand ils ont leur premier enfant, ma sœur, en 1948, ils vont au consulat et là, il s’aperçoit que ayant un père français, il était français.
Un père français qui s’appelait Jean-Ortiz ?
Il s’appelait Jean. Il a épousé une dame Ortiz qui était installée en Espagne. A l’origine, il devait faire du commerce de vin, du Languedoc, dans cela ne devait pas être du grand cru classé. Après, en Espagne, il a du faire de l’alcool médicinal. Il était dans une grande région vinicole et il devait faire en même temps du commerce de vin, j’imagine. Puis, il a ouvert une usine de produits de beauté.
Ta grand-mère paternelle est espagnole et ton grand-père paternel est français ?
Oui. Mon père est né et élevé en Espagne et parle français avec un gros accent espagnol.
Il était maire d’une commune ?
Il était adjoint au maire d’une commune qui s’appelait Villarrobledo qui est dans la région de la Manche, sur la route entre Madrid et Alicante ou Madrid et Valence. Assez peu de temps, quelques mois.
Il était Républicain ?
Socialiste, oui. J’y étais retourné avec lui. Il est mort en 1982 et lui est retourné en Espagne en 1979 c’est-à-dire à la mort de Franco et au rétablissement de la démocratie. Il disait qu’il ne voulait pas retourner en Espagne tant que Franco était vivant mais il est possible aussi qu’il aie été condamné ou recherché, qu’il aurait eu des soucis. Peut-être qu’au bout de vingt, il n’en aurait pas eu mais en tout cas…
Pourquoi aurait-il été condamné ?
C’est une des choses que j’ai essayé de chercher et je n’ai pas vraiment trouvé mais j’ai quelques pistes. Cette ville était une ville à la fois de grands propriétaires terriens et donc de prolétariat agricole avec une classe urbaine qui était un peu la bourgeoisie éclairée. Mon père faisait partie de ces cercles là, républicains anticléricaux mais qui n’était pas le prolétariat. C’était la classe intellectuelle entre guillemets. Les socialistes avaient gagné les élections municipales de février 1936 qui donne le pouvoir au Front populaire. C’est à partir de là que se déclenche le mécanisme qui conduira à la Guerre civile. Ils prennent le pouvoir dans cette ville qui était très marquée par la révolte de1934 quand le parti socialiste déclenche un mouvement de type insurrectionnel surtout connu sur les Asturies. Il y a toutes une série de villes qui rentrent en révolte et qui sont réprimés très sauvagement en particulier par Franco. A Villarrobledo, la direction du parti socialiste à l’époque est favorable à ce mouvement insurrectionnel et prend la ville. Il y a des affrontements très violents pendant plusieurs jours. Le chef de l’insurrection locale se suicide à la fin dans la Maison du Peuple. Il y a quelques personnes arrêtées. C’était donc un endroit assez violent. En particulier dans la lutte entre socialistes parce que la faction qui poussait à la voie insurrectionnelle c’était la faction de gauche de Largo Caballero qui est devenu premier ministre pendant la Guerre civile dont le surnom était le Lénine espagnol. C’était un tribun plutôt anti-communiste mais par opposition à la faction de droite qui était dirigée par Prieto. Mon père était de cette faction. Dans la ville, une fois que l’insurrection de 1934 a été défaite, c’est la faction de Prieto qui a pris le pouvoir.
C’est une ville de combien d’habitants ?
30 000 à peu près.
Y a-t-il des anarchistes là-bas ?
Dans les histoires locales que j’ai lu, non. Il y avait des communistes mais qui sont très minoritaires. Nationalement, ils s construisent dans la Guerre. Au début, ce n’est rien. Les révolutionnaires sont les héritiers des Lumières ; beaucoup de Franc maçons, des Républicains, des bourgeois socialistes ; les communistes, c’est 2, 3 %.
Donc toi, pendant trente ans, tu ne t’occupes pas de la Guerre d’Espagne puis se fait un travail de mémoire ?
Oui. Ce sont des questions d’âge mur. En 1982, à la mort de mon père, j’étais dans les affaires chinoises. Il est mort à 78 ans et lui parlait très peu de cela. Il a raconté quelques anecdotes et donné quelques éléments mais il n’a jamais fait des soirées à raconter…
Il ne fréquentait pas d’autres espagnols ?
Si ! Surtout au Maroc. Après, ils sont rentrés en France en 1967. Au Maroc, il animait un groupe de socialistes. Il était le responsable des espagnols en exil au Maroc jusqu’à son mariage. Après la guerre, pour les républicains espagnols, c’est quand même la grande déconfiture. Ils comprennent que Franco restera au pouvoir avec l’accord des américains et des Alliés. La perspective de rentrer au pays devient très lointaine. Il continuera à payer ses cotisations au parti socialiste ouvrier espagnol jusque dans les années soixante. J’ai retrouvé des timbres jusqu’en 1968 où il payait tout en votant pour Pompidou.
En 1945, on aurait pu se débarrasser de Franco.
Oui. A l’été 1944, quand les communistes espagnols réfugiés en France réarment des milices qui venaient de la résistance, ils sont prêt à repartir sur l’Espagne. C’est de Gaule qui va à Toulouse, en septembre 1944 et qui dit non. Il y aura quand même quelques colonnes de maquisards qui partiront mais sans soutien et qui survivront quand même quelques années, vers le Pays basque et en Aragon.
En relisant mes livres sur la Guerre d’Espagne, avant de venir de voir, ce qui m’a frappé, c’est la violence. Chaque fois qu’un camp reprend une ville, il y fusille la moitié des gens.
C’est vrai que c’est frappant. Quand on dit, c’est la bourgeoisie éclairée, il faut voir que la droite du parti socialiste à l’époque… Si on la calque sur le parti socialiste français actuel, c’est quelque part entre Manuel Vals, François Bayrou ou François Hollande, mais pas du tout. Avec l’incroyable présence de l’église catholique qu’on voit encore aujourd’hui. L’église catholique espagnole, c’est une force sociale conservatrice réactionnaire dont on n’imagine pas le degré d’arriération. Donc tout ces gens là qui sont agnostiques, athées sont forcément anticléricaux parce que le poids de l’église est tel que cela faisait des oppositions qui sont extrêmement violentes. Dans la ville dont mon père était originaire, au tout début de la Guerre civile, des milices ouvrières qui venaient d’un autre endroit, soi-disant, c’est ce qui est expliqué dans les histoires et dans un récit que j’ai aussi, sont arrivé donc juste après le putsch de Franco, le 18 juillet. La Garde civile se range au côté de Franco, dans les bâtiments d’autorité, la mairie, l’église. Une lutte armée s’engage pendant quelques jours. Le putsch ne prend pas nationalement. Dans la région, les principales villes restent au contrôle des républicains. Ils sont isolés et à un moment donné, ils se rendent. Cela dure 4, 5 jours, 23-24 juillet. Il y a des milices qui arrivent et qui prennent une série d’éléments fascistes et qui les liquident. Une cinquantaine de personnes sont exécutées. Il y a encore un monument de la phalange aujourd’hui dans la ville où l’on voit les noms de tous ces gens, morts pour la patrie et pour dieu. A la fin de la Guerre civile, en avril 1939, quand la ville a été reprise, ils ont exécuté entre 300 et 400 personnes. Sur une population de 30 000 habitants, c’est énorme. Dont l’instituteur et un certains nombre de personnalités. Mon père ayant été maire adjoint pendant une partie de la guerre puis juge de paix, notable dans un environnement de guerre et parti à l’armée à la fin, en 1938, il est sur que si il était resté chez lui, il aurait été exécuté. Ça ne fait pas de doute. Quand on retourne dans cette ville… J’y suis retourné pour chercher dans les archives. J’y ai retrouvé pas énormément parce que tout les dossiers personnels qui pouvaient concerner des gens avaient été brûlé, je pense à la fin de la République. Ils ont éliminé tout ce qui pouvait incriminer les uns ou les autres mais il reste les archives du conseil municipal, les réunions. J’ai pu reconstituer un petit peu à partir de ça ce qu’avait été son activité pendant cette période. Pour revenir sur les factions qui se disputaient au sein du parti socialiste, il fait partie du conseil municipal jusqu’en octobre 1936 et là s’installe une autre municipalité sans qu’il y ai eu d’élections. Je ne sais pas exactement comment. Il doit y avoir une décision du parti qui correspond à un changement de gouvernement à Madrid. C’est la prise du gouvernement par Largo Caballero. C’est la faction qui était autrefois dominante, qui avait dirigée en 1934 l’insurrection d’Asturies qui revient au pouvoir. Dans les comptes rendus, on voit que les gens s’interpellent. Ce n’est plus monsieur machin mais camarade. Il y a des diatribes sur les véritables défenseurs des travailleurs. C’est à ce moment là où lui est juge et à ce titre doit prendre un certain nombre de décisions. J’ai trouvé un extrait d’archive où il envoi au tribunal spécial de la capitale de la province un garde civil pour cause de désaffection au régime. Tout ça est très laconique ; on ne sait pas ce qu’il y a derrière. C’est le genre de décision qui ne sont pas pardonnable après. Et aujourd’hui, dans cette ville, il y a un climat s’y rentre, comme je l’ai fait, avec cette idée que cet endroit, il y a 40 ou 50 ans, il y a un nombre de signes qui sont extrêmement forts encore. On sent la tension. Sur la grande place, il y a une mairie et une église, une mairie du XVIe siècle, très belle, la Place de la Constitution, et dessous, il y a un parking souterrain et il s’appelle parking des martyrs du 18 juillet. C’est un parking privé. J’ai été dans un magasin acheté des produits locaux, du vin et de l’huile d’olive et je vois une huile d’olive locale dont la marque est « Une grande et libre » qui était la devise de l’Espagne sous Franco, avec le drapeau espagnol. A travers des choses comme cela, on s’aperçoit que cela reste présent. Tout comme il y a un monument à la phalange mais pas de monument à ceux qui ont été exécuté après 1939. La marie est socialiste depuis quasiment l’avènement de la démocratie, depuis les premières élections en 1977 mais les types n’ont touché à rien. J’ai vu le maire à qui j’avais demandé un rendez-vous en lui expliquant un peu mon histoire. Il m’a expliqué qu’ils étaient extrêmement prudents là-dessus parce que il ne voulait pas…
Ce n’est pas entrain de bouger en ce moment ce travail de mémoire dans le corps collectif ?
Oui mais cela reste encore relativement minoritaire. Je pense que tant que Juan Carlos sera vivant, il n’y aura pas de réel travail d’analyse, y compris de la transition démocratique. Aujourd’hui, c’est considéré comme un succès politique extraordinaire mais c’est une transition extrêmement archaïque si on la compare à ce qui s’est fait en Europe de l’Est, soit en Afrique du Sud ou même au Chili. Là, le retour à la démocratie s’accompagne d’un retour sur le passé de la dictature, soit par des méthode judiciaires, soit par des méthodes participatives, des commissions « vérité » ou de réconciliation, on essaie d’apurer le passé et d rendre une mémoire un peu apaisée à l’ensemble de la population. En Espagne, ce n’est pas le cas. La transition, c’est faite d’une manière extrêmement dure pour ceux qui ont perdu la Guerre civile. Elle s’est faite au prix de l’acceptation de la légitimité du pouvoir franquiste. Cela a été symbolisé par le fait que toutes les décisions judiciaires et tout l’ordre juridique de l’Espagne franquiste et resté en place sauf amendement au changement par le nouveau système donc les gens qui ont été condamné pendant les périodes franquistes à mort, ou à des peines de prison se voyaient toujours frappé de cette peine jusqu’à aujourd’hui. Ce que a introduit la loi pour la mémoire historique que Zapatero a remise sur le devant de la scène, cela a été la possibilité, à titre individuel, de pouvoir déposer des recours. On parlait tout à l’heure de Puig Antich, un anarchiste catalan qui a été garrotté en 1973. Sa famille a essayé de rouvrir le procès et d’obtenir une révision parce que l’instruction a été bâclée. On n’est pas du tout sur qu’il ait été l’auteur de l’attentat contre les gardes civiles, voire même qu’il ait participé. Tout cela était assez fragile. Et leur demande a été annulée et rejetée. Lui est donc toujours au regard de la loi légalement coupable. La loi sur la mémoire historique a introduit la notion de légitimité à la demande de réparation mais l’ordre juridique n’a pas bougé. C’est quelque chose qui est quand même tout à fait surprenant. J’ai interrogé un certain nombre de gens quand j’étais en Espagne, y compris des promoteurs de cette loi, en leur demandant mais pourquoi vous n’avez pas déclaré illégaux tous les jugements politiques ? L’argument était : ce serait impossible parce que cela détruirait l’ensemble de l’ordre juridique existant. Ce n’est pas vrai. On peut très bien isolé un certain nombre de jugements. Et à côté, cela rappelle que tous les juges, l’ordre policier, l’appareil franquiste est resté en place et a eu, à part quelques cas très symboliques, et encore, et qu’il n’y a pas eu d’épuration du tout donc c’est ordre extraordinairement réactionnaire, au sens général.
Comme l’Allemagne ?
Non parce que là, il y a eu la reconnaissance de la faute nazie. L’appareil est resté en place mais il y a eu une vaste contrition, l’interdiction du parti nazi. Alors que là, les décisions qui ont été prise sont restées valables et l’église, dans cette affaire, a joué un rôle extrêmement ambigu. Cela a été, dans les années soixante, un élément très fort de démocratisation mais le corps de l’église est resté très attaché à la période franquiste.
Et Garzon, que fait-il ?
Il a un procès pour prévarication parce que, justement, il a essayé d’ouvrir les dossiers des disparus et des personnes condamnées pendant la période du franquisme et qu’il l’a fait d’une manière telle… Il a demandé – c’était assez drôle en même temps, je ne sais à quelles autorités, qu’on lui communique l’heure et la date du décès de Franco pour pouvoir avancer dans ses investigations. Après une série de discussions juridiques, il a été suspendu. Et là, avec le nouveau gouvernement espagnol, ça va bouger dans le mauvais sens. Il y avait, au sein des instances juridiques suprêmes espagnoles, une situation de conflits. Ils n’arrivaient pas à nommer de nouveaux membres et là, le fait qu’il y ait une nouvelle majorité, ça va débloquer cette situation de paralysie. Effectivement, il y avait une contradiction extraordinaire en Espagne ou Garzon pouvait poursuivre Pinochet mais ne pouvait pas poursuivre Franco. C’est quelque chose qui a été assimilé par l’ensemble du cours politique espagnol, des communistes à la droite parce que c’était le fondement du pacte de retour à la démocratie. Le symbole de la transition, c’est la légalisation du parti communiste et que sur leurs sièges, ils accrochent le drapeau de la monarchie. Le parti accepte l’ordre légal tel qu’il était à l’époque, en 1976, en échange de la démocratie. Ça, ça n’a pas changé et donc, on peut trouver, par exemple à la radio, Santiago Carrillo qui est encore vivant et encore assez clair qui participe à une émission avec Fraga Iribarne qui est un des anciens ministres de Franco et qui, après, a dirigé un parti de droite pendant des années. Ils discutent entre eux d’une manière extrêmement courtoise.
En même temps, il y a tous ces charniers qu’on a rouverts.
Voilà ! C’est un mouvement à partir des petits-fils de la génération de la Guerre civile. Les pères ont vécu sous la répression. On fait leur vie. Au moment de la transition, l ‘idée était plutôt d’aller de l’avant, de parler d’autre chose. Ce sont donc les petits enfants qui reprennent cela. Les parents ont baissé la tête. Après, le système électoral leur a permis de prendre une revanche et de porter les socialistes au pouvoir et puis la Movida, l’ouverture, la modernité, etc. Les générations nouvelles nous pas été partie prenante à ce pacte de transition et donc ne sont liées à cela.
Et pour toi qui lit l’espagnol, comment est le travail historique qui se fait aujourd’hui ?
Cela reste extrêmement polémique.
Il n’y a pas un vrai travail historique ?
Il n’y a pas d’ouvrage… Suivant ton approche, il y a des auteurs que tu ne vas pas lire parce que tu sais que c’est une tentative de réhabilitation des franquistes. Et les gens de droite ne vont pas lire les historiens considérés comme étant de gauche. Il n’y a pas d’unification de la mémoire, une lecture commune du passé. Je ne crois que ce n’est pas possible. C’est resté, de manière très pure, un affrontement entre la classe ouvrière et la bourgeoisie. Comment faire parts égales ? C’est ce qu’a essayé de faire Zapatero. En 2004 ou 2005, la première année où il est arrivé au pouvoir, pour le défilé de la Fête nationale, ils ont fait défilé aux premiers rang des anciens de l’armée républicaine et de la division Azul, la division des volontaires franquistes qui se sont battus en Russie. Ils étaient incorporés dans la Wehrmacht. Ils avaient prêté serment à Hitler. Critiquer leur participation à l’effort de guerre nazi est très mal vu parce que ils se considèrent comme les premiers à avoir lutter contre le communisme. Ce défilé, c’est une vision irénique – tout le monde est rassemblé ; la guerre est un grand malheur – comme si la mémoire historique était un match nul.
Le POUM pensait à un affrontement entre totalitarismes.
C’est vrai qu’il y a plusieurs guerres civiles dans la Guerre civile. C’est cela qui en fait, probablement, l’attraction. Beaucoup de gens peuvent être fasciné par la Guerre civile parce des raisons extrêmement différentes.
Les Brigades internationales, c’est dément. Et c’est le seul pays avec un mouvement anarchiste qui existe…
…et qui est bien plus important que le mouvement communiste au départ.
Ça, c’est aussi important que la Commune.
Oui. C’est le seul exemple d’anarchistes aussi majoritaire. Ils représentent vraiment une fraction importante de la classe ouvrière. C’est d’ailleurs ce qui explique la non-intervention des puissances occidentales et surtout du Front populaire. Les britanniques ont freiné à mort et les banques britanniques ont financé Franco. Le Front populaire n’intervient parce que la situation est prérévolutionnaire, voir en Catalogne, révolutionnaire. Et en Aragon. Le résultat de cette non-intervention a été catastrophique pour tout le monde. Et après, l’effort de Staline, c’est de tout faire pour éviter qu’une autre voie possible de révolution s’installe que celle dont le modèle était symbolisé par l’Union soviétique. Il était vital, pour lui, de casser le mouvement anarchiste et le mouvement trotskyste. Le POUM est important. Il a des milices ouvrières. C’est un parti de masse aussi mais il n’a pas l’hégémonie que peuvent avoir les anarchistes.
A propos de la vitalité actuelle de l’église, l’Opus Déi…
C’est quelque chose de très différent de la vision qu’on peut en avoir en France où cela apparaît comme une secte, comme quelque chose de semi secret, une franc-maçonnerie. Elle se comporte en tant que telle d’ailleurs. Les gens ne s’affirment pas de l’Opus Déi. Alors qu’en Espagne, ils ont des réseaux d’hôpitaux, des écoles, qui s’en réclament ouvertement. Ils ont un porte-parole qu’on peut rencontrer. Même si les hauts responsables politiques ne s’affichent pas en disant : je suis de l’Opus Déi ; c’est de notoriété publique que tel ou tel en fait partie. C’est un mouvement qui a eu, entre guillemets, sa part positive dans les réformes sous Franco. L’équipe de technocrates qui, au début des années 60, pousse pour que l’Espagne entre dans le Marché commun, modernise son économie, développe le tourisme, tout ça, c’est l’Opus Déi.
Ils ont des écoles ?
Oui. Une des plus grandes université de Navarre est de l’Opus Déi.
Est-ce que ton père te racontait des anecdotes sur l’Espagne ?
Oui mais c’était plus des épisodes de la vie locale. Une des choses qu’il ne m’a pas raconté c’est qu’au moment du putsch de Franco, le maire n’est pas là et c’est lui qui finalement est le responsable de l’organisation de la réaction au putsch. Dans les archives municipales, il y a sa déposition qui est sur 4, 5 pages, qui raconte comment cela s’est passé. Évidemment, c’est une vision, si pas très idéalisé, en tout cas, officielle. Il m’a raconté, une fois, qu’il avait rencontré Prieto ou qu’il avait mis en prison un type qui s’est plaint parce qu’il avait été battu par sa femme. Il l’avait mis en prison en disant : on se fait pas battre pas sa femme. (Rire). Il m’a raconté comment à des élections qui tournaient mal, il avait envoyé des types casser des urnes pour provoquer l’annulation. Sur la guerre elle-même, il n’y a pas participé très longtemps. J’ai retrouvé les divisions dans lesquelles il était, la 82e division d’infanterie qui a été crée pour reprendre en ordre les milices, les intégrer dans l’armée régulière et c’était des milices qui devaient être à majorité anarchistes. Ils avaient du injecter les éléments socialistes pour être sur idéologiquement… Mais il n’avait pas un rang d’officier. Il était soldat. Il a participé à la deuxième défense de Madrid qui a eu lieu en 1938, autour de la Cité universitaire. Pour ça, quand nous sommes passé là-bas, il racontait que les gens s’interpelaient de tranchée à tranchée en disant : Eh le fasciste, est-ce que t’as des clopes ? J’ai retrouvé dans ses papiers son ordre de démobilisation qui date de janvier 1939. Le capitaine lui a signé un papier l’autorisant à partir de Madrid. Il a du probablement descendre chez lui voir sa mère qui vivait encore et puis après il a du partir. Arrivé à Alicante, il a pris le dernier bateau qui est parti du port ; c’était le 30 mars. C’est un bateau célèbre parce que c’est le dernier qui est parti. C’est un bateau anglais qui s’appelait le Stanbrook dont le capitaine était un britannique tout ce qu’il y a d’ordinaire. La République avait affrété le bateau pour évacuer ses partisans. Il a forcé le début de blocus qu’il y avait autour du port et il est partit sur ce bateau surchargé, 3 000 personnes pour aller à Oran. Dans ce bateau, il y avait… un livre a été écrit sur ce bateau… C’est une chose que je n’ai pas réussi à reconstituer : comment les gens ont réussi à monter à bord parce qu’il y avait 20 à 30 000 personnes qui voulaient partir. Après, il y a eu des massacres assez importants. C’était les italiens qui étaient autour d’Alicante. Entre autre, au Camp des Amandiers, il y a un grand nombre de morts. Il y avait des gens qui montaient avec leurs armes, il y avait des familles. Je pense qu’il y avait des quotas par parti politique. Mon père disait qu’il avait un billet pour le Mexique et qu’il avait raté le bateau. Le Mexique a été le seul état au monde qui a eu une politique d’accueil qui soit digne. En France, cela a été un accueil très rude. Sur les 300, 400 000 personnes qui arrivent en France depuis la Catalogne, c’est le peuple car les intellectuels, les médecins, les ouvriers spécialisés, sont partis au Mexique. Ces gens là sont très mal traités dans tous les camps du Sud, d’Argeles, etc.
Et ton père quand il faisait sa parfumerie, il était patron. Il avait beaucoup de personnel ?
Il a fait ça au Maroc. D’abord, il a commencé à être employé dans une usine qui faisait du savon. Après, il a créé sa propre boîte. Quand j’étais petit, il devait y avoir une trentaine ou une quarantaine de personnes qui travaillaient pour lui. C’était assez paternaliste. Il avait comme comptable, un de ses copains qui était réfugié comme lui, de la même ville et j’ai découvert dans les papiers qu’il était dans l’autre faction socialiste. Ils avaient du se réconcilier depuis sur cette question. Il avait un autre copain qui était de la même province et qui avait une usine de chaussures et un bar qui s’appelait le Tout va bien, un bar espagnol. Quand j’arrive en France, j’ai dix ans et on va dans le sud, à côté de Marseille, dans un village qui a été créé par des français du Maroc, très très pied-noir avec l’église Notre-Dame d’Afrique. 1967, c’est le moment où au Maroc, il lance le processus de marocinisation des biens avec une série de restrictions sur les étrangers. Il y a eu aussi une grosse vague de départ en 67 au Maroc des juifs marocains.
Et pour ce travail de mémoire, tu fréquentes d’autres gens ?
Oui, j’ai des liens avec une association d’enfants d’anciens exilés qui est animée par une femme dont le père était au Mexique. J’ai fait des choses avec eux en Espagne, en France. La mémoire de la République est quelque d’extrêmement sensible en Espagne. Les manifestations publiques, par exemple, qu’ils ont pu organiser… J’ai été à Alicante à une cérémonie publique pour l’anniversaire du départ du bateau où ils avaient invité les enfants du capitaine britannique. C’était assez émouvant mais c’était quelque chose qui n’a pas d’échos au niveau médiatique. Nous étions 4, 500, il y avait pas mal de monde. Mais tout travail de mémoire s’oppose tellement frontalement aux bases de la transition que cela ne peut rester que marginal. Défendre les idées de la République, c’est minoritaire ou alors c’est sur des bases catalanes ou basques. Les catalans assume et les basques aussi mais ils sont un peu moins républicains.
Mais les basques, même pendant la Guerre civile, étaient catholiques. Ils fuient en Catalogne avec leurs curés.
Tout à fait. Oui. Il y a eu tout un mouvement de béatification de prêtres tués pendant la Guerre civile par les républicains. Il y a beaucoup d’anarchistes qui ont été à la manœuvre à ce moment-là. (Rires). Surtout en Aragon. Et il n’y a aucun curé tué par les franquistes alors qu’il y en a eu et particulièrement au Pays Basque ou les curés étaient nationalistes. Quand cette question a été posée à la hiérarchie catholique, la réponse a été : c’est parce que ces prêtres n’ont pas été tués en raison de leurs convictions religieuses mais en raison de leurs convictions politiques donc ils n’ont pas vocation à être béatifiés puis sanctifiés. Ce processus de béatification avait été lancé dès les années 50 et Paul VI avait refusé de pousser plus avant. Jean-Paul II l’avait gelé. C’est après que le processus d’étude a été relancé et continué. On voit que là, le projet politique de l’église catholique qu’ils n’ont même pas réussi à faire aboutir sous Franco, ils le font aboutir, mais sans aucune ouverture, parce qu’ils auraient pu, ça ne leur coûtait pas grand chose, y inclure quelques basques.
Tu disais : « C’est très frontal ». Es-tu en faveur d’une approche plus diplomatique ?
Non. Je pense que le travail de mémoire ne peut s’arrêter de toute façon parce qu’effectivement, tant qu’une partie de la population aura l’impression que sa mémoire n’est pas respectée, n’est pas reconnue en tant que telle, il y aura un malaise au sein de la société. C’est à la Révolution française à laquelle il faudrait faire référence. L’affrontement était d’une violence telle qu’il faudra plusieurs générations pour arriver à avoir une sorte d’image, pas forcément consensuelle, mais un corpus commun suffisamment important. On n’en est pas forcément très loin mais il y a, sans doute, encore dis, vingt ans à attendre. D’abord parce que les principaux acteurs sont encore vivants, ceux de la transition j’entends, le roi, quelques acteurs symboliques comme Santiago Carrillo. Lui même a traversé toute l’histoire puisqu’il est accusé de massacre à Madrid en 1936. Quand il rentre en Espagne sur un vol qui vient d’Italie, en 1976. Ils atterrissent à Madrid et le commandant dit : « 15 degrés à l’extérieur, etc., et la personne qui est assise au siège 3b a tué mon père en 1936 à Madrid ». C’est une figure respectée, œcuménique mais qui soulève quand même encore, malgré tout, des polémiques. Fraga est toujours vivant aussi donc il faut que cette génération meurt et que dans la société l’ensemble des acteurs n’ait plus de liens directs pour que, peut-être, une histoire un peu plus commune se dégage mais on en est pas là.
Je pense beaucoup, évidemment, au Printemps arabe. Entre mes 20 et mes 30 ans, tout les gens que je fréquentais étaient plus ou moins marxistes. Cela générait un travail de mémoire. Les mouvements néo nazi connaissent du bout des doigts l’histoire du troisième Reich.
Oui mais pour ça, il faut un projet politique. Il faut un idéal, l’espoir d’un monde meilleur et les Révolutions dans le monde arabe sont portées par une incarnation extrêmement archaïque et caricaturale du pouvoir contre laquelle les gens peuvent se fédérer facilement. La corruption des régimes, l’accaparement des richesses sont criants. Au-delà de cela, la réalité du monde, c’est un monde extrêmement financiarisé avec un pouvoir très anonyme et dont ceux qui l’exercent ne sont pas vraiment visibles. Quand quelques investisseurs décident, les gestionnaires des fonds de pension qui gèrent des dizaines de milliards de dollars, ce sont des employés qui font les calculs.
Oui. Mais si tu veux créer une coopérative sauvage dans le fin fond de l’Algérie, tu peux t’intéresser à la Guerre civile espagnole.
On peut dire les choses autrement. Tu faisais remarquer tout à l’heure que les conditions avaient énormément changé, c’est vrai. Le monde a tellement changé que l’on ne peut plus l’analyser comme on l’analysait de manière assez simple et fidèle à la réalité dans les années trente en Espagne. L’actualité de la Guerre d’Espagne est difficile à cerner même si la duchesse d’Albe continue à avoir les grandes propriétés qu’elle a. Les prolétaires se sont transformés. Les concentrations de gens qui vendent leur force de travail, elles existent encore, en Chine, en Indes, dans énormément de pays, dans nos pays aussi mais dans nos pays elles sont déjà minoritaires par rapport à l’isolement de la caissière de supermarché. Quand le valeur que véhicule la société n’et pas celle d’un produit… Quand la société ne fonctionne pas pour fabriquer les meilleurs produits au meilleur prix mais pour fabriquer le plus d’argent avec le moins d’argent, c’est évident que le sentiment d’appartenance collective à un groupe est beaucoup plus dilué.
Toi, quand tu lis un de ces livres sur la Guerre d’Espagne, est-ce que cela revient sur toi, te transforme ?
Oui parce qu’il y a ce travail de distance. D’un côté, c’est tellement facile et agréable de se laisser porter et de s’identifier à tel ou tel courant. C’est très tentant et la grille de lecture était tellement simple que cela ne demande pas beaucoup d’effort. C’est en cela que c’est sans doute la dernière guerre romantique en Europe en tout cas. En même temps, nous sommes obligés de nous interroger sur effectivement les excès. Fallait-il tuer tous les curés ou tous les instituteurs ? Le travail de distance, il est automatique. Ça interroge. C’est plutôt stimulant.
Oui. Ma génération est la première génération d’européens de l’Ouest à n’avoir pas connu la guerre sur son sol.
La valeur de la vie a changé.