Os Cangaceiros N°2
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Os Cangaceiros et Wam courons le même risque : mourir sans avoir connu la richesse. Il n’y a plus que deux pôles : les intégrés et les pauvres. L’identification des travailleurs à leurs entreprises est redevenue entière à un stade plus élevé. Jusqu’à preuve du contraire… 1968 avait brisé le paternalisme dans les rapports de classes. Dans cet air cynique, nous respirions un peu mieux. C’est fini. Même le cynisme a pu être intégré par une idéologie dominante pseudo-réaliste utilisant des arguments pseudo empiriques. Le pouvoir a réussi à rediviser les pauvres. Très fort le spectacle de la pénurie, de la crise ! Il n’y a plus que des loups et des agneaux en strates superposées. En coupe : un gâteau et une ruche fourmillante
Nous vivons sur des sommets : isolement et atomisation. C’est tellement dur que la moindre reconnaissance symbolique va nous voir à genoux, hurlant :
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– Nous sommes à vendre !
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Les véritables oppositions vont se remoraliser. Ça va être d’un pénible ! Faudra montrer parte blanche partout, passer son temps à se justifier… Le sarcasme sera mal vu et très mal vécu. Il ne restera plus que des «T’es qui ?» !!! Os Cangaceiros évacue l’Histoire, son intelligence et son très très sain relativisme. Os Cangaceiros évacue les mœurs, seule question politique aujourd’hui digne d’intérêt. Vivent-ils en couple ? Chaque lapin, sa lapine ? Politesse du désespoir… Bien sûr qu’aucune violence collective n’est gratuite, que le corps social repose sur une guerre occultée, que la honte du pauvre est le nœud de sa résignation. Mais pourquoi attendre, hiérarchiser les actes, juger ? Comment faire pour ne pas être d’avant-garde, se mettre la tête au carré, militariser sa vie? Os Cangaceiros, défenseur des hooligans, aime un peu trop, à mon goût, la violence pour elle-même. Ils re-prennent le Vivons sans temps morts. Ok ! Qu’est-ce qui prouve que la Violence extrait le Temps de la Mort ? Rien ! Pour eux, il n’y a plus d’artistes et tous les intellectuels sont des putes. C’est possible… C’est un problème d’étiquettes. Au-delà de ce néo puritanisme reste une question : «Où souffle l’esprit ?»
ALAIN TANNER.
Tanner n’aime pas raconter ses souvenirs. Plutôt que comme un artiste, il apparaît comme un pédagogue. Pédagogue moralisant… Lorsqu’il nous révèle que Charles mort ou vif (1969) est traversé par des «dialogues du style café-théâtre au service d’un règlement de comptes idéologique» qui peut soupçonner qu’il parle d’une œuvre d’art ? Et lorsque son biographe écrit : «L’œuvre de Tanner est un effort permanent de lutte contre l’occultation du travail cinématographique. Selon une tendance qui relève de l’épistémologie appliquée aux sciences sociales», qui n’a pas l’impression de retourner à l’école ? Ces intellectuels ne sont jamais à court d’arguments : «Le cinéma de Tanner fut souvent jugé «lent», «ennuyeux», «nombriliste» : des termes signalant une perplexité devant des œuvres qui s’écartaient des chemins battus.» Dans le même rayon, lorsque Dimitriu nous apprend que Tanner a fait appel à John Berger comme conseiller politique, on n’en revient pas : les cinéastes suisses ont des conseillers politiques !
Tanner médit souvent de son joli et paisible petit pays. L’auteur du livre suit. Leur vision de la Suisse est délirante : «… dans un pays fédéraliste et surpeuplé, où la terre disparaît entre les forêts de béton et où le mot nation a peu de sens.» Tanner affirme se sentir à Lausanne ou en Valais comme un étranger. Pour lui il n’y a pas de peuple suisse. Il n’y a que des morceaux de peuple, morceaux rattachés culturellement à l’étranger. En susurrant cela le bluesman de la suissitude n’est-il pas horriblement ingrat ? Tanner juge la Suisse triste. Il ne s’est pas regardé ! Lui, le citoyen du milieu du monde, l’adepte du bon sens complètement pétri de la juste mesure. Remarquez, chères lectrices, l’emploi de l’adjectif peu dans la définition qu’il donne de sa praxis, «La culture doit toujours être un petit peu en avant, un peu antagoniste, un peu agressive, remettre en question et soi-même et le reste. Elle a toujours une dimension dialectique, de va-et-vient.» Quoi de plus suisse que ce peu et que la conception de la dialectique comme va-et-vient ?
Tanner imagine ses films, dit-il, de façon dialectique. Confusion fréquente : la dialectique n’est pas un mode de vie ou une façon de cadrer le lac Léman. La dialectique est la chouette de Minerve… C’est à la nuit tombée qu’elle prend son envol… Par ailleurs, l’infatigable intérêt de Tanner pour toutes les minorités prouve son absence totale de sens historique. Bref, laissons le cinéma aux cinéastes, la dialectique aux dialecticiens et le culte du rien aux tanneriens… Tout est dans tout et les films de Tanner sont bourrés de citations hyper-littéraires plus qu’indigestes. Exemple : «Au bout du petit matin l’échouage hétéroclite les puanteurs exacerbées de la corruption les sodomies monstrueuses de l’hostie et du victimaire…», etc., etc.
Tanner est un protestant. Jean-Sébastien Bach aussi. Deux des films de Tanner ont fait rire le public (La Salamandre, 1971, et Jonas, 1976). En est-il fier, content? Mais non ! «Quand on fait rire les gens sur des thèmes idéologiques c’est toujours une arme à double tranchant, parce que c’est aussi un aveu terrible d’impuissance». Y’a de la joie ! Y’a bon introspection… Dimitriu place Tanner à mi-chemin entre Godard et Costa-Gavras. Quel sandwich ! Tanner est un phraseur qui n’a aucune imagination. D’où son intérêt pour les minorités. La boucle est bouclée. Quel tort Bertolt Brecht n’a-t-il pas fait à tous ces petits-bourgeois intellectualisant… «Dans les années 60, j’avais plutôt des motivations d’ordre politique et le désir de mettre Brecht en pratique. Travailler la distanciation, mettre les gens dans une histoire mais ne pas vraiment la raconter, casser la linéarité du récit, fuir le naturalisme, empêcher l’histoire d’embrayer complètement en évitant l’identification classique du spectateur au personnage». Des mots, des mots, des mots !
La plupart des femmes dans les films de Tanner sont moches. Pourquoi ? Parce que les moches font plus vrai que les autres ? Lui parle d’une «approche structuraliste distanciée». Ben, ça embellit pas en tout cas. Et de même, ses aphorismes ne sont pas particulièrement stimulants : «Tout a déjà été fait, filmé, vu, digéré. Le monde est réduit à un spectacle télévisé.» Un cinéaste qui n’aime pas le spectacle ! N’est-il pas incroyable cet haïku romand : «Ne rien filmer c’est toujours filmer quelque chose.»
«… il n’y a rien de plus insupportable que les discours un peu pleurnichards sur le cinéma suisse», reconnaît Tanner. On ne peut, sur cela, que lui donner raison. Par contre, lorsqu’il prophétise – en 1985 – que la culture va se faire de plus en plus en marge, on peut raisonnablement se demander s’il sort de chez lui le dimanche… L’histoire a déjà jugé son concept de cinéma d’auteur et sa pratique. Le cinéma en tant qu’art est ailleurs. Il est dans les grosses productions hyper-pro et dans les petits poèmes tremblants du Single-8. Tanner, en bon Suisse qu’il est, est entre les deux. Et on peut trouver franchement désagréable sa récrimination contre tout ce qui n’est pas artisanal. «Il faut devenir international mais éviter à tout prix les films espérantos, métèques.» Tu sais ce qu’il te dit, le métèque ! Et ça se prétend artiste et dialecticien ! Tanner, lorsqu’il dit : «Mes problèmes – car c’est finalement les miens et pas ceux des autres – je les garde pour moi, je ne transfère pas mes angoisses sur tout le monde», exprime une conception de la vie d’artiste la plus éloignée possible de celle de Wam. Ce n’est pas pour rien qu’il trouve que les scènes d’amour sont les plus difficiles à faire… et que cet idéologue soit insensible aux beautés surprenantes de nombreux clips et de certaines publicités n’a vraiment rien d’étonnant. C’est d’ailleurs cela la principale caractéristique de Tanner : il n’est jamais étonnant… Il raconte qu’il fait des films parce qu’il ne vit pas. Il n’avait pas besoin de nous le dire. Suffit de voir ses films pour le savoir. De même, il prétend que rien n’est moins cinématographique qu’«une banlieue sage d’une petite ville de Suisse». Quelle profonde inculture ! Tous les grands artistes depuis le Bouvard et Pécuchet de Flaubert sont ceux qui ont attaqué ce sujet de front. Le 13 avril de l’année prochaine, pour son 80e anniversaire, nous offrirons Tanner à Samuel Beckett pour qu’il en fasse une pièce de théâtre. Bon d’accord c’est pas vraiment un cadeau. Mais Beckett a tellement d’humour ! Et puis cette molle pâte floue, écologiste à la petite semaine, qui se permet de critiquer nos modes d’expression – l’extase et l’hystérie -, qui minaude devant la violence des films américains et qui ne comprend rien à rien («Le cinéma a plus besoin de peintres et de poètes que de romanciers.»), on aurait un tel plaisir à le voir enfoncer dans l’objet beckettien par définition. Comme il le dit lui-même si joliment : «Cette résistance des matériaux vient tout simplement de la position morale de celui qui regarde». Morale, morale, morale ! Artiste ou moraliste, il faut choisir ! Les universitaires cinéphiles genevois aiment les films de Tanner. Et après ? «Je ne pense abso¬lument pas au spectateur au moment du tournage ni à celui du scénario du reste. Penser au spectateur serait une entreprise de séduction.» Merci ! D’accord… Il ne pense pas à nous. Ça aussi on l’avait remarqué tout seul. Jonas a été vu par deux millions de personnes. Incroyable le nombre de masochistes qu’il y a dans notre chère et si vieille Europe décadente. Concluons, car on perdrait sa jeu-nesse à énumérer toutes les vulgarités («Raconter des histoires, c’est mentir») de l’arpenteur genevois. Tanner trouve qu’en France on parle trop… La France trouve que Tanner ne se tait pas assez. Il n’y a rien à faire, les barbus le sont de l’âme. Tanner retranché dans ses petits bouts de ceci et ses petits bouts de cela dit qu’il faut douter un peu, pas trop, juste ce qu’il faut, «Il ne faut tout de même pas se laisser écraser». La Bible lui répond : «Je connais ta conduite : tu n’es ni froid ni chaud – que n’es-tu l’un ou l’autre ! – ainsi, puisque te voilà tiède, ni chaud ni froid, je vais te vomir de ma bouche.»
Christian Dimitriu, Alain Tanner, H. Veyrier, Paris, 1985, 134 p.
Lettre de M. Hertig
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Fribourg, le 11.11.85.
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Monsieur,
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Permettez-moi de revenir sur l’article que vous avez consacré à Alain Tanner, dans le N° 23 de «VOIR», pour vous dire mon étonnement devant une critique aussi partiale et aussi peu à l’écoute du sujet dont elle parle. Comment peut-on reléguer aussi rapidement tout effort de réflexion d’un cinéaste sur le moyen dont il use, comment vouloir occulter cette réflexion au profit d’une image ne relevant que d’un sens de l’esthétique à l’état brut ? Pourquoi cracher sur une image qui ne privilégie pas la beauté, pourquoi employer des arguments sortis tout droit d’un public qui aime les Claude Lelouch pour critiquer un cinéaste qui a su essayer de se confronter à la réalité, et même essaya d’être authentique ?
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Tout le monde n’a pas le talent d’Howard Hawks, nous sommes bien d’accord, mais pourquoi, au nom de ce cinéma à la Walsh renier et plus encore vomir sur une autre voie de langage cinématographique qui ne privilégie pas le spectaculaire ?
D’ailleurs, n’est-ce pas quand l’image est issue d’une réflexion qu’elle peut accéder à la beauté, par-delà cette réflexion ? Citons en exemple Godard Prénom Carmen ou encore Je vous salue Marie, là où la photo n’est pas gratuite, comme paraît l’être celle d’un Subway.
Un mot encore sur le rôle du critique : il me semble être celui d’un lecteur de l’œuvre, qui s’attache à en saisir l’articulation, à en dire les gestes et la beauté. Si l’œuvre lui paraît mauvaise, il devrait alors y découvrir ce qui la rend indigne de considération. Or, votre article sur Tanner ne me semble que polémique et à cet égard peu digne d’intérêt.
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Pardonnez-moi de vous accuser, alors que nous collaborons au même journal, mais comme nous ne nous connaissons pas, j’espère que vous comprendrez les raisons qui m’ont poussé à vous écrire ma réprobation.
Avec mes salutations,
ALAIN H E R T I G
Réponse de M. Tenret
Lausanne, le 14.11.1985. Monsieur Alain Hertig, J’ai bien reçu votre lettre du 11 novembre 1985. Elle ne m’a pas étonné. Mon article sur Tanner dans le N° 23 de Voir vous paraît partial. Il l’est ! Je relègue et j’occulte, pensez-vous, la réflexion de Tanner sur sa pratique. Ce n’est pas vrai. Je m’en moque ! Le culte de l’impuissance, les dissertations et le bon sens n’ont rien à voir avec l’art. Et votre concept totalement récriminatif, votre authenticité non plus.
_ L’authenticité est le Tampax du pauvre et la Suisse est riche. L’image des derniers Godard ne vous paraît pas gratuite. C’est bien ce qu’on lui reproche. Monsieur Hertig, apprenez ceci : les pédagogues sont des sadiques. Pour moi, c’est à l’inverse : j’aime qu’on me serve. J’ai des goûts de luxe. Les artistes sont des parasites. Le rôle du critique est de leur rappeler sans cesse que leur prétention est infondée. L’artiste doit être humble et le critique royal. Vous êtes tiède, vous ne trouvez pas la polémique digne d’intérêt, vous vous excusez d’avoir osé m’écrire, la conclusion biblique de mon article sur Tanner vous avait répondu par avance. Allez-vous faire pensionner.
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Yves Tenret.
Salvador de Olivier Stone
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Que peut-on dire sur la guerre vue de l’intérieur de nos vies craintives ? Que comme les scènes de ménage, il vaut mieux les voir à l’écran ? Période assassinat de l’archevêque Romero. Sans n’être jamais sentimental, c’est romantique. C’est cette bonne vieille lutte révolutionnaire décrite par des libéraux américains (gauche non-communiste). Les paysans ont des chevaux, les gouvernementaux des tanks. Les cadavres sont d’une horrible banalité. Le spectateur est insensé. Le propos est adulte. Puisse l’Europe retomber en enfance… Est-ce la réalité – masses chaleureuses/bourgeoisie froide – qui n’est plus que lieu commun ou l’intelligence du monde, la sclérose ? Il n’y a quand même rien de plus con que les attitudes christiques, vertige culpabilisant. Salvador est à ranger avec les cassettes Films sur l’Empire. Stone est le scénariste de la mauvaise conscience version «J’aime mon pays autant que vous». A son tableau : les Turcs en tant que porcs dans Midnight express, Scarface, L’Année du dragon.
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Ce dernier en tant que scénariste. Peut-être est-il raciste en fait ? Salvador = débiles menthols suicidaires et bourrés d’esprit de sérieux contre psychopathes salivants. Les seuls humains dans ses films sont américains. Les temps vont devenir de plus en plus durs pour Wam Ier, roi d’un belge en exil, rameau d’or, nounou bénévole.