En 1973, à l’époque de la sortie de La Mort de Maria Malibran, Michel Foucault fut fortement séduit par ce film. À cette occasion, le philosophe composa un très beau texte qui enchanta Werner Schroeter et, depuis, chaque fois qu’on lui demande ce qu’il pense de ce qu’on écrit sur ses films, le cinéaste allemand rend invariablement hommage à ce texte de Michel Foucault, qu’il tient pour l’analyse la plus pertinente et la plus juste sur son travail. Mais le philosophe et le cinéaste ne se connaissaient pas. Ainsi, quand je lui proposais d’écrire un livre sur son oeuvre, Werner Schroeter accepta l’idée avec joie mais il insista pour que j’organise une petite rencontre informelle entre lui et Michel Foucault. Ce que je fis. Nous nous rencontrâmes, Werner Schroeter, Michel Foucault et moi, chez le philosophe au début du mois de décembre 1981. La discussion qui s’en suivit se déroula dans les conditions d’une rencontre amicale : Michel Foucault était allongé sur la moquette et Werner Schroeter, assis face à lui, animait l’espace de ses grands gestes et de sa voix puissante. Entre eux, un magnétophone enregistrait leur dialogue. Quant à moi, j’avais choisi, après les avoirs mis en situation, de rester le plus discret possible afin de ne pas interférer leur dialogue. Ils ont longuement discuté. Michel Foucault m’avait demandé de réécrire cette conversation, bref de la remettre en forme pour qu’elle soit mieux accessible au lecteur. Mais lorsque la transcription fut terminée, je m’aperçus qu’il m’était impossible de réécrire du Michel Foucault. Afin de ne pas sombrer dans un style approximatif qui ne serait jamais que du sous–Foucault, je préférais conserver l’esprit d’un dialogue, avec ses hésitations et ses errements, voire avec ses répétitions, plutôt que de transformer cette discussion en un texte très écrit. Comme convenu, je fis parvenir la transcription de cette conversation à Michel Foucault afin qu’il puisse établir les corrections qu’il jugeait utiles. Mais lorsque je l’appelai pour lui demander s’il était satisfait, il fut très mécontent de mon travail, estimant que, tel quel, il ne pouvait pas être publié. Pour dire vrai, il me « passa un sacré savon » que je ne suis pas prêt à oublier. Je lui promettais que j’allais me coller à la tâche et faire, de ce texte brut, un écrit qui le satisfasse. Plus j’essayais de suivre ses conseils, plus j’étais obligé de constater qu’il ne me serait pas possible de répondre à l’attente du philosophe. Le bouclage de mon livre approchait. Et plus les jours passaient, plus je m’étais mis en tête que cette conversation entre Michel Foucault et Werner Schroeter ne ferait pas partie de cet ouvrage. J’en étais désolé. Je n’avais pas encore eu le temps d’en parler à l’auteur du Règne de Naples que le philosophe m’appela. Je fus surpris par le ton de sa voix qui était aux antipodes du ton cassant qui avait été le sien, quelques jours plus tôt. Sa voix était chaleureuse, amicale, coopératrice, à l’image de l’après–midi si agréable que nous avions passé, tous les trois, quelques jours plus tôt, avec Werner Schroeter. Que s’était–il passé entre–temps ? Il m’expliqua qu’il avait fait lire la transcription de notre conversation à son ami Hervé Guibert, qui était toujours en pareil cas son meilleur conseil. Ce dernier estima qu’il ne fallait rien toucher à ce texte dont l’aspect parlé lui donnait un ton d’authenticité et de vérité qu’il perdrait dans une réécriture. Finalement, Michel Foucault se rangea à cet avis. Le texte qui suit est donc la transcription de la conversation, à bâtons rompus, entre le philosophe et le cinéaste. Je vous la livre telle quelle.
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Gérard Courant : Michel Foucault, qu’est–ce qui vous a frappé en voyant La Mort de Maria Malibran ?
Michel Foucault : Ce qui m’a frappé en voyant La Mort de Maria Malibran ainsi que Willow Springs, c’est qu’il ne s’agit pas de films sur l’amour mais plutôt de films sur la passion.
Werner Schroeter : L’idée principale de Willow Spring reposait sur une obsession de dépendance qui liait les quatre personnages, chacun ne connaissant pas les raisons exactes de cette dépendance. Par exemple, Ila von Hasperg, qui joue le rôle de la servante et de la femme de ménage, ne sait pas pourquoi elle est victime de ce lien de dépendance avec Magdalena. Je vois ça comme une obsession.
M.F. : À un mot près, je crois que l’on parle de la même chose. D’abord, on ne peut pas dire que ces femmes s’aiment entre elles. On ne peut pas dire, non plus, dans Maria Malibran, qu’il y ait de l’amour. Il faudrait plutôt parler de passion. Qu’est–ce que la passion ? C’est un état, c’est quelque chose qui vous tombe dessus, qui s’empare de vous, qui vous tient par les deux épaules, qui ne connaît pas de pause, qui n’a pas d’origine. En fait, on ne sait pas d’où ça vient. La passion est venue comme ça. C’est un état toujours mobile, mais qui ne va pas vers un point donné. Il y a des moments forts et des moments faibles, des moments où c’est porté à l’incandescence. Ça flotte. Ça balance. C’est une sorte d’instant instable qui se poursuit pour des raisons obscures, peut–être par inertie. Ça cherche, à la limite, à se maintenir et à disparaître. La passion se donne toutes les conditions pour continuer et, en même temps, elle se détruit d’elle–même. Dans la passion, on n’est pas aveugle. Simplement, dans ces situations de passion, on n’est pas soi–même. Ça n’a plus de sens d’être soi–même. On voit les choses autrement.
Dans la passion, il y a aussi une qualité de souffrance–plaisir qui est très différente de ce que l’on peut trouver dans le désir ou dans ce qu’on appelle le sadisme ou le masochisme. Je ne vois aucune relation sadique ou masochiste entre ces femmes tandis qu’il existe un état de souffrance–plaisir complètement indissociable. Ce ne sont pas deux qualités qui se mêlent entre elles. C’est une seule et même qualité. Il y a, chez chacune, une très grande souffrance. On ne peut pas dire que l’une fasse souffrir l’autre. Ce sont trois types de souffrance permanente qui, en même temps, sont entièrement voulus car il n’y a aucune nécessité qu’elles soient, là, présentes.
Ces femmes se sont enchaînées dans un état de souffrance qui les lie, dont elles n’arrivent pas à se détacher et qui font pourtant tout pour s’en libérer. Tout ça est différent de l’amour. Dans l’amour, il y a, en quelque sorte, quelqu’un de titulaire de cet amour alors que dans la passion, ça circule entre les partenaires.
W.S. : L’amour est moins actif que la passion.
M.F. : L’état de passion est un état mixte entre les différents partenaires.
W.S. : L’amour est un état de grâce, d’éloignement. Dans une discussion que j’avais, récemment, avec Ingrid Caven, elle me disait que l’amour était un sentiment égoïste parce que ça ne regarde pas le partenaire.
M.F. : On peut parfaitement aimer sans que l’autre aime. C’est une affaire de solitude. C’est la raison pour laquelle, en un sens, l’amour est toujours plein de sollicitations de l’un envers l’autre. C’est, là, sa faiblesse car il demande toujours quelque chose à l’autre alors que dans l’état de passion entre deux ou trois personnes, c’est quelque chose qui permet de communiquer intensément.
W.S. : Ce qui veut dire que la passion contient, en elle, une grande force communicative, alors que l’amour est un état isolé. Je trouve cela très déprimant de savoir que l’amour est une création et une invention intérieures.
M.F. : L’amour peut devenir passion, c’est–à–dire, cette espèce d’état dont on a parlé.
W.S. : Et donc, cette souffrance.
M.F. : Cet état de souffrance mutuel et réciproque est, véritablement, la communication. Il me semble que c’est ce qui se passe entre ces femmes. Ces visages et ces corps ne sont pas traversés par du désir mais bien par de la passion.
W.S. : Il y a quelques années, à l’occasion d’un débat, quelqu’un m’avait dit que Willow Springs ressemblait au Malentendu d’Albert Camus.
M.F. : En effet, je pensais que votre film venait du livre de Camus. C’est la vieille histoire de l’auberge rouge que l’on retrouve dans de nombreux récits de la littérature européenne, c’est–à–dire de l’auberge tenue par des femmes qui tuent les voyageurs s’aventurant dans leur « repère ». Camus l’a utilisé dans son roman.
W.S. : Je ne connaissais pas cette histoire quand j’ai réalisé Willow Springs. Plus tard, j’ai lu le livre de Camus et je me suis aperçu que l’important, dans le récit, était la relation mère–fils. L’auberge était tenue par la mère et par la soeur qui attendaient le fils. Quand le fils revient, la mère et la soeur l’assassinent car elles ne le reconnaissent pas.
Willow Springs a été provoqué par Christine Kaufmann. Nous venions de travailler ensemble au théâtre dans ma mise en scène d’Emilia Galotti de Gotthold Ephraim Lessing. Un jour, Tony Curtis, son ex–mari, est venu prendre leurs deux enfants dont elle avait la garde pour cinq années. Nous n’avions pas d’argent pour nous battre contre ce père irresponsable. À ce moment–là, j’avais proposé un film à petit budget à la télévision allemande qui s’intitulait La Mort de Marilyn Monroe. Je suis parti avec Christine Kaufmann, Magdalena Montezuma et Ila von Hasperg en Amérique, car j’avais l’idée, avec Christine, de récupérer les deux enfants. C’est la première fois que j’allais à Los Angeles et en Californie. L’idée de Willow Springs est arrivée pendant les contacts avec les avocats et en découvrant la région. En Allemagne, certaines personnes y ont vu une critique de la terreur homosexuelle. Finalement, nous nous sommes retrouvés dans la même situation que les protagonistes du film. Nous étions dans un petit hôtel qui se trouvait à dix kilomètres de Willow Springs et nous étions complètement enfermés.
M.F. : Qu’est–ce qui fait que ces trois femmes vivent ensemble ?
W.S. : D’abord, ce que je veux dire, c’est que nous étions ensemble. Willow Springs était le reflet de ce que nous vivions à l’époque et ce que j’avais ressenti avec elles car je travaillais avec Magdalena, Ila et Christine depuis plusieurs années. De manière poétique, Ila mettait toujours sa laideur en avant, Christine était glacialement belle et très amicale et, Magdalena, était très dépressive et très dominatrice. Cette situation s’était créée dans un espace politique très défavorable, en un lieu où vivaient des fascistes. Le village était tenu par un nazi américain. C’était un endroit terrifiant…
Avez–vous une tendance pour la passion ou l’amour ?
M.F. : La passion.
W.S. : Le conflit de l’amour et de la passion est le sujet de toutes mes pièces de théâtre. L’amour est une force perdue, qui doit se perdre tout de suite parce qu’elle est jamais réciproque. C’est toujours la souffrance, le nihilisme total, comme la vie et la mort. Les auteurs que j’aime sont tous suicidaires : Kleist, Hölderling — qui est quelqu’un que je crois comprendre, mais hors du contexte de la littérature… Depuis mon enfance, je sais que je dois travailler non pas parce qu’on m’a dit que c’était indispensable — j’étais bien trop anarchiste et turbulent pour croire à ça — mais parce que je savais qu’il y avait si peu de possibilités de communiquer dans la vie qu’il fallait profiter du travail pour s’exprimer. En fait, travailler, c’est créer. J’ai connu une putain très créatrice qui a eu, avec sa clientèle, un comportement social créatif et artistique. C’est mon rêve. Quand je n’atteins pas à ces états de passion, je travaille…
Quelle est votre vie ?
M.F. : Très sage.
W.S. : Pouvez–vous me parler de votre passion ?
M.F. : Je vis depuis dix–huit ans dans un état de passion vis–à–vis de quelqu’un, pour quelqu’un. Peut–être, qu’à un moment donné, cette passion a pris la tournure de l’amour. En vérité, il s’agit d’un état de passion entre nous deux, d’un état permanent, qui n’a pas d’autre raison de se terminer que lui–même et, dans lequel, je suis complètement investi, qui passe à travers moi. Je crois qu’il n’y a pas une seule chose au monde, rien, quoi que ce soit, qui m’arrêterait lorsqu’il s’agit d’aller le retrouver, de lui parler.
W.S. : Quelles différences remarquez–vous dans l’état de passion vécu par une femme et dans celui, vécu par un homme ?
M.F. : Dans ces états de communication sans transparence qu’est la passion, quand on ne connaît pas ce qu’est le plaisir de l’autre, ce qu’est l’autre, ce qui se passe chez l’autre, j’aurais tendance à dire qu’il n’est pas possible de savoir si c’est plus fort chez les homosexuels.
W.S. : J’ai ma passion en Italie. C’est une passion qu’on ne peut pas définir de manière exclusivement sexuelle. C’est un garçon qui a ses amis, qui a ses amantes. C’est quelqu’un qui a aussi, je crois, une passion pour moi… Ça serait trop beau si c’était vrai ! Je le dis depuis mon enfance : pour moi, c’est un avantage d’être homosexuel parce que c’est beau.
M.F. : On a une preuve objective que l’homosexualité est plus intéressante que l’hétérosexualité, c’est que l’on connaît un nombre considérable d’hétérosexuels qui voudraient devenir homosexuels alors que l’on connaît très peu d’homosexuels qui aient réellement envie de devenir hétérosexuels. C’est comme passer d’Allemagne de l’Est en Allemagne de l’Ouest. Vous connaissez beaucoup d’Allemands de l’Ouest qui ont envie de s’installer à l’Est ?
G.C. : Bertold Brecht.
M.F. : C’est vrai, mais c’est l’exception qui confirme la règle. Et puis, c’était un autre temps où les rapports de force entre les deux Allemagne n’étaient pas les mêmes.
Bon, revenons à notre sujet. Nous, on pourra aimer une femme, avoir un rapport intense avec une femme, plus peut–être qu’avec un garçon mais on aura jamais envie de devenir hétérosexuels.
W.S. : Mon très grand ami Rosa von Praunheim, qui a fait beaucoup de films sur le sujet de l’homosexualité, un jour, m’a dit : « Tu es lâche et insupportable », parce que je me refusais à signer une pétition contre la répression des homosexuels. Ces derniers, à l’occasion d’une campagne de presse lancée par la revue Der Sterne, devaient se déclarer homosexuels. Je lui ai répondu : « Je veux bien signer votre pétition, mais je ne peux pas écrire quelque chose contre la répression des homosexuels car, s’il y a une chose dont je n’ai jamais souffert dans ma vie, c’est bien de l’homosexualité ». Comme j’étais déjà beaucoup aimé par les femmes, ils étaient encore plus attentifs à ma personne puisqu’ils savaient que j’étais homosexuel.
Peut–être ai–je réalisé Willow Springs par culpabilité, car j’ai fait beaucoup de cinéma et de théâtre avec les femmes. Je vois bien la différence de ma passion pour une femme comme Magdalena Montezuma avec laquelle j’entretiendrai une amitié très profonde jusqu’à la fin de mes jours et ma passion pour mon ami italien. Peut–être que psychologiquement — je précise que je ne connais rien à la psychologie — c’est l’angoisse avec les hommes et la culpabilité avec les femmes. Ma motivation est très étrange. Je ne peux pas la définir. À Prague, pour mon film Le Jour des idiots, j’ai travaillé avec trente femmes dont toutes celles avec qui j’ai collaboré depuis treize ans.
M.F. : Vous ne pourriez pas dire pourquoi ?
W.S. : Non.
M.F. : Une des choses les plus frappantes de votre film est qu’on ne peut rien savoir sur ce qui se passe entre ces femmes, sur la nature de ces petits mondes et, en même temps, il y a une sorte de clarté, d’évidence.
W.S. : Je ne peux pas définir la cause de mes sentiments. Par exemple, quand je revois cet ami italien, ça me met dans un état de passion.
M.F. : Je vais prendre un exemple. Quand je vois un film de Bergman, qui est également un cinéaste obsédé par les femmes et par l’amour entre les femmes, je m’ennuie. Bergman m’ennuie parce que je crois qu’il veut essayer de voir ce qui se passe entre ces femmes. Alors que, chez vous, il y a une sorte d’évidence immédiate qui ne cherche pas à dire ce qui se passe mais qui permet que l’on ne se pose même pas la question. Et votre manière de sortir complètement du film psychologique me semble fructueuse. À ce moment–là, on voit des corps, des visages, des lèvres, des yeux. Vous leur faites jouer une sorte d’évidence passionnée.
W.S. : La psychologie ne m’intéresse pas. Je n’y crois pas.
M.F. : Il faut revenir à ce que vous disiez tout à l’heure sur la créativité. On est perdu dans sa vie, dans ce qu’on écrit, dans un film que l’on fait lorsque, précisément, on veut s’interroger sur la nature de l’identité de quelque chose. Alors là, c’est « loupé », car on entre dans les classifications. Le problème, c’est de créer justement quelque chose qui se passe entre les idées et auquel il faut faire en sorte qu’il soit impossible de donner un nom et c’est donc, à chaque instant, d’essayer de lui donner une coloration, une forme et une intensité qui ne dit jamais ce qu’elle est. C’est ça l’art de vivre ! L’art de vivre, c’est de tuer la psychologie, de créer avec soi–même et avec les autres des individualités, des êtres, des relations, des qualités qui soient innomées. Si on ne peut pas arriver à faire ça dans sa vie, elle ne mérite pas d’être vécu. Je ne fais pas de différence entre les gens qui font de leur existence une oeuvre et ceux qui font une oeuvre dans leur existence. Une existence peut être une oeuvre parfaite et sublime et ça, les Grecs le savaient alors que nous l’avons complètement oublié surtout depuis la Renaissance.
W.S. : C’est le système de la terreur psychologique. Le cinéma n’est composé que de drames psychologiques, que de films de terreur psychologique…
Je n’ai pas peur de la mort. C’est peut–être arrogant de le dire mais c’est la vérité. (Pourtant, il y a dix ans, j’avais peur de la mort). Regarder la mort en face est un sentiment anarchiste dangereux contre la société établie. La société joue avec la terreur et la peur.
M.F. : Une des choses qui me préoccupe depuis un certain temps, c’est que je me rends compte combien il est difficile de se suicider. Réfléchissons et énumérons le petit nombre de moyens de suicides que nous avons à notre disposition, tous plus dégoûtant les uns que les autres. Prenons le gaz, c’est dangereux pour le voisin… La pendaison, c’est quand même désagréable pour la femme de ménage qui découvre le corps le lendemain matin… Se jeter par la fenêtre, ça salit le trottoir. En plus, le suicide est tout de même considéré de la manière la plus négative qui soit par la société. Non seulement, on dit que ce n’est pas bien de se suicider mais on considère que si quelqu’un se suicide, c’est qu’il allait très mal.
W.S. : Ce que vous dites est étrange parce que j’ai eu une discussion avec mon amie Alberte Barsacq, la costumière de mes films et de mes pièces de théâtre, sur deux amis qui se sont suicidés dernièrement. Je ne comprends pas qu’une personne très déprimée ait la force de se suicider. Je ne pourrais me suicider que dans un état de grâce, que dans un état de plaisir extrême mais surtout pas dans un état de dépression.
G.C. : Une chose a beaucoup étonné certaines personnes dans le suicide de Jean Eustache, c’est que les jours précédents son suicide, il allait mieux.
M.F. : Je suis sûr que Jean Eustache s’est suicidé alors qu’il était en forme. Les gens ne le comprennent pas parce qu’il allait bien. En effet, c’est quelque chose que l’on ne peut pas admettre. Je suis partisan d’un véritable combat culturel pour réapprendre aux gens qu’il n’y a pas de conduite qui ne soit plus belle, qui, par conséquent, mérite d’être réfléchie avec autant d’attention, que le suicide. Il faudrait travailler son suicide toute sa vie.
W.S. : Est–ce que vous connaissez cet écrivain allemand qui, il y a quelques années, a écrit un livre sur le suicide et qui propose un peu les mêmes idées que les vôtres ? Lui, après, il s’est suicidé.
Nous vivons dans un système qui fonctionne sur la culpabilité. Regardez la maladie. J’ai vécu en Afrique et aux Indes où les gens ne se gênaient pas du tout de montrer leur état à la société. Même le lépreux peut se montrer. Dans notre société occidentale sitôt que l’on est malade il faut avoir peur, se cacher et l’on ne peut plus vivre. Ce serait ridicule si la maladie ne faisait pas partie de la vie. J’ai une relation complètement schizoïde avec la psychologie. Si je prends mon briquet et une cigarette, c’est banal. L’important, c’est de faire le geste. C’est ce qui me donne ma dignité. Savoir que lorsque j’avais cinq ans ma mère a trop fumé ne m’intéresse pas pour la connaissance de ma propre personnalité.
M.F. : C’est un des grands points de choix que l’on a maintenant par rapport aux sociétés occidentales. Depuis le XXe siècle, on nous a appris qu’on ne peut plus rien faire soi–même si on ne connaît rien de soi–même. La vérité sur soi–même est une condition d’existence alors que l’on peut imaginer des sociétés où il serait parfaitement possible de ne pas chercher à régler la question de ce que l’on est. C’est une question qui n’a pas de sens. L’important, c’est l’art de ce que l’on fait, pour être ce que l’on est. Un art de soi–même qui serait tout à fait le contraire de soi–même. Faire de son être un objet d’art, c’est ça qui vaut la peine.
W.S. : Je me souviens de cette phrase de votre livre Les Mots et les Choses que j’ai beaucoup aimée : « Si ces dispositions venaient à disparaître… alors on peut bien parier que l’homme s’effacerait, comme à la limite de la mer un visage de sable ».
Je ne me suis jamais fâché avec quelqu’un. Je ne comprends pas comment on peut admettre le système psychologique bourgeois qui ne cesse d’opposer un individu contre un autre. Je peux très bien me disputer avec quelqu’un et, le lendemain, établir avec lui des relations normales. (Je ne parle pas de relation amoureuse ou passionnée). Chaque jour, je suis un autre. Pour moi, la psychologie est un mystère. Freud nous a construit un système très dangereux au–dessus de nos têtes et utilisable par toute société occidentale.
Je voudrais citer un exemple qui me paraît significatif d’un acte anodin qui serait mal interprété dans un sens freudien. Quand je suis rentré d’Amérique après le tournage de Willow Springs, j’étais très fatigué et ma mère a voulu me laver parce que ça lui faisait plaisir. À un certain moment, j’ai commencé à pisser dans la baignoire. Imaginez la situation : une mère de soixante ans et son fils de vingt–sept ans. J’ai beaucoup ri. De toutes les façons, je pisse toujours dans les baignoires. Pourquoi ne pas pisser ? C’est la seule réponse à donner. C’est une relation fraternelle, hors inceste, car je n’ai jamais eu de relation érotique imaginaire avec ma mère. Je l’ai considérée comme un copain. Je ne vois, là, aucun problème, sauf si je réduis cette action dans le contexte psychologique bourgeois…
Novalis a écrit un poème que j’adore : Les Élégies pour la nuit. Il explique pourquoi il préfère la nuit au jour. Ça, c’est le Romantisme allemand !
M.F. : Pourriez–vous me parler de votre mise en scène de Lohengrin que, malheureusement, je n’ai pas pu découvrir ?
W.S. : Quand j’ai monté Lohengrin, il y a trois ans, à Kassel, on m’a demandé : « Quelle est votre idée de la mise en scène ? » Ma seule réponse fut de dire que la musique de Lohengrin est extrêmement belle, que c’est une musique romantique que l’on peut forcer parce que Wagner a eu la conscience du siècle industriel. Je leur ai précisé que je ne leur donnerais pas le plaisir de leur jouer le petit diable qui dénonce la musique et l’oeuvre de Wagner car je la trouve tellement surchargée de multiples interprétations, surtout idéologiques, que je me suis décidé à en donner une représentation assez enfantine dans une mise en scène très primitive comme au théâtre de marionnettes. Le ciel était constellé de mille étoiles illuminées au–dessus d’une pyramide d’or avec des costumes qui scintillaient. J’ai travaillé presque uniquement avec le chef d’orchestre pour rendre la musique la plus belle possible. Mes amis de l’extrême gauche de Berlin m’ont dit : « Comment peut–on mettre Wagner en scène de cette façon ? » Je leur ai répondu : « Je refuse de faire comme Patrice Chéreau qui utilise des robes de soirée et des machines industrielles dans L’Anneau des Niebelungen, afin d’y dénoncer Wagner, d’en faire quelqu’un qui prévoit le IIIe Reich. »
M.F. : Je ne pense pas que Chéreau ait voulu faire ce que vous dites. Ce qui m’a paru fort chez Chéreau, c’est que ce n’est pas parce qu’il fait apparaître des visions industrielles qu’il y a quelque chose de dénonciateur. Dire qu’il y a des éléments de cette réalité–là présente chez Wagner n’est pas une critique simpliste et dénonciatrice du genre : « Regardez la réalité de Wagner, c’est la société bourgeoise ».
W.S. : Je travaille toujours avec les ambiances. Le théâtre de Kassel a une bonne ambiance musicale. J’ai réalisé ma mise en scène essentiellement en fonction des acteurs et des chanteurs. Si, dans la distribution, j’ai une chanteuse énorme, comme celle qui interprétait Elsa, je n’essaie pas de la camoufler par une silhouette noire et un vêtement blanc. J’ai conçu la mise en scène de manière à ce que lorsque Elsa, au premier acte, est accusée d’avoir assassiné Godefroi et qu’elle raconte ses visions, je les montre comme des visions collectives, comme si Elsa, avec sa vision, faisait partie d’un collectif amoureux, passionné. À la fin, quand Lohengrin se découvre comme un être masculin, on réalise que c’est quelqu’un de réel et qu’il ne s’agit plus d’une vision collective. À ce moment–là, Elsa se suicide et Ortrude, qui représente la vieille culture, triomphe. Ortrude est la femme passionnée positive de la pièce. C’est une musique qu’il faut « attaquer » d’une manière naïve. J’aime beaucoup la façon avec laquelle Boulez dirige Wagner mais ce n’est pas du tout de cette manière que je vois sa musique. Les interprètes ont réellement honte de rater le génie… et finalement ils ratent tout. Wagner était quelqu’un comme tout le monde avec, bien sûr, beaucoup de talent et une grande idée. Il ne faut pas commencer par le respect bien qu’il faille respecter la qualité de l’oeuvre mais pas le génie qui est derrière. La musique de Lohengrin est très musicale comme la musique viennoise. C’est ce que j’ai essayé de montrer dans ma mise en scène car je n’aime ni le luxe, ni Bayreuth.
M.F. : Quand vous avez réalisé Maria Malibran, avez–vous d’abord pensé à la musique ?
W.S. : Avant tout, je pensais au suicide, aux gens que j’aimais, à ceux pour qui j’éprouvais de la passion, comme Maria Callas dont j’étais toujours très amoureux. La Mort de Maria Malibran a existé grâce à des lectures : un livre espagnol sur Maria Malibran, un texte sur la mort de Janis Joplin et un autre sur celle de Jimi Hendrix, qui étaient deux artistes que j’admirais énormément.
Maria Callas était la vision érotique de mon enfance. Dans mes rêves érotiques de quatorze ans, je l’imaginais pisser et, moi, en train de la regarder. C’était toujours en dehors de l’image de Maria Callas, du respect et de l’amitié que j’avais pour elle. Elle est La femme érotique. Maria Callas était une passion totale. Étrangement, elle ne m’a jamais fait peur. Je me souviens d’une discussion que j’avais eue avec elle, à Paris, en 1976, où elle m’avait dit qu’elle ne connaissait que des gens qui avaient peur d’elle. Je lui avais dit : « Comment est–ce possible d’avoir peur de vous ? » Elle était d’une gentillesse exceptionnelle et elle était comme une petite fille grecque américaine. À cinquante ans, elle était la même chose. Je lui avais proposé : « Voulez–vous qu’on publie un article dans France–Soir : Maria Callas cherche un homme ? » Elle avait beaucoup ri. « Vous verrez, une centaine de personnes vont arriver. » Les gens avaient tellement peur d’elle qu’ils n’osaient pas venir la voir. Elle vivait une vie très solitaire. Quel dommage car, en dehors de son génie, elle était d’une sympathie et d’une gentillesse fabuleuses…
Une chose me fascine. C’est inimaginable ! Depuis douze ans que je travaille avec la même dizaine de personnes, il n’y a pratiquement pas, dans ce groupe, d’intérêt d’un membre avec un autre. Il n’y a pas d’intérêt profond entre Magdalena Montezuma et Christine Kaufmann, entre Christine et Ingrid Caven, etc. Il y a un intérêt vital entre Magdalena et Ingrid qui s’aiment et qui s’admirent beaucoup mais c’est une exception. S’il n’y a pas le metteur en scène entre elles, il n’y a pas de communication.
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Propos recueillis à Paris par Gérard Courant, le 3 décembre 1981, pour le livre Werner Schroeter, éditions la Cinémathèque française et Goethe Institut, janvier 1982.
Initialement publié sur le site de Gérard Courant