Texte d’un chat sauvage de la Boissière
Juillet 2009
Et oui, ma bonne dame, mon bon monsieur, que fait la police ?
Nous sommes bien à Montreuil, vous et moi : Montreuil, Seine-Saint-Denis. Qu’on y habite ou qu’on y passe, on a des yeux pour voir que ça ressemble peu à l’image qu’en donnent les journaux et les politiques. Aucune ville ne saurait ressembler à ces images abruties(-santes), alors j’ai décidé de commencer à décrire ce que c’est, aberrations optiques comprises.
Montreuil, c’est grand, ça fourmille de monde, c’est très complexe et c’est étonnamment tranquille. Sinon, ça ressemble beaucoup aux autres villes où j’ai vécu : l’Etat est partout et son administration nous octroie (ou pas) le droit d’être là, au prix de tous ces comptes à rendre sans cesse en montagnes de paperasse et de justifications d’existence. Il fait régner sa loi, sous l’infinie variété de ses uniformes, pour assurer le maintien d’un ordre réglé par le profit.
Comme partout ailleurs, c’est ça que fait la police.
L’argent est partout, mais pas pour tout le monde, évidemment. Le travail ne manque pour personne – il faut réussir à survivre dans la métropole -, c’est le salaire qui est rare, puisqu’on n’arrive pas à échapper vraiment à toute cette marchandise qui s’étale. Même les besoins les plus primaires, se nourrir, se loger, se déplacer, sont soumis à la propriété que tout l’arsenal répressif sert à protéger.
Comme partout ailleurs, c’est ça que fait la police.
Malgré cela, ici, je connais des gens un peu partout. Ils sont très différents les uns des autres, mais ils me ressemblent plus que ceux des panneaux publicitaires (que l’on trouve en nombre grandissant dans la commune voisine de P., et qui sont blancs, jeunes, actifs…). En général, à leur façon, ils font comme moi : ce qu’ils peuvent. Et ils s’entraident. Ils s’organisent pour ne pas (trop) subir face aux patrons, aux Assedic, aux HLM, aux contrôleurs de tous poils. Souvent, ils travaillent à construire quelque chose qui leur plait : une maison, une crèche, un livre… Parfois, on partage une aversion certaine pour tout ce qui précède, on essaye de comprendre comment s’en débarrasser et quand on trouve une petite idée, on s’empresse de la mettre en oeuvre. Ça non plus, ce n’est pas vraiment une pratique spécifiquement montreuilloise. Ces derniers temps, ça a donné en vrac : des occupations de maisons, de CAF, de tours de la mairie, des manifs, des actes de résistance aux rafles de sans-papiers, de solidarité avec des grévistes, des assemblées, des bouffes, des chansons… et j’en passe…
Mercredi soir, à Montreuil, c’est sur tout cela que la police a tiré au flash-ball. Dans la tête. Ce qui s’est passé ce soir-là arrive dans beaucoup d’autres villes et dans des situations très diverses (manifestation, intimidation des habitants de certains quartiers…). Une fois de plus, parler de bavure serait tout simplement mensonger.
Car elle fait quoi la police, hein ? Qu’est-ce qu’elle fait la police à Montreuil ?
Elle joue au ball-trapp dans les rues de la ville, mon bon monsieur, ça tire sur tout ce qui bouge, sur tout ce qui ne rentre pas dans le rang. Avis aux amateurs de démocratie participative : pour garantir la pérennité de ce beau système, la police républicaine vise à la tête !
Et oui, la police républicaine.
Celle qui fait des auto-temponeuses avec les mobylettes des adolescents – moratoire sur les voitures de police ! -, celle qui charge dans les avions des paquets humains en les étouffant avec des coussins – moratoire sur les coussins ! -, celle qui tamponne un procès-verbal de mise en garde à vue à 22h et un certificat de décès à 6h du matin – moratoire sur les gardes-à-vue ! – etc… La spécificité du recours systématique aux tirs de flash-ball, qui ont l’avantage pour les policiers qui les utilisent de mutiler sans tuer – ce qui les exposerait à quelques tracasseries administratives et à une légère prise de retard sur leurs points retraite -, doit être prise en compte mais il faut être particulièrement obtus ou parfaitement de mauvaise foi pour soutenir que la question de la violence de la police se résume à cela. Car au fond, ma bonne dame, mon bon monsieur, tout le monde sait ce qu’elle fait la police.
Tout le monde le voit, ça crève les yeux.
Colère – En réponse au projet « Outrage & Rébellion »
Texte des spectateurs non réconciliés
Janvier 2010
Le 8 Juillet 2009, à Montreuil, la police, armée de flashball, tire, à hauteur de visage, sur un groupe de manifestants rassemblés devant la Clinique, squat expulsé le matin même. Cinq camarades sont touchés. Suite à cela Nicole Brenez lance un appel (d’offres) à des cinéastes. Beaucoup parmi ceux qui figurent dans son carnet d’adresses y ont répondu mais personne, absolument personne, n’a cherché à nouer contact avec ceux à qui ces films sont adressés et censés rendre hommage. Histoire, par exemple, de se présenter, de faire connaissance, de se documenter.
Le cahier des charges de cet appel ressemblait à : « Un jeune cinéaste, Joachim Gatti, perd un œil à cause d’un tir de flashball à Montreuil ; à vos machines, il faut répondre par les moyens du cinéma ». C’est à cette injonction qu’ont répondu les auteurs de ces films. Or déjà l’énoncé de la commande était partiellement vrai. Les flics ne visaient pas un cinéaste, mais tous ceux qui étaient rassemblés devant la Clinique ce soir-là. Et, au delà, ils ont tiré sur les expérimentations politiques qui s’y menaient depuis des mois : occuper des maisons vides, lutter contre les arrestations de sans-papiers, tenir une permanence sociale, occuper des pôle-emploi et des CAF, organiser des concerts, faire un ciné-club et un magasin gratuit, une radio de rue les jours de marché, une cantine collective, écrire un journal mural chaque semaine, tisser des liens avec d’autres collectifs à Paris et dans d’autres villes…
Lorsque nous avons reçu la première moisson de films du projet « Outrage & Rébellion », nous nous sommes réunis dans une maison occupée à Montreuil pour les regarder. Beaucoup furent agités dans la nuit par ces quasi-horreurs.
Peu de cinéastes ont cherché à prendre position depuis l’événement. Quand on regarde ces films, ce qui apparaît au premier plan, ce sont les réalisateurs, leurs noms, leurs tics, leurs problèmes, leur stylistique, leurs compagnons, leurs appartements, leurs lubies, leurs banques d’images, leurs disques, leurs livres préférés et finalement leurs Curriculum Vitae en ligne sur Médiapart. Le sentiment qu’ici, on se donne à voir plus que l’on ne donne à voir.
L’accumulation fait sens et l’absence absolue de réflexion commune aussi. Ces films finissent par produire une réponse collective paradoxale : ce qui fait « collectif », c’est l’effet collection, l’effet exposition conduite par une commissaire. Ces objets mis bout à bout donnent à voir les dispositions stylistiques que nous sommes invités à choisir sur le grand marché des tendances culturelles.
Ici point de surprises, ces gestes cinématographiques s’inscrivent en rab sur l’événement et se distinguent soit par une plus value narcissique, soit par un surplus de jouissance, soit les deux. La plupart de ces objets sont dédicacés à Joachim puis signés par les auteurs avec un copyright. Ainsi, le caractère tristement public de ce qui s’est passé retourne, par le cinéma, dans la sphère du droit des usages et de la propriété. C’est aussi de pornographie qu’il s’agit : de l’exhibition de la toute puissance de la police – « Mon dieu, toute cette police costumée quand même, quelle horreur… » – à la turgescence ridicule d’un Georges Bataille lue par une jeune fille en fleur, le pas a été franchi ; honte sur eux.
Ce qui spécifie ces réponses, c’est qu’elles ne se tiennent même pas à la hauteur d’un compte rendu de paparazzi. Nous pourrions nous en réjouir, mais non. Chaque film présenté nous vend une salade vaguement formelle, vaguement politique, vaguement révoltée, plutôt compassionnelle, jusqu’au document interminable sur les difficultés de travail de la police racontées par un syndicat de gauche. La figure principale, récurrente jusqu’à la nausée, est la puissance de la police. Au fil des films la vacuité de sa détestation s’impose. Ce qui est sûr, c’est que le monde sensible qui s’exprime dans ces travaux n’est pas le nôtre. Pas tout à fait. Cela ne serait pas un problème si ces films pouvaient nous aider à penser. En réalité, ils ne font que nous rabattre sur les mêmes pauvres visions du réel qui déjà nous étouffaient et contre lesquelles nous essayons de lutter.
Que les choses soient claires : chacun est libre de répondre avec les outils qu’il se donne aux sirènes qu’il entend. Le problème c’est que tout cette « matière filmique », montée et accumulée, va à l’encontre de ce qui se cherche à Montreuil et ailleurs, jusqu’à le rendre absent.
Depuis quelques années, le capitalisme s’est fait remarquer par une disposition à coudre deux affects considérés jadis comme inconciliables : l’opportunisme et la sincérité. Ces travaux sont une des monstrations possibles de cet état de faits. Ils nous attristent et nous révoltent aussi pour cette raison.
Des spectateurs non réconciliés
(ceux à qui ces films rendent hommage)
Contact : circulez.voir@gmail.com