
Lettre aux serres de Mathieu, à Dieulefit, France
le 24 juin 2025
Ta lettre m’arrive, ô Matthieu, alors que je lis L’Étranger d’Albert Camus. Et j’ai réalisé que j’oubliais souvent qu’il y avait un roman dans ma main, et que j’étais une lectrice ; au moment où je disais à son héros, Meursault, qui s’était assis toute une nuit à côté du corps de sa mère avant son enterrement : « Tu es chanceux… vas-y, serre-la contre toi ». Et quand il ressentit la somnolence, je lui ai dit : « Ne t’assoupis pas, imbécile. Tu pourras dormir d’autres nuits, sauf cette nuit. Ne fume pas de cigarettes, car tu n’as pas besoin d’apaiser ton chagrin. Il convient que les mères soient pleurées par leurs fils d’une immense tristesse ». À un certain moment, j’ai ri en me disant : Que fais-tu ? Ce n’est qu’un roman, ô Alaa.
Est-ce la peur de l’absence d’un adieu à ceux que nous aimons ? Ou bien parce que la guerre ne nous a pas donné une occasion digne pour l’adieu. Tu me parles de la rosée accrochée à la terre à Dieulefit, et je te parle des décombres dans lesquels se sont mêlés les corps démembrés et les lieux, jusqu’à ce que les formes des chemins changent, et je m’aperçois que je m’interroge cent fois sur le chemin : Où suis-je ?
Et il semble triste que tu m’aies rappelé ce qu’est la terre, sa forme originelle, un lieu où poussent les roses, les arbres, l’herbe, et les tomates rouges, celles que, selon ta description, nous n’avons pas vues depuis de longs mois. Mais il est heureux que je garde encore la douceur de son toucher dans ma mémoire poétique.
Le gris me tue. Il s’étend peu à peu sur une petite parcelle géographique, la plus ensanglantée de la surface de la terre.
C’est une bonne chose que ta lettre ait pu traverser les colonnes de missiles et d’obus. J’ai craint qu’un missile ne l’intercepte, ou qu’un éclat brûlant ne la réduise en cendres. Un seul missile porte en lui des milliers d’éclats, la mort concentrée ne lui plaît pas : il explose en centaines de fragments pour tuer le plus grand nombre possible. Une technologie moderne pour une mort plus vaste, et des blessures plus douloureuses. Je peux te féliciter : ta lettre a survécu !
J’ai oublié la forme de la terre.
C’est cela qui m’a le plus blessée après avoir lu ta lettre. Et mon cœur s’est attendri pendant une minute, où je sentais la rosée sur une feuille verte et fraîche. Mais à Gaza, le matin n’a pas le temps de respirer, pour que les feuilles se couvrent de rosée. Et si la rosée se dépose sur tes chaussures, alors tu es chanceux, car les chaussures des habitants de Gaza n’ont pas ce privilège. Souvent, elles se tachent du sang des martyrs, et parfois deviennent des coussins pour les mères après avoir enterré leurs enfants et gardé leurs chaussures en dernier souvenir.
Dans une extermination aussi grande que celle-ci, on ne possède pas grand-chose à laisser en mémoire à ceux qu’on aime. Souvent, ils bombardent nos maisons et les réduisent en poussière, ou transforment les corps en débris. Alors, si l’amoureux obtient les chaussures de son bien-aimé, c’est une occasion rare et une immense fortune !
La rosée a commencé à se former à Gaza sous d’autres formes :
— Une fatigue dans les yeux des pères qui ne peuvent apporter de nourriture à leurs enfants qui meurent de faim, à tel point que même les histoires du coucher ne peuvent se transformer en miche de pain dans leurs bouches.
— Un poignard aigu dans la mémoire, te rappelant que la tente ne remplace pas la maison, et que ta terrasse, lorsque la rosée la visite, fait grandir ton cœur. Peut-être, ai-je formulé un vœu : « Rendez-moi la terrasse de ma maison pour sentir la rosée, il se peut qu’un matin soit passé sans que je m’en aperçoive. Offrez-moi une dernière chance pour que je remarque et ressente cette belle sensation. Je veux sentir la rosée avec mes doigts sur les jeunes pousses de ma terrasse, ne serait-ce qu’une dernière fois ».
Il me fait mal que le monde considère Gaza comme une ville de la mort, et cela me fait encore plus mal que mes quatre enfants soient enterrés sous les décombres de leur maison, avec cette arrogance nazie. Je me demande, quand le rire des enfants s’éteint, ce qu’il reste dans l’esprit de la ville.
Ma petite fille Orchidia était une vie pour la vie, différente et belle exactement comme son nom. Son corps était délicat et son visage très doux. Quand j’imagine qu’ils ont bombardé une maison de trois étages au-dessus d’elle, je suis prise de terreur.
Mais je m’ancre dans l’idée qu’elle est vivante, comme Dieu – exalté soit-Il – nous l’a dit dans le Coran : « Et ne dites pas de ceux qui sont tués dans le chemin de Dieu : “Ils sont morts.” Au contraire, ils sont vivants, mais vous n’en avez pas conscience’’ » (Sourate Al-Baqara, verset 154)
Mon Orchidia grandit et fleurit chaque jour. Les missiles de l’occupation ne peuvent pas la tuer, et les véhicules de Gédéon ne peuvent pas l’arracher de force à sa terre. Elle s’est transformée en battement dans mon cœur, en ondes dans mon âme, et en particules éternelles qui circulent dans l’air, l’eau et la terre.
Ils échoueront toujours à nous tuer.
Car notre foi que nous vivons sur notre terre et dans notre patrie, la Palestine, nous accorde la vie éternelle.
Alaa al-Qatraoui
(Cette lettre est une réponse à celle de l’écrivain français Matthieu Yon, qui m’a écrit une lettre émouvante après avoir lu mon poème Orchidia, traduit en français dans l’anthologie Gaza : y a-t-il une vie avant la mort ?, réalisée par les deux poètes marocains Abdellatif Laâbi et Yassine Adnan.)