Ici corps résistants

Texte de Zoheir Mefti, 2012

Nouvelle forme de communauté : s’affirmer de manière guerrière.
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Sinon l’esprit s’affaiblit. Pas de « jardin », « esquiver les masses » ne suffit pas.
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La guerre (mais sans poudre !) entre les différentes pensées ! Et leurs armes !
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Nietzsche, Fragments posthumes

Un « Bonjour ! » déflagrant au timbre rocailleux résonne dans le noir de l’écran. Un autre « Bonjour ». Celui d’une joggeuse matinale, cette fois-ci. Puis, parois hétéroclites, chaînes et cadenas. L’entrée d’un périmètre clos. Les très posés plans fixes de Laurent Thivolle opèrent par détails, par tranches, une à une, jusqu’à glisser vers un ramassage de pièces – pans d’une vie passée – en tout genre en vue de fabriquer la charpente de son logis filmique : du linge étendu le long d’un fil qui coupe l’écran en deux et qu’un léger vent caresse, deux chaises bricolées, placées l’une en face de l’autre (un chien y a élu domicile) et entre lesquelles une caisse en bois fait office de table. Un petit poste de radio y est posé. Un seau en plastique au pied de l’une, une boîte métallique au pied de l’autre. Il n’est que 10h. 10°. Des voix retentissent dans un français mâtiné : « De l’eau ! », « De l’eau, tout à l’heure ! », « J’en ai marre du vélo », « J’le prends pour aller travailler, c’est tout ! », « Je lave mon linge, mais j’le sèche pas. J’m’en fous ! ». Les tranches s’élargissent, le plan se fait de plus en plus ouvert. On devine un pont : deux piles en béton contre lesquelles sont entassés des objets récupérés (cartons, sacs, restes d’une table en contre- plaqué, etc.), une culée en pente. En architecture, cet espace est appelé « ouverture libre ». Et c’est précisément cet espace ouvert – aux camionnettes comme au canoë kayak – que Thivolle investit afin de nous donner à voir la vie qui s’y profile, c’est-à-dire par la présence libre de ces deux chaises (aux côtés d’autres objets placés suivant une logique en rien aléatoire, mais bien celle d’une gestion d’espace) l’une en face de l’autre et qui, de par leur seule disposition, installe – au sens propre et non muséal du terme – un puissant face-à-face avec son vis-à-vis de confrontations. Traces de civilité (« Philippe », « Alfredo »), traces de sociabilité (« Momo »), traces de citoyenneté (« les Polonais »), traces de survie, c’est-à-dire traces de la vie en cours. Rappel :

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Dernier avertissement au Parti Imaginaire
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concernant l’espace public

Article 3
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Les bureaux sont faits pour travailler. La plage est faite pour bronzer. Ceux qui veulent s’amuser vont de leur plein gré dans les espaces de loisir, discothèques et autres luna-parks aménagés à cet effet. Dans les bibliothèques, il y a les livres. Dans les hospices, il y a les vieux. Dans les pavillons, il y a les familles. La vie est faite de moments détachables. Chaque moment a sa place. Tout est en ordre. Nul ne s’en plaint.

Article 6
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Le but de la vie est le bonheur. Le bonheur est une donnée objective qui se mesure en quantités exactes. Or chacun le sait de nos jours : là où règne la transparence, règne le bonheur ; ce qui ne cherche pas à se montrer cherche seulement, par là, à se cacher ; et tout ce qui cherche à se cacher doit être tenu pour suspect. Il est par conséquent du devoir d’ingérence du Biopouvoir de faire disparaître toute opacité de votre vie. Le Biopouvoir veut votre bonheur. S’il le faut, il le voudra contre vous.

Article 10
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RIEN NE DOIT PLUS ARRIVER.
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[Tiqqun, Tout a failli, vive le communisme !]
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Sous l’incessant vrombissement laborieux du « citoyen, au minimum décent », un morceau de palette se transforme en mur d’habitation, une étoffe de tissu en rideau, une bicyclette en outil de travail, un peu de gravier un isolant contre l’humidité. La récupération qui, initialement relève du caractère strictement utilitaire du geste, s’érige peu à peu en un « art de vivre » d’une entité infra-sociétale (une commune) qui a su s’inventer des codes et des langages – et ici, la rapport communicationnel qu’entretiennent les protagonistes entre eux emprunte sa force à « l’hybridité de la langue » dont il puise les décalages et les distorsions, et qui à elles seules constituent un véritable « maquis linguistique » (Césaire) –, ses accessoires et ses outils, son humour et son esthétique (les autocollants tantôt signifiants – la tête de pirate pour une « propriété privé » –, tantôt drôles – le 666 sur la porte pour un « gate to hell » ou encore le.bikini.com pour « une baignade autorisée au bord du canal » –, témoignent d’un résidu de sensibilités issu de l’arrière-fond d’un vécu social qui, loin d’être enterré, se voit intelligemment détourné).

En dépouillant d’emblée – plastiquement – son film de tous les vulgaires artifices hypocritement moralistes dont s’abreuvent les médias de communication – puisque l’heure est à la critique comme parole et non comme pensée –, Thivolle révèle à contre-jour la douce lumière des corps en mouvement et des lieux qui en insufflent la substance (« ceci n’est pas – juste – un pont »), de manière à épouser les reliefs de la vie qui les animent, voire qui les traversent dans une étrange friction des forces à l’équilibre instable : au début du film, peu avant le septième plan fixe qui dans un léger effet « œil de poisson » non voulu – déformation due à l’optique de la caméra – laisse entrevoir un espace subitement plus grand qu’il n’y paraît, une sirène de police (force institutionnelle, société calibrée par un ordre-de-vie et ses canons de lecture) vient couper court les « pleurs » d’un chien (force primaire, indomptable énergie).
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L’écart ne cesse de se creuser, amplifiant par là même le lieu où viennent s’incruster, en marge des forces réactives inopérantes et tolérées par l’Empire (d’ailleurs tolérées car inopérantes), les impulsions de vie qui cristallisent – par glissement des attributs fonctionnels des lieux en question, en l’occurrence ceux d’un pont – les enjeux d’une réelle forme de résistance. Par son lent 360o, Thivolle ne fait pas que desservir simplement – ou candidement comme pourraient penser certains – l’espace où a lieu une action au sein d’un « conglomérat d’individus » avec son mode de vie (le plus souvent donné pour « connu » par des initiales depuis entrées dans le panthéon de la langue française : ESSE-DÉ-EFFE), mais prend pleinement place – politiquement – dans son film en dessinant les contours d’un possible jusque- là enseveli sous les affligeants regards mêlés de remords et de mauvaise conscience (si ce n’est de quelques bons sentiments, le plus souvent parés de pitié sous forme d’un commentaire laissé en bas d’une page) d’une société qui ne sait plus se voir ni se penser elle-même, qui ne sait plus puiser en elle la substance même de ce qui constitue le support sur lequel se déroule le flux de la vie : le corps. Et pour cause, dans Ici,, le corps passe par la voix et le choc des objets, par la voix et l’eau qui coule dans un seau, par la voix et le frottement des couverts, par la voix et la sauce qui bouillonne dans un récipient. Les voix et les objets sont portés à leur stade ultime, car ils se font corps les uns les autres. Ils représentent les surfaces entrelacées d’un même bloc palpitant de vie. Par son astucieux – et du reste, très épuré, mais tout en restant frontal, voire offensif – traitement sonore, Ici, malaxe la matière de chaque résonance jusqu’à énoncer la vérité d’une nature organique, il en manie le brassage des particules pour que chaque écho en traduise la réelle présence. Leur imbrication agit sur les sens de l’audible et du visible comme un présent qui se conquiert à vue d’œil par la vie – son économie, ses moyens, ses travers, ses problèmes – comme une expérience politique que l’on pratique au jour le jour, n’importe où, à n’importe quel moment. C’est en optant pour une certaine économie des plans, et donc par l’efficace et intelligente opacité des formes et des corps qu’Ici, élabore une réelle force de frappe qui échappe au joug du sémiocratique découpage urbain – avec son lot d’affects à emporter – auquel les matières du microcosme social sont soumises. Ce faisant, Thivolle crée l’écart – et que les sociospécialistes lui soient gré de ne pas les priver de leur bon pain à ergoter les maux de ce bas monde si cruel – où il n’y sera plus question d’apporter une énième déclinaison d’un état de fait (ici, des « parias » vivant « de débrouille » dans une « société qui les a annulées ou presque »), mais bien de ce qui relève de l’intensité substantielle d’une forme-de-vie : apprendre à vivre, c’est-à-dire réapprendre exponentiellement le langage du corps, c’est-à-dire embrasser sa capacité à investir les moindres parcelles qui lui sont données – et non permises – de conquérir.

Thivolle, à la fois architecte et cartographe des petites aires, des petits volumes, du moindre recoin, donne en sondeur de l’interstice, le tracé d’une infinie ligne de vie avec ses étendues peuplées d’énergies qui tendent à se canaliser – au gré des circonstances ou pas – en confluant vers un sensible dont les corps se rendent solidaires sans en altérer les ressources affectives (corps-chair), et donc son « capital » offensif (corps guerrier). Ici, c’est Alfredo qui savoure son café du matin. Ici,, c’est Alfredo qui mijote son lapin aux légumes du midi. Ici,, c’est Philippe qui aménage les lieux pour en améliorer la vie. Ici, a lieu la vie-lutte qui esquisse avec la certitude d’un corps qui respire, boit, mange, rit, les circonférences des nouveaux stratagèmes de la guerre en cours.

ICI VIRGULE DES-CORPS-RÉ-SISTENT !
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ICI VIRGULE MAINTENANT DES-CORPS-A-TTAQUENT !

Valence (Espagne),
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le 20 avril 2012

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