Entretien avec Jean Rouch

Propos recueillis par Laurent Devanne, 1998

 

12 Mars 1998, 9h. Par une belle matinée ensoleillée, j’ai rendez-vous avec Jean Rouch au Café de l’Observatoire à Paris. Au moment où j’arrive, je croise Raymond Depardon qui était en conversation avec lui. Les deux hommes se connaissent depuis de nombreuses années. « Nous parlions de la pellicule 16 Kodachrome, la meilleure « sensibilité » cinéma qui soit. Et ce n’est certainement pas la nouvelle technologie vidéo numérique qui va la détrôner ! » me dit-il en me saluant. J’espère cette rencontre depuis le choc des « Maîtres fous » et la découverte d’une œuvre polymorphe et incroyablement libre. S’il y a un terme qui peut s’appliquer au cinéma de Rouch c’est peut-être celui de « jazzy » à travers son habileté et sa malice à mêler les genres, fusionnant le réel à la fable, dans un geste cinématographique improvisé, déréglé, libéré des codes d’écriture, privilégiant le langage de la caméra à celui du stylo. Ce jeune ingénieur de l’École Nationale des Ponts et Chaussées qui découvre le Niger dans les années 50 puis le cinéma ethnographique n’aura de cesse de construire des passerelles entre la civilisation africaine et celle de l’occident. Perpétuel chercheur et formidable conteur, l’oeil vif du haut de ses 81 ans, Jean Rouch aime transmettre son histoire tel un griot. On ne pouvait donc pas parler de tout. Je lui ai demandé qu’il me raconte cette époque où il a décidé de créer en Afrique la « plus belle école de cinéma du monde ».

 

Pourriez-vous me raconter les expériences Super-8 que vous avez faites en Afrique au cours des années 70 ?
C’était né au Portugal, avec un de mes copains, Jacques D’Arthuys, qui était directeur du Centre Culturel Français de Porto. On avait l’idée, à ce moment-là, d’avoir des ateliers Super-8, avec les petites caméras que l’on avait à l’époque et les possibilités assez considérables d’intérêt de ces techniques spéciales. Vous aviez une caméra sonore en son synchrone, avec de la piste magnétique couchée et celui qui l’avait expérimenté était un type qui s’appelait James Blue. Il est un de ceux qui a fait un des premiers films en Algérie, Les oliviers de la justice (1962) et qui a monté à Houston au Texas, les premiers ateliers de cinéma auxquels participait Rossellini. Et il a utilisé les premières caméra Kodak qui coûtaient très peu chères et qui étaient garanties 1 an. Si on les utilisait d’une manière trop importante, il fallait les changer, elles s’enrayaient. Donc, Kodak était forcé de les améliorer. C’était un grand moment, on avait pris la relève de ce système et on voulait faire des films en couleur et avec du son. Donc, on avait commencé à faire quelques petits essais avec des étudiants de Porto. C’était toujours dans des pays lusitanophones, donc ça marchait très bien. Et nous avons obtenu, à ce moment-là, des Affaires Étrangères, un crédit assez important pour avoir un équipement complet dont un appareil volumineux, grand comme trois de ces tables (il me montre les petites tables carrées du bistrot qui doivent faire 1m2 chacune,ndlr ) et qui était un laboratoire automatique de développement, le Processor.

Vous étiez donc entièrement autonome.
Oui, et puis on a monté une équipe avec Jacques D’arthuys, Françoise Foucault, Nadine Wannono et Philippe Costentini qui est un grand réalisateur-caméraman. Et en même temps, on avait pris une des premières caméra portative. Je ne sais plus si c’était l’Aaton ou l’Eclair, mais on était équipé de manière assez complète. Ca a été la plus belle école de cinéma du monde. Il n’y en aura plus jamais comme ça. Le matin, les gars qui étaient des infirmiers, des instituteurs, tournaient dans un village . Ils développaient le midi dans le Processor eux-mêmes, ils faisaient un pré-montage sur une table de montage qu’on avait en Super 8 et le soir même, sur un écran de 2 mètres sur 1 mètre, ils projetaient dans le village ce qu’il avait tournés le matin.

Quelles étaient les histoires qui étaient filmées ?
C’était des petites histoires qui étaient faites pour leurs activités et qui étaient l’ébauche d’un cinéma nouveau. Et, pour moi, je n’ai jamais vu dans aucune école de cinéma, un truc comme ça. C’était le début de ce qu’on a appelé les Ateliers Varan(1) qui continuent à travailler ici, mais en vidéo. Et là on avait un truc qui était extraordinaire et on était même prêts à agrandir les films en 16 mm . On pensait qu’on était sur une piste formidable. Car c’était de la manipulation manuelle, technique, il y avait un feed-back automatique. Malheureusement, c’était un peu un rêve fou car assez vite l’appareil Processor, qui est un appareil délicat, avait quelques pannes. Il a fallu un électronicien de choc pour le maintenir en état pendant deux ou trois ans, puis on a été forcés de l’abandonner car on ne pouvait pas le renvoyer, il pesait plus d’une tonne. Tu peux trouver tout un truc qui a été publié sur ces expériences au Mozambique avec des photos ; je crois que c’est Nadine Wannono qui a dû le publier aux Cahiers du cinéma dans les années 70(2).

Il n’y avait pas du tout de cinéma en Afrique ?
Mais si, il y avait le cinéma 35mm d’importation qui était très très important. Il y avait deux programmes par soirées avec des copies 35mm très bonnes.

Oui, mais je veux dire au niveau de la production ?…
Il y avait quelques portugais qui ramassaient du matériel pour créer un centre mozambicain de cinéma et dans lequel ils voulaient faire des films de combat. C’était un peu extérieur aux problèmes, comme nous l’étions d’ailleurs. L’intérêt que nous avions c’était que nous donnions aux gens concernés le moyen d’avoir accès directement à ces outils merveilleux d’un film en couleur et avec du son synchrone. Tel était le point de départ.

Au niveau de la manière de filmer, que leur appreniez-vous ? Est-ce qu’il y avait une écriture de scénario ?
La plupart du temps, il n’y avait pas de scénario. L’idée était d’ouvrir le cinéma aux illettrés. C’était un peu une provocation qui était tout à fait justifiée. Malheureusement, au même moment, des réalisateurs de gauche disons, sont venus pour créer un véritable thème de cinéma en 35mm avec tout le matériel. On s’en plaignait pas,mais on était un peu en conflit avec eux. On considérait que nous, on faisait des cartes postales et eux de la peinture. Par exemple, avec une caméra Arriflex 16mm, j’avais pu tourner un film sur des ouvriers travaillant dans une usine de fabrication de bouteilles de bière. Ils avaient lancé une chorale qui racontait dans une langue qui s’appelle le « barakalo » , le malheur qu’ils avaient à travailler dans ces mines. J’ai fait un film de cette manière, tourné avec des étudiants de cinéma qui étaient très surpris de la façon de travailler avec une caméra, sans texte et improvisé.

Parmi les gens qui ont filmés, est-ce qu’il y en a qui ont poursuivi dans cette voie ?
Après 68, on a ouvert un département de cinéma à Nanterre et là, on a été les premiers à avoir un DEA de cinéma dans une université. Donc, Nanterre est devenu un des endroits de l’avant-garde du cinéma. Langlois a donné des cours à Nanterre. On a commencé à faire les premiers travaux de recherche universitaire. On les a fait en Super 8 avec l’idée qu’après, en DEA, on pouvait passer au 16mm. Ce groupe existe toujours et, pour le rendre un peu plus plausible, on avait réuni les voyous de Nanterre Paris 10 avec les classiques de la Sorbonne et on avait fait un DEA commun. C’était un des moyens de rentrer dans le cinéma, soit par texte, soit par pays.

Et en Afrique, est-ce que des initiatives de création d’une école de cinéma sont nées, de la part des africains, suite à cette expérience qui a quand même duré 3 ans . Ca a dû avoir un impact assez important.
Non, l’impact important qu’on a eu, c’est au Niger. On a crée un petit groupe de recherche cinématographique au sein du Centre Culturel Franco-Nigérien. On a fait venir Serge Moati pour former les gens. C’est là qu’un des premiers films nigérien a pu être fait. Un film tourné par Oumarou Ganda qui avait tourné dans un de mes films Moi, un noir. Là, il a tourné son premier film qui était un moyen métrage qui s’appelait Cabascabo, ses souvenirs de la guerre d’Indochine. Donc, c’est un des nombreux efforts d’aide au cinéma, alors qu’ailleurs, le cinéma avait été tourné toujours en 35 mm. Le premier film africain a été tourné par Paulin Vieyra.

En quelle année ?
En 1951, quelque chose comme ça (1955,ndlr). Un film qui s’appelait Afrique-Sur-Seine, tourné sur Paris. Les africains qui habitaient Paris et qui étaient à ce moment-là, les jeunes gens les plus élégants de la ville. Donc, le cinéma a démarré au même moment. On appliquait les règles de Dziga Vertov qui était le frère ennemi d’Eisenstein. Avec l’apparition de Sembène Ousmane et Iousso Cissé formés chez les Soviétiques. Mais ça a abouti au bout du compte à l’ouverture d’un groupe cinéma important à Ouagadougou et ce groupe continue à exister avec l’organisation du Fespaco (Festival Panafricain du Cinéma et de la Télévision de Ouagadougou,ndlr) dont j’ai été l’un des fondateurs, et d’un festival africain qui a alterné avec Carthage, Cinéma Afrique Noire-Maghreb.

Ce que je trouve intéressant dans la démarche de ces expériences super-8, c’est que vous avez apporté une technique et surtout pas une façon de faire du cinéma.
Oui, mais l’idée, c’est que ce cinéma n’avait pas de script et de scénario. Parce que mon rêve, c’est que les gens qui faisaient ces films, étaient illettrés. Ils ne pouvaient pas écrire. Et c’était mon rêve. Bon, ça ne s’est pas tout à fait réalisé. C’était l’idée que le cinéma pouvait devenir le porte-plume, la caméra-stylo.

C’est d’ailleurs l’un des reproches que l’on pourrait faire aux écoles, c’est qu’ils enseignent non seulement une technique mais aussi une façon de faire. Il y a un passé cinématographique tellement lourd.
Oui, et c’est pour moi une des raisons de la crise du cinéma qu’il y a aujourd’hui. C’est que les films africains, pour être vendus, doivent avoir une image très bonne, donc des techniciens étrangers qui viennent là et qui sont payés très chers avec un matériel très important. Ce cinéma qui était au départ pour moi, le ‘cinéma des pauvres’ est devenu le ‘cinéma des millionnaires’. Mais, on avait fait des choses qui ont marché. Par exemple Languepin qui est allé tourner pour Paul-Emile Victor sur l’Anapurna, était directeur des Etudes de l’Idhec. Nous sommes allés à Ouagadougou où il y avait une école locale montée sur mes principes et là on a découvert un cinéaste très doué, qui avait très peu de moyens et qui était Idrissa Ouedraogo.

Mais Ouedraogo a été formé à l’Idhec…
Il y allait, mais avant, il avait commencé à faire des films lui-même, des films d’animation rurale. Ses films étaient tournés en 16mm, je crois, et il refusait qu’ils soient en français. Il voulait que ses films soient dans la langue parlée par les gens qu’il filmait. Or, très rapidement, il s’est aperçu qu’ il y a effectivement comme langues parlées: le français, le djoula et le aousa. Si on fait un film dans un village, à 50 kms de là, les gens ne comprennent pas la langue, il y a 200 dialectes ! Donc, ses films ne pouvaient pas parler. Alors, il est tombé dans un truc merveilleux qui est le cinéma muet et sonore. Une des premières choses qu’il nous a montré s’appelait Poko. C’est un film extraordinaire sur un petit village où il n’y a pas de dispensaire. Une femme a des difficultés pour accoucher et le mari la transporte sur une charrette à bourricot vers un dispensaire qui est à 2 jours de marche. A un moment donné, elle crie, il s’arrête et la charrette fait demi-tour et ramène le cadavre. C’est tout. Il n’y a pas un mot. C’était extraordinaire. Je parle avec lui et je lui dit que dans le cinéma ce qui manque aujourd’hui, c’était les raccords-regards et que dans le cinéma muet le regard était essentiel. Et il me dit: »Mais où est-ce qu’on peut apprendre ça ? ». Je lui dis: » Tu vas à la Cinémathèque française voir les anciens films ». Et c’est là, où nous avons tous travaillés. Il y avait cette découverte extraordinaire des regards. Et de ce fait, il est rentré à l’Idhec. Il a fait ses films et récemment, je le vois, il me dit: « Je crois que tu avais raison au départ, on a eu tort de partir à faire du 35mm, c’est un énorme poids. Tu peux faire un film tous les 3 ans et le reste du temps qu’est-ce-que je fais ?  » C’est un problème qui n’est pas résolu. Et je ne sais pas comment il pourrait être résolu ? C’est qu’effectivement pour faire un film aujourd’hui qui passe dans les salles, il faut faire une belle image.

C’est le problème de l’aspect commercial.
Oui, c’est ça. Il y avait deux trusts de diffusion des films qui couvraient toute l’Afrique Occidentale qui étaient tenus par des voyous et qui ont fermés après l’indépendance. C’était à mon avis, une très grande école de cinéma car les projections publiques dehors, des westerns, étaient extraordinaires. J’ai beaucoup appris dans ces films-là, je le répète très souvent. Il n’y avait que les films américains dans lesquels les bagarres étaient rythmées; quand il y avait un type qui se battait, chaque coup de poing était souligné par un « ouf ! ».

C’était musical. Mais j’ai l’impression que le rythme vient beaucoup des américains .
Bien sûr.

Et je crois que même encore aujourd’hui, on a du mal à saisir le rythme des films américains.
Moi, je l’ai appris dans les salles de cinéma des faubourgs d’Abidjian et de Treshville. On voyait des trucs incroyables, des films comme Les quatre diables rouges. C’est des films qui revenaient tout le temps et dont les bobines étaient quelquefois inversées, mais c’était pas grave.

Pourquoi, d’après vous, les américains ont-ils cette maîtrise du rythme ?
Moi, j’ai eu un peu l’explication. Celui qui a fait Les quatre diables rouges dont j’ai oublié le nom, est venu à la Cinémathèque Française pour présenter ses films. On a discuté, et je lui ai dit que j’avais monté une scène comme la bagarre qu’il y a dans Moi, un noir avec, derrière, un air de goumbé. La monteuse a monté sur un rythme de goumbé qui est une danse populaire. Il me dit: « Nous, quand on montait ces films-là, on mettait du jazz ».

Ah oui, donc ça vient d’Afrique !
Donc, ils montaient avec le jazz mais il n’y avait pas le jazz dans l’image. C’était ça la clef.

Récemment, vous avez fait un film avec des étudiants, qui s’appelle Paris Poème. Comment est né ce film ? Qui est à l’origine de ce film ?
L’origine du film était un de mes camarades qui est directeur du CNRS Audiovisuel, Jean-Michel Arnold. Il m’avait demandé de voir les élèves de 2ème année de la Femis et de leur proposer un atelier. J’avais proposé comme atelier Paris Poème. J’avais rencontré, il y a 4 ans à la Femis, un groupe de garçons et de filles et je leur avait posé la question: « Est-ce-que vous aimez Paris ? ». Ils me disent: » Paris c’est dégueulasse ! ».Je dis aux gens qui donnaient les cours : tu vas aller acheter chez Gallimard les classiques d’Apollinaire à Breton, Aragon et on se retrouve dans 15 jours. 15 jours après, on a décidé, en équipe, de tourner un film. Un technicien préparait la caméra qui était une Aaton; il la chargeait, leur montrait et ils apprenaient en même temps. Je lui avais filé la lumière et quelqu’un qui faisait la régie. Et on avait choisi de faire un certain nombre de poèmes sur Paris d’où le nom de Ciné-Poèmes. On en a tourné 6 ou 7 avec les équipes.

Faire des Ciné-poèmes, ça signifiait quoi exactement ?
Ca signifiait que quelqu’un lisait un poème ou était inspiré par un poème. Un poème illustré, par exemple, par Aragon, La visite des Buttes Chaumont. Ils avaient eu une idée qui était très bonne, ils disaient : »Est-ce-qu’on peut avoir des acteurs ? ». Moi je me voyais envahi par les actrices du cours Simon. « Oui, mais un acteur qui fait la liaison avec tous les Ciné-Poèmes. Et ils nous présentent un mec très bien, très sympa qui joue le jeu (Guillaume Tobo,ndlr). Donc, on a tourné cette série de Ciné-Poèmes, il y avait des trucs très bien et des trucs un peu ratés. C’était une expérience formidable car ces élèves de cinéma étaient en 2ème année et ce que je leur apprenais c’était à quoi ça sert d’aller à l’école ! Donc, c’était un truc un peu dangereux. Pour répondre à ta question de façon plus précise, depuis toujours dans les écoles de cinéma, il faut 100 étudiants pour qu’il y ait 1 réalisateur. Partout. Et on ne connaît ce réalisateur qu’au bout de 3 ans. Alors, pour nous, la solution était de ne pas faire des réalisateurs, mais de fabriquer des gens qui utilisent une caméra pour raconter leurs impressions, leurs aventures.

Pourquoi ce recours à la poésie ?
Parce que c’est essentiel. Je pense que la poésie est la seule drogue qui ne soit pas dangereuse. Quelle évasion ! Je suis ingénieur des ponts et chaussées; j’ai été formé à l’Ecole des Ponts et bien, l’art d’un ingénieur, c’est de la poésie pure. Et un pont doit être beau. Et pour qu’il soit beau, on commence à l’inventer dans l’imaginaire. On le dessine et on le calcule.

Mais le cinéma peut être poétique, en lui-même, sans avoir recours à la littérature.
C’est sûr. Les films de Bunuel et Salvador Dali, même Vigo, c’était de la poésie au cinéma. Nous avons été élevés avec ça . Quand on était à l’Ecole des Ponts, c’était en 37, on a reçu les premières invitations de Langlois qui présentait ses films tous les vendredis dans une petite salle au-dessus des Champs Elysées. On a vu tous les films et en même temps on nous apprenait la résistance des matériaux; ça faisait partie de notre formation. Un de mes remords et c’est idiot, c’est que je n’ai pas fait de grec mais j’y reviens (il me montre le livre qu’il lit actuellement : Oedipe Roi de Sophocle, version bilingue grec/français,ndlr). Donc, c’est la clef. On a vécu comme ça et c’était essentiel. L’insolite était au coin de la rue.

J’aimerais insister sur cette question: ne trouvez-vous pas que la force du documentaire est justement qu’il soit la forme de cinéma qui est réellement détachée de toutes les autres formes d’art ? C’est-à-dire que le cinéma de fiction s’inspire beaucoup de la peinture, de la littérature, du théâtre, de la musique… Il pioche vraiment dedans et j’ai l’impression que le documentaire a trouvé un langage proprement cinématographique…
Jean-André Fieschi, un des créateurs des Cahiers, c’est lui qui a commencé avec la ‘paluche’ , la caméra vidéo qu’on pouvait tenir à la main. Il est venu avec moi en Afrique pour tourner en Novembre dernier le début d’un film qui s’appelle La vache merveilleuse . C’est pour la série Cinéastes de notre temps. Dans ses films apparaît tout ce système d’évidence poétique. Au milieu d’un tournage, tout d’un coup, on est en face de quelque chose qui est basé sur ces vieilles règles des jeux surréalistes comme Le cadavre exquis. Quelqu’un commence une phrase et l’autre met le verbe. Donc, c’est un jeu de hasard et de temps en temps, ça marche. A condition qu’on y joue sincèrement. C’était ça le surréalisme !

Et c’était ça aussi le documentaire pour vous: cet espèce de jeu de hasard, de rencontres, provoquer la réalité.
Oui, en rentrant dedans. Alors c’est valable si vous êtes le caméraman, si vous n’avez pas de stylo, si vous ne savez pas où vous allez. Tout d’un coup, il se passe quelque chose.

Et pourquoi vous n’avez jamais écrit de scénario ?
J’en ai écrit un. C’est un film qui est un peu raté et qui s’appelle Dyonisos.

Dans vos autres films, vous n’avez pas de démarche scénaristique préalable ?
Non. On ne sait pas où on va. Vous allez au hasard, on verra ce qui se passera. Dans tous les films qu’on a fait, la première chose à faire, c’était reconnaître un paysage et à partir d’un paysage, d’un village, de n’importe quoi, on introduisait l’action.

Par exemple, pour Les Maîtres Fous, ça s’est passé comment au départ ?
Au départ, j’étudiais les rituels de possession.

Au niveau théorique ?
Oui, je faisais de l’ethnographie là-dessus. Les rituels de possession avec ses nouvelles divinités qui étaient les Maîtres Fous, c’est-à-dire nous. Ca avait lieu tous les samedis et tous les dimanches dans différents endroits. J’avais fait un film sur une chasse à l’hippopotame au harpon et dans lesquels les Haoukas, les Dieux nouveaux, jouaient un rôle important. J’ai présenté ce film à Accra il y avait les prêtres responsables des cultes de ces Haoukas. Ils m’ont dit: » On va avoir dans deux mois, le rituel annuel des Haoukas, il faut que
tu filmes ! ». Alors je dis OK. Et ils ajoutent: « Ce film, on aimerait pouvoir le projeter dans nos rituels ! ». C’était de la folie. Ils avaient de l’argent, donc on est allé à Accra chercher du matériel: un projecteur baladeur Howell 16mm sonore qui coûtait 2000 balles, un groupe électrogène coûtait 3000 balles, donc c’était pas grand’chose. J’ai fait acheter ça. Je vais faire ce film mais il faudra que j’aille demander l’autorisation à Londres car c’est une colonie anglaise. Donc, un dimanche nous partons pour tourner ce film.

Avec combien de métrage ?
Oh, rien la longueur du film. J’avais acheté dans les drugstores là-bas la pellicule, c’était du Kodachrome. J’avais une caméra Bell-Howell qui faisait du bruit et j’avais un des premiers magnétophones dit ‘portatif’ qui faisait à peu près 40 kgs. Donc, on est allé là-bas, on avait mis un micro accroché à un arbre et on avait environ 30 mns d’autonomie du magnétophone qu’il fallait réenclencher.

Et la durée des bobines de pellicules ?
C’était 25 secondes. Je remontais toutes les 25 secondes et il fallait en changer toutes les 3 mns.

Vous mettiez combien de temps pour changer de bobines ?
Je remontais très doucement, parce que ma théorie, c’est quand on remonte, on réfléchit. C’est très important. C’est pendant ce temps-là, que je faisais ma mise en scène. Mouvement de caméra, quelqu’un est parti vers la droite, donc les trucs élémentaires de cinéma sur les raccords qu’on peut essayer de respecter. Les 3 mns, c’étaient des bobines mécaniques Kodak, il fallait se mettre à l’ombre et faire la boucle.

Et ça prenait combien de temps ?
1 demi minute. J’ai tourné comme ça toute une journée, en assistant à un rituel extraordinaire avec le sacrifice d’un chien. C’était un truc très sanglant et auquel je ne comprenais rien.

Vous aviez déjà assisté à ça ?
Oui, j’avais déjà assisté à une dizaine de rituels mais pas celui-là, pas le grand rituel des Haoukas. Est-ce qu’ils en avaient remis parce que j’étais là ? C’était très impressionnant.

Comment choisissiez-vous la personne à filmer ?
Je ne la choisissais pas. Tout d’un coup, elle rentrait dans l’écran par la droite ou par la gauche et je la suivais les 25 secondes que j’avais dans ma caméra. Puis je remontais et j’essayais de la retrouver si il y avait un truc important.

Il y avait donc un jeu qui se passait entre la personne filmée et la caméra ?
C’est moi qui l’imagine. Eux ne savaient pas ce que c’était.

C’est très étonnant qu’ils veuillent voir leur propre image.
La question que tu poses là, est très intelligente et je te donnerai la réponse tout à l’heure. Et le film a été tourné de cette manière. Or les Haoukas parlent une langue secrète, une langue haouka que seul un prêtre parle, un prêtre qui m’avait demandé de venir, qui est un homme tranquille, pas possédé et qui gère ces trucs-là.

Ah oui, c’est un regard extérieur.
C’est un regard extérieur.
Il m’avait dit: »Ne t’inquiète pas, je connais la langue haouka et on la traduira. ». J’avais donc fait un film dans lequel aucun dialogue n’était compréhensible, même les actions je ne les comprenais pas, je ne savais pas ce qu’il en était. Mais on avait l’enregistrement du son sur bande magnétique. Les jours qui ont suivis, on a traduit au magnétophone ce qu’il y avait dans le film et lui-même nous disait ce qu’il en était. Donc, il nous a donné le scénario parlé, la traduction des dialogues et l’identité des gens. Je suis rentré à Paris avec ce film qui faisait à peu près 1 heure, une bobine de 600 mètres. Je suis arrivé alors qu’il y avait une des premières réunions du film ethnographique au Musée de l’Homme. Il y avait là le banc et l’arrière banc de l’ethnographie de l’époque. Et il y avait aussi Marcel Griaule, mon professeur en thèse. Et le film était muet. J’improvisais un commentaire qui était explicatif dans la cabine de projection et là j’entendais de la salle des rumeurs qui n’étaient pas très attrayantes. Je suis arrivé, il y avait des hurlements dans la salle et Griaule me dit : « Là, Rouch vous exagérez ! Il faut brûler ce film immédiatement ! ».

Ca a du être terrible…
Non ce qui était le plus terrible, c’était qu’il y avait Paulin Vieyra qui allait réaliser Afrique-sur-Seine, premier étudiant africain à l’Idhec et qui était pour une fois d’accord avec Griaule. Seul un gars, qui s’appelle Luc De Heusch qui était professeur à l’Université Libre de Bruxelles me dit: « Ne les écoute pas, ce film sera un classique dans 3 ans. » Donc, vous comprenez la situation: Griaule ne pouvait pas supporter ce film, parce que c’étaient les Blancs qui étaient là. Il y avait le Capitaine, le Gouverneur, le Général. Les Africains ne pouvaient pas supporter le rituel avec le sacrifice d’un chien où on voit les gens barbouillés de sang. Donc, je suis parti avec mon film sous le bras. C’était l’original du film. Qu’est-ce-qu’on va faire ? Et Braunberger, producteur, me téléphone en me disant: « J’ai appris que tu avais fait un scandale au Musée de l’Homme. Viens me montrer ce film, il y a un des réalisateurs chassé par Mac Carthy qui est là, Jules Dassin. Viens lui montrer ce que tu as fait ». On s’est retrouvés le dimanche, 10 jours après la projection, dans une petite maison de campagne aux alentours de Paris. Il avait loué un projecteur muet. J’ai refait un commentaire, le même et Dassin dit à Braunberger: »Ecoute, ce film, si tu l’agrandis en 35mm, si tu prends une salle de montage en 35mm, si Jean est capable de dire le commentaire qu’il a fait sans le lire, tu as un film à faire ! ». Donc, je suis rentré chez moi très fier et on a donné tout le film au laboratoire. Et c’est là qu’il a eu cette idée géniale, Il prend le Kodachrome et le fait agrandir directement en 35mm Eastman qui venait de sortir. Donc, on a une image sublime du film en 35mm. Le Kodachrome de cette époque est une merveille, c’est la meilleure image qu’on puisse avoir, la meilleure couleur. Il prend ensuite tous les commentaires qui étaient enregistrés sur bande magnétique et on les met sur 35mm magnétique. On s’installe au montage avec Suzanne Baron qui venait de monter Les vacances de Mr Hulot. On a commencé à faire le script avec la monteuse.

Vous avez totalement respecté la chronologie ?
Je l’ai fait dans l’ordre. Suzanne Baron a vu tout de suite que le bruit de la caméra Bell-Howell faisait le bruit d’un moulin à café. Donc, il fallait le supprimer mais on pouvait prendre le son des plans qui s’étaient passés disons 20 secondes avant ou 20 secondes après puisque l’enregistrement était continu. Et on a monté le film de cette manière. Ce film faisait à peu près 1 heure. Donc on avait une copie 35mm double-bande et un projecteur au Musée de l’Homme qui n’était pas sonore. On a travaillé avec l’ingénieur du son, André Cotin, qui était un ingénieur du son de la vieille école du cinéma optique. On n’avait pas le droit de se tromper au mixage sinon on recommençait tout depuis le début. Quand j’ai présenté le film, il m’avait vu faire le commentaire sans texte. Il me dit: » De toute façon, tu dois regarder l’écran ». Et il m’apprend. Il me dit: » Voilà, je vais me servir de tel micro ». Je crois que c’était un micro à ruban et il prend un pied et il le met là, juste en dessous de la bouche. Et il me demande de parler doucement, comme si je me confiais à ce micro, avec un octave en moins dans la voix. On lance le truc et on enregistre. J’avais une trouille folle de ce qui allait se passer parce que je ne savais pas ce que j’allais mettre comme commentaire à la fin. Donc, j’étais dans une position très bizarre.

Il a fait une sorte de direction d’acteurs ?
Exactement. Et effectivement on enregistre le truc. J’avais peur de faire des fautes de français, des fautes de liaison, de ne pas me souvenir des noms et j’ai terminé avec un truc un peu bancal: « Est-ce qu’on ne peut pas se poser la question que les Africains ont découvert des remèdes que nous, nous ne connaissons pas encore ? ». C’était ma phrase finale que je n’avais pas du tout préparée. Elle est arrivée comme ça. On écoute, c’est parfait. J’ai entendu là une voix qui n’était pas la mienne. Je termine l’histoire sur la voix. Je travaillais avec le groupe de recherche de Scheffer .Un copain, Serge Legal, qui est mort aujourd’hui, avait rencontré Scheffer chez un mage qui faisait des expériences de guérison. Scheffer avait eu l’autorisation d’utiliser la salle du Vieux-Colombier pour monter une pièce de théâtre qui s’appelle Le mannequin. C’étaient deux types qui se débattaient sur scène avec un énorme mannequin. Et on commence à répéter en employant le langage de ce mage. Semaine après semaine, on répétait et un jour on connaît le texte par coeur. Alors là, on se dit ça y est on a gagné, on va pouvoir enfin jouer. Et bien, maintenant, c’est la théorie d’Artaud qui est le théâtre de la cruauté: si vous continuez maintenant à répéter, à un moment donné vous serez le personnage du rôle. On a continué et, à un moment donné, on a trouvé cette voix. Et pas avec le micro placé-là, un octave en moins. Ce ton de confidence. Et c’est depuis ce temps -là que j’enregistre mes commentaires moi-même, en plaçant le micro là et en ayant la voix d’Artaud du théâtre de la cruauté. Voilà.

Comment se passe la sortie du film ?
Ensuite, le film va au festival de Venise. Il a un prix. Alors que les anglais étaient contre. Et Braunberger le passe à la salle de la Pagode, en même temps que le premier Bergman montré à Paris et qui était La nuit des forains. Voilà donc, comment j’ai fait mon entrée dans le cinéma. En 35mm.

Et ça se passe comment avec la censure anglaise ?
Oui. Donc, je pars à Londres. Je vais au British Film Institute. Je montre le film. Il y avait parmi les gens, le directeur de la censure. Il savait que le film serait difficile à passer. A la fin du film, il me dit: » J’aime beaucoup votre film, mais je suis forcé de vous dire Non ». Je lui demande pourquoi. Il me dit: »C’est très simple, ce film est tourné dans une colonie anglaise. Le Gouverneur de la colonie, c’est la reine d’Angleterre. Et bien, essayez de casser un oeuf sur la tête de la reine d’Angleterre, vous allez voir ce qui vous arrivera ». C’était vrai que dans le film, l’un des Haoukas casse un oeuf sur la statue du Gouverneur. Et moi, je l’avais monté avec le vrai Gouverneur sortant de sa Rolls Royce coiffé d’un casque à plumes, c’était l’analogie de l’oeuf cassé sur la tête. Donc, le film a été interdit et heureusement pour les haoukas car il y a cette chose essentielle que si des gens possédés se voient possédés, ils rentrent en crise immédiatement.

Propos recueillis par Laurent Devanne

(1) Les Ateliers Varan ont été crées en 1981 suite à cette expérience mozambicaine.
Pour plus d’informations : ateliers varan

(2) Cahiers du Cinéma n°296- Janvier 79.

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« Chargé de recherche pour le Musée de l’Homme, existe-t-il une plus belle définition du cinéaste ? »
(Jean-Luc Godard, à propos de Jean Rouch, dans les Cahiers du Cinéma n°94-Avril 59)

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Entretien initialement paru sur kinok.com.
Merci à Laurent Devanne pour son autorisation.

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