Chantal Akerman, un mal antérieur

La Captive, film réalisé par Chantal Akerman, 2000
Texte de Pascale Cassagnau, 2018 -2025

« L’impossibilité d’être autre que moi nous condamne mes poèmes et moi à rester l’un contre l’autre étrangers sans parole. Ce qui revient à n’être personne que de nom et l’impossibilité d’une voix ou d’un cri par tous ces signes qu’on connaît si bien maintenant me pousse vers le lointain, me force à rejoindre la violence désarmée des sons sans être. » (Mathias Enard, Dernière communication à la Société Proustienne de Barcelone)

« Pour faire un film, il faut toujours écrire ». (Chantal Akerman)

«  A quoi sert le cinéma, s’il vient après la littérature ? »   (Jean-Luc Godard)

« Comment décrire ? Comment raconter ? Comment regarder ? » ( Georges Perec, Ellis Island)

Les lignes de temps

Si littérature et cinéma sont liés par un pacte constitutif, en n’ayant cessé tout au long du XXème siècle de nouer des alliances répétées et fécondes, c’est le régime même d’une double influence réciproque qu’il faudrait questionner à nouveau, dans l’invention d’un territoire en commun, un «nouveau texte » : «L’oeuvre ainsi influencée dans l’influence qu’elle procure deviendrait en somme un « texte », comme dirait Barthes. » écrit Mathieu Saladin, à propos des dialogues croisés dans le temps entre les oeuvres de Charles Yves et John Cage, assertion pour un grand nombre d’œuvres de cinéastes et d’écrivains .(1) Le régime esthétique porté par ce « texte » commun  ne génère aucune mise à plat mais bien plutôt le cheminement complexe de lignes de temps, comme le précise Gilles Deleuze sans son essai sur Proust :

«Chaque espèce de signes a une ligne de temps privilégié qui lui correspond. Mais le pluralisme est là, qui multiplie les combinaisons. Chaque espèce de signes participe inégalement de plusieurs lignes de temps ; une même ligne mélange inégalement plusieurs espèces de signes. » (2)

Si le dialogue des champs croisés de l’art et du cinéma s’effectue de l’art contemporain vers le cinéma, il désigne également un mouvement du cinéma vers l’art contemporain, avec l’invention d’objets filmiques non identifiés.

Scénario, trames narratives, mise en fiction du moi, réserve d’images et dispositif constituent autant d’éléments récurrents que revisitent les cinéastes contemporains, en portant un regard attentif sur la manière dont les artistes configurent des interfaces pour analyser et mettre en perspective la relation de l’œuvre au monde, entre réalité et fiction. Les films élaborent un cinéma nomade, flottant, entre documentaire et fiction, produisant la documentation d’expériences et l’expérimentation de leur forme plastique. L’expérience de la lecture, de la perception, de la réception des images, qui mobilisent tout spectateur de cinéma, entre dans la définition de ces espaces filmiques.

Le cinéma nomade de Chantal Akerman invente de multiples lignes de temps, qui n’ont cessé de bifurquer, au gré de l’élaboration de son œuvre, en accompagnant la trajectoire du réel, pour y marquer des signes.

Tout au long de son oeuvre, en outre, Chantal Akerman a toujours convié la littérature à «travailler» dans ses espaces filmiques, manifestant une indéfectible fidélité à Proust, y compris dans son film consacré à un récit de Joseph Conrad. Ce dialogue du cinéma avec la littérature fait de la cinéaste une parfaite traductrice et interprète des signes et des images.

Des dialogues croisés n’ont cessé de se nouer entre littérature et cinéma, dès l’orée du XXème siècle. Comme problématique littéraire, le cinéma constitue un « modèle », comme autre du récit et de la narration, ou présence discrète, homologique ; En tant qu’écriture sur le cinéma, en tant qu’écriture pour le cinéma, le processus de modélisation du cinéma pour la littérature devient un processus d’écriture. Guy Debord, Marguerite Duras, Claude Simon, Claude Ollier, Peter Handke, mais aussi Blaise Cendrars, Ernest Hemingway, William Faulkner, Truman Capote, John Dos Passos, ou Graham se sont consacrés à la critique, à l’histoire du cinéma, mais aussi à l’art de l’écriture de scénario, à l’adaptation comme écriture spécifique. Pour Claude Simon, le cinéma est un véritable accélérateur de vision et de son acuité, lorsqu’il précise dans une enquête menée par les cahiers du cinéma :

« Comme pour tous, le cinéma a enrichi la vision que nous avons des choses (angles et distances de prise de vue, panoramiques, plans fixes, travellings, gros plans.) Et naturellement, cette nouvelle façon de voir se retrouve dans ce que j’écris. » (3)

Si les films de Marguerite Duras sont des « films de voix », si « lire le film et voir le livre » est un programme esthétique qui court tout au long de l’oeuvre, les images, les textes et les sons ne cessent d’échanger leurs potentialités au sein des livres, des textes pour le théâtre, des films et des pièces radiophoniques. « Pour détruire ce qui est écrit et donc ne finit pas, il me faut faire du livre un film. Le film est comme un point d’arrêt. » (4) Lire le film, voir le livre : pour Marguerite Duras, le film constitue une expérience de lecture, qui ramène le spectateur au langage écrit «par »le cinéma. Le livre donne à voir le film . Le scénario est un mode d’écriture avec le cinéma, pour « écrire ce qui ne saurait être vu ».

Le cinéma est un univers pour la littérature déchiffrant la perception, la relation des signes au monde, la lecture des images. Le cinéma joue également le rôle d’un lieu de mémoire pour l’écrivain, constituant un conservatoire d’affects, de sensations, qui viennent travailler l’écriture. A son tour l’espace narratif invente des pactes de lecture avec le spectateur dont la position est scénarisée à l’intérieur même du texte. Ainsi Olivia Rosenthal décrit-elle les effets structurels de sa propre cinéphilie sur son écriture :

« Si je n’avais pas vu la saga des Aliens, Les Oiseaux d’Alfred Hitchcock, deux dessins animés de Walt Disney, Bambi et Le Livre de la Jungle, je n’aurais sans doute pas éprouvé aussi intensément peur, amour et désir. Les années passant, rien n’a réussi à me faire oublier les scènes les plus traumatiques de ces films. A force de me les repasser en boucle, j’y découvre tant de choses renversantes sur la maternité, l’identité sexuelle, le rôle des blondes et la domestication que j’ai le sentiment de me connaître plus intimement et de comprendre un peu mieux le monde. Et si le cinéma servait surtout à attiser et magnifier nos folies ? ( 5) Le récit construit son économie singulière à la croisée de l’autofiction, de l’analyse filmique et d’une réflexivité historique, dans la perspective d’une reconstitution de l’ histoire familiale, comme horizon dernier de l’œuvre d’Olivia Rosenthal. A l’inverse, la référence faite par Jean Echenoz à Vertigo d’Hitchcock répond davantage à la logique interne au texte, par souci d’ « efficacité narrative ».

Chez Tanguy Viel, les livres constituent des objets tant littéraires que filmiques : Le Black Note, L’Absolue perfection, Cinéma, sont traversé de part en part par une présence du cinéma. En outre, son écriture revisite des genres, notion commune au cinéma et à la littérature : le remake, le polar, le documentaire. Les récits de Tanguy Viel ne cessent d’organiser des dialogues entre l’image et l’écriture.

Dans cette perspective, la littérature emprunte au cinéma sa puissance d’évocation, comme forme objective, comme principe anti- psychologique, ainsi que sa temporalité.

Des images aux sons, la littérature contemporaine s’ouvre à toutes les expérimentations visuelles ou vocales, pour inventer un nouvel imaginaire traversé par le cinéma. Telles sont les œuvres de Christophe Fiat, Nathalie Quintane, Christine Montalbetti, Valérie Mréjen, Gaelle Obiégly,.

Dans le domaine de la poésie sonore et de la littérature contemporaine, le travail sur la voix- improvisation, lecture accompagnée ou non de musique- côtoie des expérimentations liées aux usages du magnétophone, des médias électroniques. Des formes diversifiées de formes d’oralité pensées comme des échappées hors de l’espace du livre chez Henri Chopin, et Bernard Heidsieck, rejoignant la création radiophonique. chez Pierre Alferi, Laurie Anderson, Christophe Honoré, ou Jonas Mekas. Dans l’écho du bruit de la télévision, et du son de la vidéo et du cinéma, la création contemporaine s’exerce de manière complexe, diversifiée, plaçant la référence à la musique en regard de recherches menées sur l’espace du son, sur le langage, sur la vocalité, et les puissances du récit, chez Olivier Cadiot notamment.

L’avènement du son dans le champ des arts plastiques et dans le champ de la littérature est lié à l’aventure des avant-gardes du XXème siècle. La rencontre du son et des arts plastiques résulte d’une double perspective. D’une part, la reconnaissance que le son, le « sonore » acquiert une valeur esthétique, plastique, dans le champ de l’art. Reconnaissance et légitimité du son renouvelées avec l’apparition de la vidéo, les nouveaux médias et la proximité du cinéma . L’intrusion du son, des bruits, de la voix, dote les oeuvres de la possibilité d’inventer de nouvelles formes. Par ailleurs, dans le champ musical lui-même, les recherches des avant – gardes et les transformations technologiques ont conduit, tout au long du XXème siècle, le son à s’autonomiser de la musique, entrent ainsi dans le langage de la création. John Cage, Pierre Schaeffer, à la suite de Russolo, Beuys, Fluxus notamment , ont conduit ces transformations. La mise en exergue du son accompagne l’invention d’un art de l’écoute, dont relève la création radiophonique, et qui implique la conception d’ installations sonores, et de média audiovisuels, pour la spatialisation du son.

L’espace littéraire du Nouveau Roman , quant à lui, a modélisé des registres descriptifs au présent de l’indicatif. « Il y a dans le son que le spectateur entend, dans l’image qu’il voit, une qualité primordiale : c’est là, c’est du présent. Les personnages tout à coup figés comme sur des photos d’amateur, donnent à ce présent perpétuel toute sa force, toute sa violence ». (6 ) écrit Alain Robbe- Grilllet, dans son manifeste en faveur du Nouveau Roman. La recherche propre au Nouveau Roman porte sur des récits qui mettent en œuvre ce présent de l’indicatif. L’écrivain précise : « Le roman moderne est une recherche, mais une recherche qui crée elle-même ses propres significations, au fur et à mesure. La réalité a-t-elle un sens ? L’artiste contemporain ne peut répondre à cette question : il n’en sait rien. Tout ce qu’il peut dire, c’est que cette réalité aura peut-être un sens après son passage, c’est-à-dire une fois l’oeuvre menée à son terme. »(7)

Dans cette traversée de la modernité artistique du XXème siècle, la littérature a su redéfinir également une autonomie quant à la fiction, tout en poursuivant le dialogue avec le cinéma, par des procédés comme le montage avec la sélection du point de vue, ou le cadrage, par orientation du point de vue. Ces procédés ne sont ni inédits, ni récents : ils sont pratiqués dès les années 30 par des romanciers tels que Faulkner, Dos Passos.

L’autonomie gagnée par la littérature depuis Flaubert, qui a la fiction comme objet et enjeu esthétique, engage en miroir le cinéma dans une redéfinition de son espace narratif, comme l’écrit Jean Cléder :

« De fait, l’autonomisation du cinéma a favorisé l’exploitation de possibilités spécifiques (concernant notamment le traitement du temps) et la mobilisation de nouveaux matériaux et de nouvelles techniques d’assemblage a précipité la dislocation du récit linéaire hérité du siècle passé. On pourrait suggérer pour finir que cette autonomisation du cinéma a rendu possible un retour vers la littérature, et un rapprochement des domaines beaucoup plus fécond, parce qu’il s’effectue désormais sur des frontières multiples et suivant des modalités renouvelées- la collaboration de Pierre Reverdy et Jean-Luc Godard autour d’une table de montage figure ces retrouvailles. » (8)

Le resserrement du champ du cinéma sur lui-même a mis en exergue des points de contiguïtés, par frottement et mise en tension des champs d’expression :

l’imaginaire littéraire est une expérience cinéphilique du temps qui permet de moduler des énoncés et des phrases, à partir de la matière que le cinéma dévoile.

Chantal Akerman, cinéma

Tout le cinéma de Chantal Akerman (1950-2015) est traversé depuis l’origine par un sentiment profond de l’altérité, qui travaille aussi bien l’économie de la narration que le corps même des films, entre documentaire et fiction, entre fiction et comédie musicale, entre film et installation vidéo , entre photographie et littérature enfin.

A la manière des cinémas de Jonas Mekas, ou de Chris Marker, le cinéma de Chantal Akerman inscrit la figure du décentrement comme l’une de ses figures cardinales, creusant l’espace de la narration, alors que l’écriture dessine les contours d’un pacte autobiographique, l’expression de l’intime.

Tous se films portent à sa perfection la définition d’un cinéma comme espace ouvert, comme regard sur un territoire, comme un territoire du regard et de l’image, à la narration aléatoire. Films voyages et films élégies, ses films mettent en exergue la question du cinéma, du voyage dans l’Histoire, du territoire des images.

Telle est la qualité et la force des espaces filmiques contemporains: leur qualité d’objets inchoatifs en font des espaces de déchiffrement complexes d’histoires plurielles, fragmentaires, hétérogènes

Les films au bord de l’art et du cinéma, qui font à leur tour écho au régime même de ce que Roland Barthes désigne par la  « déplétion » : autant de formes en état d’accueillir perpétuellement le vide. Ces films font de l’insistance du regard, une des formes de l’insistance du temps.

Dès ses premiers films, Chantal Akerman fait du cinéma le lieu d’inscription de l’autobiographie intime et de l’histoire humaine.

La chambre (1972), News from Home (1977), Les Histoires d’Amérique (1989), Hôtel Monterey (1972) portaient déjà à sa perfection la définition d’un cinéma comme espace ouvert, comme regard sur un territoire, comme un territoire du regard et de l’image, à la narration aléatoire. Ces films inscrivaient déjà les figures du voyage et de l’exil comme l’un des thèmes fondamentaux de son cinéma , ainsi que la place importante qu’allait jouer la culture américaine avant-gardiste dans son travail.

D’Est (1993), D’ Est -Au bord de la fiction (1995) et Sud (1999) films voyages et films élégies, mettent en exergue la question du cinéma, du voyage dans l’Histoire, du devenir des images. La déportation, les lointains échos de l’histoire de l’Europe habitent ces œuvres. Sud, notamment, évoque les mises à morts racistes du sud des Etats- Unis, à travers le récit sans images d’un crime odieux perpétré contre un noir.

Ces films qui ont donné lieu à des installations présentées dans un contexte muséal, traversent la matière filmique en la revisitant, en en exagérant les disjonctions (images, son, récit, temps et espace): la mise en exposition, la confrontation de l’espace filmique avec l’espace d’exposition semblent constituer le nouvel enjeu esthétique de l’oeuvre de Chantal Akerman.

Dans les récentes installations, la mise en oeuvre d’un dispositif de lecture, l’ »exposition » du corps du film déployé comme en un plateau de travail, engagent le spectateur du film à rentrer dans le corps du récit.

The other Side (2002) précise cet enjeu : entre documentaire et installation, les différents éléments qui composent l’installation interrogent la notion de frontière , ici la frontière entre les Etats-Unis et le Mexique, de passage,. Avec ce film, Chantal Akerman poursuit l’investigation de l’histoire des Etats-Unis à travers des voyages en Arizona et au Nouveau Mexique. Le film The Other Side  constitue un objet filmique générique , décliné selon plusieurs formats ( film, vidéo-projection, installation de moniteurs) multipliant les effets de lecture, de perception.

The Other Side  se compose d’autant de segments faisant jouer des types d’images de nature différentes : des plans diffusent en boucle des images à infra-rouge prises par la police fédérale de clandestins mexicains en train de franchir la frontière de nuit ; un long travelling avant sur un highway de Los Angeles que franchissent les immigrés avant de disparaître définitivement dans la ville. Sur ce plan-séquence, monté en boucle, une voix off –celle de Chantal Akerman- raconte des histoires de disparitions, d’évaporations de personnes. D’autres plans tournés dans le paysage américain inscrivent au coeur même du film une géographie, la question de la frontière. Tous les segments agencés selon des espaces- temps spécifiques ( film, installation, internet) retracent des traversées, des moments de récits.

L’enregistrement en continu des images prises sur la frontière mexicaine et leur retransmission via le réseau internet à haut débit pour l’installation conçue à la Documenta XI de Kassel introduisent un court-circuit dans la temporalité narrative, une autre modalité du récit, un battement.

Dans l’installation Maniac Summer (2009) Chantal Akerman fait du film un espace distributif renouvelé et une caisse d’enregistrement de la réalité, en temps réel, dans la continuité de son précédent film –bas (2006), film tourné à Tel Aviv, sous la forme d’une lettre cinématographique que la cinéaste adresse à ses amis pour leur donner de ses nouvelles. Le dispositif – un plan séquence- exclut tout hors-champ : la ville et le quotidien de la cinéaste s’invitent dans le plan à travers les sons de l’espace urbain, les conversations téléphoniques, la radio. « D’un film orphelin à l’autre, en devenir » est composé d’écrans démultipliés à l’agencement désynchronisé, déployé à la manière d’une régie de contrôle filmant systématiquement le quotidien de la cinéaste durant l’été. Chambre d’échos, le film est étiré selon le principe d’un blow- up horizontal qui décline toutes les variations temporelles, les transformant en matière d’images. Celles-ci explorent toutes les modulations de la disparition et des traces effacées.

« Le temps perdu n’est pas simplement le temps passé ; c’est aussi bien le temps qu’on perd, comme dans l’expression « perdre son temps ». Il va de soi que la mémoire intervient comme un moyen de la recherche, mais ce n’est pas le moyen le plus profond ; et le temps passé intervient comme une structure du temps, mais ce n’est pas la structure la plus profonde ». (9)

L’activation des mémoires subjectives que décrit ici Gilles Deleuze constitue la vérité du cinéma de Chantal Akerman.

La traversée problématique du temps est l’objet du dernier opus de Chantal Akerman, No Home Movie (2015) présenté à Locarno quelques mois avant sa disparition. Le film est consacré à la mère disparue de Chantal Akerman à laquelle le récit Ma mère rit (2013) rendait déjà un hommage poignant. Dans No Home Movie, la mémoire défaillante de la mère à laquelle supplée la fille, dessine des lignes brisées et des temporalités contradictoires.

Proust Conrad

La recherche du temps constitue l’objet essentiel du cinéma proustien de Chantal Akerman. La Captive (2000) d'(a)près Proust et la Folie Almayer (2012) d'(a)près Conrad, sont des films d’ombre qui mettent en scène des maisons, des architectures, la forêt et la jungle, en autant de plate- formes qui installent un cadre pour l’interprétation.

Comme pour Luchino Visconti dont Le Guépard, Mort à Venise, et Sandra portent l’empreinte de La Recherche, alors même que Visconti n’a jamais adapté Proust à l’écran, l’oeuvre proustienne est un véritable horizon d’attente chez Chantal Akerman.

A propos de son approche de l’œuvre proustienne, la cinéaste précise :

« C’est un livre fait pour mon cinéma. Dans La Prisonnière, Albertine est libre, elle aime les femmes, et le Narrateur est totalement démuni par rapport à ça. (…) (10)

Chez Proust, tout passe par le corps et l’afffect. Face à ça, il ne faut surtout pas tomber dans le vouloir-dire, sinon on va droit dans le mur, ce n’est qu’après qu’on découvre ce qu’on a voulu dire. (..) Je me suis sentie libre face au matériau Proust, peut-être parce que je ne suis pas française et que je ne suis pas vraiment quelqu’un de culture, comme Visconti ou Losey l’étaient. Moi, Marcel je le tutoie, il est vivant, c’est comme un familier. Alors, je pouvais tout me permettre. Il fallait trouver une sorte de fidélité paradoxale et surtout se sentir très libre. » (11)

La Captive est le film de l’ouverture de l’imaginaire pour la conjecture : conjecture du film lui-même et des sentiments dans laquelle sont pris les personnages.

La conjecture est aussi celle de l’écriture et de son principe anti- naturaliste, quasi structural, comme l’analyse Joseph Czapski dans son cours donné sur Proust en camp d’internement de Griazowietz en Russie.

« La forme du roman, la construction de la phrase, toutes les métaphores et les associations sont une nécessité interne, reflétant l’essence même de sa vision. Ce n’est pas le fait cru, je le répète encore, qui hante Proust, mais les lois secrètes qui le régissent, c’est le désir de rendre conscients les rouages secrets de l’être les moins définis. » (12)

Simon, Ariane, Andrée et Léa sont les acteurs principaux d’un drame à venir, occupant chacun une position précise dans la mécanique amoureuse.

Le jeu des positions répond à la logique spécifique de l’anticipation. La Captive s’ouvre sur une séquence au cours de laquelle Simon visionne un film muet en super 8 mettant en scène des adolescentes au bord de la mer, comme possibles représentations des adultes à venir qu’elles incarneront dans la suite du film et de l’histoire. Le personnage regarde les jeunes filles regarder le paysage marin, invité à prendre place momentanément dans ce dispositif spéculaire dont il est exclu. Gilles Deleuze précise les contours de la figure contradictoire que génère le regard jaloux :

« L’association du paysage et de l’être aimé dans l’esprit du narrateur est donc rompue au profit d’un point de vue de l’être aimé sur le paysage, où le narrateur est lui-même pris, ne serait-ce que pour en être exclu, refoulé. » (13)

En effet, la jalousie est un dispositif émotionnel et libidinal qui est toujours antérieur au désir. La jalousie engendre une géométrie déterminée et déterminante du désir. (14)

En outre, la jalousie participe de la construction d’une illusion qui est sans commune mesure ni confrontation avec le réel.

Dans La Prisonnière, Marcel Proust décrit très précisément la structure répétitive de l’enfermement dans laquelle est prise l’être qui aime, ainsi que toutes les stratégies de l’évitement d’une possible exposition de l’illusion au réel :

« De l’amour, me disais-je à Balbec, on en a pour une personne dont notre jalousie semble plutôt avoir pour l’objet les actions ; on sent que si elle vous les disait toutes, on guérirait peut-être facilement d’aimer. La jalousie a beau être habilement dissimulée par celui qui l’éprouve, elle est assez vite découverte par celle qui l’inspire, et qui use à son tour d’habilité. Elle cherche à nous donner le change sur ce qui pourrait nous rendre malheureux, et elle nous le donne, car à celui qui n’est pas averti, pourquoi une phrase insignifiante révélerait-elle les mensonges qu’elle cache ? (…) Dès que la jalousie est découverte, elle est considérée par celle qui en est l’objet comme une défiance qui autorise la tromperie. D’ailleurs, pour tâcher d’apprendre quelque chose, c’est nous qui avons pris l’initiative de mentir, de tromper. » (15)

Quant à elle, Chantal Akerman évoque le dispositif mental que constitue la jalousie et l’enfermement :

« L’important est que le partenaire fasse fonctionner ton imaginaire, sinon il n’y a pas de jouissance .Et c’est bien pour ça qu’Albertine reste chez lui, et ne parvient pas à le quitter, part pour mieux revenir, malgré sa jalousie et ses interrogatoires permanents, parce qu’elle jouit. Jean Narboni m’a dit que c’était un film de vampires, je n’y aurais pas pensé, mais c’est vrai, dans le sens où on se nourrit toujours de l’autre et qu’on n’en est jamais rassasié, puisqu’on ne le possède jamais vraiment. » (16)

A la manière de la folie, la maison et la jungle du film La Folie Almayer sont des figures de l’intériorité, d’un avant et d’un ailleurs, qui ouvrent sur le monde. Les mondes de Proust et de Conrad sont des univers sans limites, portant le paradoxe de ces focales contradictoires : du très loin au très près. Le film est une peinture et un paysage dans lequel le spectateur progresse, comme il est invité à traverser l’histoire, en expérimentant des formes proches de l’Opéra, de Bollywood, de la peinture du Gréco.

Mêlant à travers l’enregistrement des sons et des images, temps direct et temps indirect, le film performatif que constitue La Folie Almayer est une sorte de matrice pour un film à venir, aux segments narratifs multipliés, La différence et l’écart, consistent chez Proust, selon Deleuze, dans l’intersubjectivité artistique. Ici, le récit est poussé vers un avenir non réalisé, comme l’amour d’un père pour sa fille du récit de Joseph Conrad, écrivain des départs, des voyages inchoatifs. D’un personnage à l’autre, d’un lieu à l’autre, s’effectue un jeu de relais non finalisé, sans fin assignée.

Dans son essai Proust et les signes, Gilles Deleuze décrit le monument que constitue La Recherche comme tourné vers le futur, de l’amour dont les personnages sont pris dans un récit d’apprentissage. Dans les films de Chantal Akerman, les signes, le temps, le réel, les structures d’apprentissage, sont des entités qui s’échangent, qui se perdent.

Si dans les installations de Chantal Akerman, la mise en oeuvre d’un dispositif de lecture engage le spectateur du film à rentrer dans le corps du récit, dans les films s’exposent souvent le récit d’une architecture. De l’objet littéraire à l’objet cinématographique, Chantal Akerman envisage l’interprétation de l’espace littéraire de Joseph Conrad et Marcel Proust, au sens musical du terme : contournant la question de l’adaptation des textes de Proust, elle choisit la mise en oeuvre de relations homologiques que la cinéaste décrit comme telles :

« Pour arriver à l’adapter, il faut faire repasser Proust par soi-même, et préférer une approche que je qualifierai de minimale plutôt que minimaliste. Peut-être que le film est minimaliste par rapport au livre, mais d’un autre côté, c’est un film proliférant, il est constitué de beaucoup d’éléments. J’ai voulu être à l’os de cette histoire et du texte, à son coeur même, alors j’ai pris peu du livre pour arriver au coeur du sujet. Proust est si riche qu’il faut en prélever très peu pour ne pas être submergé. Avec les cinq premières pages d’Un amour de Swann, on peut déjà faire tout un film. Je savais qu’il était impossible de rendre un équivalent de la phrase proustienne, ou alors il faut juste filmer le texte ou le faire dire. Parce qu’au cinéma, chaque image est à la fois une ouverture pour l’imaginaire et une clôture à l’imaginaire. La littérature ne fonctionne pas comme ça, elle ferme moins les choses. » (17)

La Captive est le film de l’ouverture de l’imaginaire pour la conjecture : conjecture du film lui-même et des sentiments dans laquelle sont pris les personnages.

Avec La Captive, Chantal Akerman réalise un projet cinématographique qui s’apparente à un essai: par la déclinaison des hypothèses provisoires sur une réalité, par la multiplication des “solutions partielles” qui caractérisent l’essai selon Robert Musil, l’essai comme art. Ce sont aussi tous les scénarios du désir suspendu qui sont déclinés  dans le film, selon les règles d’une combinatoire implacable. Pour Marcel Proust,

« Ce que nous croyons notre amour, notre jalousie, n’est pas une même passion continue, indivisible. Ils se composent d’une infinité d’amours successives de jalousies différentes et qui sont éphémères, mais par leur multitude ininterrompue donnent l’impression de la continuité, l’illusion de l’unité. » (18) Soulignant son attachement pour le mouvement même de l’écriture de Proust, la cinéaste précise : « C’est d’abord à cause de la langue bien sûr, de cette phrase qui cherche quelque chose sans qu’on sache où elle emmène et qui finit par arriver à un noyau de vérité. Proust trouve tout ce qu’il cherche à travers la langue, à travers les mots mêmes, sans intentions préconçues. Je me sens très proche de cette démarche. Quand je commence un film, je ne me demande jamais ce que je veux dire ou comment je vais le dire. C’est en travaillant que je finis par savoir. »(19)

Une semblable économie de la diffraction et de la multiplicité est à l’oeuvre dans les mondes de Chantal Akerman, ainsi que l’économie inéluctable de la répétition.

« Il est bien vrai que nous répétons nos amours passées ; mais il est vrai aussi que notre amour actuel, dans toute sa vivacité, « répète » le moment de la rupture ou anticipe sa propre fin ; tel est le sens de ce qu’on appelle une scène de jalousie. Cette répétition tournée vers le futur, cette répétition de l’issue, on la retrouve dans l’amour de Swann pour Odette, dans l’amour pour Gilberte ou pour Albertine. » (20).

Les films de Chantal Akerman tissent ces entrelacs distants entre des matières, des corps, des temporalités, des séparations, des divagations générales inscrites sur le manque, prises dans le double mouvement de leur anticipation et de leur répétition, en répétition d’un mal antérieur : un mal immémorial –celui du peuple juif-, un mal autobiographique – celui de la perte de la mère- dont la douleur de la séparation trouve un écho à ce qu’écrit Proust lui-même dans Confession d’une jeune fille :

« Toutes ces séparations m’apprenaient malgré moi ce que serait l’irréparable qui viendrait un jour, bien que jamais à cette époque je n’aie sérieusement envisagé la possibilité de survivre à ma mère. J’étais décidée à me tuer dans la minute qui suivrait sa mort. Plus tard, l’absence porta d’autres enseignements plus amers encore, qu’on s’habitue à l’absence, que c’est la plus grande diminution de soi-même. » (21)

A travers la figure de la jalousie et sa cartographie très précise du manque et du sentiment de l’absence, la lecture profonde de Proust agit comme miroir et allégorie de la catastrophe.

 

Note :

1-Mathieu Saladin, «John Cage à l’épreuve de quelques Field Situations», Tacet, Qui est John Cage?, n°1, 2012, p.11

2-Gilles Deleuze, Proust et les signes, P.U.F, 1964-2014, p.26.

3- Claude Simon, Cahiers du cinéma, 1966

4-Marguerite Duras, La Femme du Gange, Gallimard, 1973, p. 79.

5- Olivia Rosenthal , Toutes les femmes sont des Aliens, Verticales, 2015, 4ème de couv.

6- Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, Minuit, p.128.

7- Alain Robbe-Grillet, op., cit., p.120.

8- Jean Cléder, Ce que le cinéma fait de la littérature, publié dans Fabula L.H.T., le 1er décembre 2006. On lira également : Jeanne -Marie Clerc, Cinéma et littérature. Le Grand jeu,Tome 2, Nathan , 1993.

9-Gilles Deleuze, Proust et les signes, PUF, 1964, p.9

10- Frédéric Bonnaud, Entretien avec Chantal Akerman pour La Captive, Les Inrocks, 26 septembre 2000, n.p

11- id.

12-Joseph Czapski, Proust contre le déchéance, Libretto, 2011, p.36

13– Gilles Deleuze, op.cit., p.145

14- On lira ici l’essai de Jean Pierre Dupuy, La jalousie. Une géométrie du désir, Le Seuil, 2016

15-Marcel Proust, La prisonnière, p.31

16- Frédéric Bonnaud, op.cit, id.

17- id.

18- Marcel Proust, Du côté de chez Swann, 2, I, P.371- cité par Gilles Deleuze, op.cit., p. 152.

19-Frédéric Bonnaud, op.cit.

20-Gilles Deleuze , op.cit., p.28.

21- Marcel Proust, « La confession d’une jeune fille », La fin de la jalousie, Folio Gallimard, 1993, p.36.

 

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