Un vaste champ de ruines, de toutes sortes et de tout temps. De tout temps d’homme, ou du moins de toute civilisation, quelle qu’elle soit. Et notre champ « méditerranéen-mésopotamien » n’y échappe point, loin s’en faut, très loin s’en faut. Cela se poursuit sans relâche, à l’est comme à l’ouest, au sud comme au nord, à la périphérie et au centre de cet infernal cercle. Des ruines qui aujourd’hui viennent quasi instantanément s’ajouter à d’autres, qui ont à peine le temps d’être identifiées que déjà s’effaçant devant d’autres, qui elles-mêmes à leur tour s’effaceront, s’effacent déjà, d’autant plus sous le regard d’une caméra ou d’une autre (que cette caméra soit de l’ordre du privé ou de l’ordre du public), hantant tout au plus les étagères plus ou moins ordonnées de nos archives officielles et informelles, troublant à peine notre mémoire – de moins en moins – collective. Quelle que soit la qualité et la quantité d’images enregistrées, quel que soit leur support, quelles que soient leur ambition, leur circulation, leur exposition, leur dispositif, les variantes, quelle que soit leur exploitation pour tout dire, inéluctablement ces images se font à leur tour ruines – elles (ces images) qui s’imaginent traces, vestiges. Le réel en est désormais à jamais altéré, pris dans un vertige de représentation permanente, de plus en plus mouvante, de moins en moins émouvante. Voir est ceci désormais, cette trame, cette altération, ces « images-ruines ».
Nous le savons, il suffit qu’une caméra entre en jeu, qu’elle soit là, présente ou discrète, pour que l’événement ne se (re)produise plus pour lui-même, mais par rapport à la caméra qui le détermine et en devient l’un des termes constitutifs. La caméra fait partie de la situation qui n’existerait pas sans elle. Une situation filmée, quelle qu’elle soit, fictive ou réelle, en direct ou non, est une situation filmée. C’est sur un écran que cela se passe, c’est sur cette curieuse surface plus ou moins plate, plus ou moins grande, plus ou moins petite, que ce monde parallèle prend forme ; le hors champ, lui, est hors, exclu, ce qui le rend d’autant plus indispensable. Et le hors champ ce n’est pas seulement tout ce qui est hors champ du plan, c’est également tout ce qui n’a pas été retenu, toutes ces images qui ne nous sont pas données à voir, que nous ne voulons pas ou n’avons pas su saisir, toutes ces images captives. Mais n’est-ce pas là, après tout, le propre de toute forme de vie, que celui d’exclure ? Et nous excluons essentiellement les témoins, ceux qui ont vu, qui continuent de voir peut-être, bien malgré eux souvent, ceux-là même pour qui nous ne pouvons témoigner, pour qui nul ne peut témoigner. Ces impossibles témoins dont pourtant le spectre irradie le moindre champ. À en perdre la vue.
L’écran est après tout cet endroit où se joue le temps, la notion même du temps. Et « ce temps-là n’est pas celui du mouvement ou de l’action, il est son essence et son espèce de gangrène. L’image laisse donc passer en elle ce qui était autrefois hors d’elle ou venait après elle : sa sphère d’évaporation. » 1
Car le cinéma est affaire de fantômes, c’est-à-dire un doute de réalité qui transparaît dans toute image, et aussi peut-être inversement. Un doute d’image dans toute réalité. Les images sont les messagers de ces corps impalpables. Comment nommer autrement ces corps, ces objets, ces natures, ces paysages projetés sur la surface de l’écran ? Impalpables. Fantômes du monde, fantômes du réel qui habitent cet autre monde qu’est l’écran animé. Un « autre monde » qui se veut plus réel que le réel, plus vivant que le vivant. Toute fabrication d’images composant une histoire prétend que « ceci est vrai, ceci est la vie ». Le principe même de la créature qui voudrait dévorer son créateur. L’homme à l’image de Dieu.
Je me dis que le monde est désormais la représentation même du monde, la représentation du monde est le monde. Cet exil intérieur, de soi à soi-même.
Pour conclure, je me permets d’emprunter de nouveau au remarquable ouvrage de Jean Louis Schefer, Du monde et du mouvement des images : Le cinéma a « inventé » par accident une forme humaine, une forme de l’histoire humaine ; il a de même inventé une psychologie de cette action humaine. Il n’en est pas mort : il est possible qu’il en devienne conscient. La figure animée du personnage a importé des univers et comme une incompatibilité de toutes les essences, chacune réservée ou consacrée à une corrosion particulière de temps ou de substance. Chacun d’entre nous a peiné scolairement sur les impossibles transpositions de romans dans les films : le plus extraordinaire est que manque au cinéma ce qui faisait des degrés de vérité dans la peinture et la littérature (roman, essai, portraits de moralistes, « considérations », mémoires…) : ce qui faisait la vérité et même le réalisme c’est le fantôme des allégories morales dont celles-ci (peinture, littérature) n’ont jamais pu se défaire parce que s’en défaire eût été (autrement qu’impossible) se dégager de l’humanité même, du dernier lien humain qu’est la signification. Le cinéma, en le sachant très peu (attentif pour le mieux a ses singularités formelles), a créé un autre monde. Ni le roman ni le cinéma ne sont pour cela moribonds ou en crise. Nous en percevons pour l’instant un effet de retour dans une espèce de conscience d’univers : et cet effet de retour dû à la multiplication d’images de toutes sortes est de cet ordre : nous percevons comme une chose notre qualité de mutants historiques, notre qualité d’espèce. L’image nous a montré que nous sommes une espèce mutante. Nous sommes, depuis la première image projetée, l’impossibilité réelle des hommes-images ; ils se sont depuis lors multipliées ; ils occupent la surface du monde.
Texte initialement paru sur Bidayyat le 11/09/2019
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