
J’ai demandé au journal le Monde de me donner un espace pour parler de mon dernier film, l’Homme Atlantique. Il m’a semblé que si j’acceptais la sortie d’un tel film, même dans une seule salle, j’étais tenue de prévenir les gens de la nature de ce film, de conseiller aux uns d’éviter complètement de voir l’Homme Atlantique et même de le fuir, et aux autres de le voir sans faute, de ne le manquer sous aucun prétexte, que la vie est courte, rapide comme un éclair et qu’il va être montré peut-être seulement pendant quinze jours. En même temps, je rappelle aux uns et aux autres que ce film est dans sa majeure partie composé de noir. Il est dans les mœurs du plus grand nombre des spectateurs de cinéma en France de faire comme si le cinéma leur était dû et de protester et de hurler à la mort contre les films dont ils jugent qu’ils n’ont pas été faits pour eux seuls.
Je voudrais donc dire à ces spectateurs-là de ne pas entrer dans la salle de l’Homme Atlantique, que ce n’est pas la peine parce que ce film a été fait dans l’ignorance totale de leur existence et qu’en y allant ils gêneraient les spectateurs éventuels de ce film. Je leur dis donc : ne prenez pas le risque de sortir, n’entrez pas. Cela je dis aussi à l’adresse d’une grande partie des journalistes qui passent outre à mon cinéma, qu’ils ne se croient pas tenus de venir ici, que ce n’est pas la peine de faire des articles qui enlèvent l’envie d’aller au cinéma et celle de lire les journaux, et qui leur font du tort à eux, à ces journalistes. Vous me direz que tout ce qui s’exsude ou s’exprime à l’occasion d’un film, la haine, l’amour, ça ne regarde pas l’auteur et je réponds qu’on le dit depuis si longtemps que c’est probablement taux. Si j’en avais le pouvoir, je fermerais les portes de l’Escurial après l’entrée des spectateurs.
Les règlements de sécurité me l’interdisent. Alors je demande à certains d’entre eux de ne pas entrer du tout dans la salle de l’Escurial aux heures noires du passage de l’Homme Atlantique. Qu’ils laissent tomber, qu’ils oublient. Je dois dire encore ceci, c’est que j’ai choisi la salle de l’Escurial contre les salles mouroirs à mini-écran, les salles » supermarché » qui envahissent la France entière, parce que le noir de l’Homme Atlantique doit pouvoir être vu et regardé sur la surface d’un véritable écran de cinéma.
C’est le cas ici. L’admirable cinéma l’Escurial est 11, boulevard de Port-Royal. Le métro qui le dessert, les Gobelins. Les bus, le 27 et le 91. Les séances sont de 20 heures à minuit. La durée du film, quarante-cinq minutes. Le prix de la place, 14 francs. Dans le hall d’entrée du cinéma, il y a des textes non publiés sur l’Homme Atlantique. Si vous me demandez : l’H.A. ne serait-il pas aussi un homme ? Je dirais que oui, c’est aussi un homme, mais que ce n’est pas le premier homme parce que le premier homme n’existe pas. Serait-il un homme au sortir des eaux de la mer et qui porterait encore ce nom, Atlantique ? Ou serait-ce un film de ce nom-là ? Je dirais oui à tout, à toutes les questions. Que c’est un homme, que c’est un film, que c’est un film de cinéma, et peut-être même encore plus, plus encore une espèce de cinéma qu’un film donné, oui, et peut-être le cinéma.
*
Texte initialement publié dans la journal Le Monde du 27 novembre 1981





