
C’est une histoire de tissage. Avec Aminatou, nous nous connaissons depuis de nombreuses années, et notre amitié est née du travail, de projets communs, d’un langage singulier que nous développons ensemble entre la scène et l’image. On pourrait dire que nous sommes des amis de travail, même si cela va bien sûr, beaucoup plus loin que l’activité professionnelle.
Aminatou, assez tôt, m’a proposé de collaborer à son film. Elle en était aux prémisses. On savait tous les deux qu’on avait envie que je participe à son projet, d’une manière ou d’une autre, sans trop savoir de quelle manière. Entre nous ça commence toujours par le désir et l’intuition, puis vient le reste, parce qu’on sait que l’on se comprend intimement, et même si des désaccords sont possibles et même nécessaires je dirais, on retombe toujours sur nos pattes comme des chats, et les choses se font !
Durant le premier confinement dû au Covid, sur proposition d’Aminatou j’ai appris quelques pages en français de la transcription des paroles du Sarkin Bori Zakara, chef de culte de possession qu’avait rencontrée Nicole Echard, et qui est présent dans Le Grand Tout. Aminatou savait bien sûr que cette parole serait dans le film, mais elle ne savait pas sous quelle forme. Ainsi je me suis laissé traverser par ces mots rares et précieux au printemps 2019, un printemps particulièrement chaud et désert cette année… Zakara était avec moi, avec nous.
Plus tard, je suis venu deux fois rejoindre Aminatou à Bruxelles, pour échanger, contribuer à enrichir un lien qu’elle avait déjà créé depuis quelques temps avec une association de réfugiés politiques nigériens. Un midi j’ai sorti une partie du texte au cours d’un repas informel. J’ai senti une belle écoute des deux ou trois nigériens présents avec Aminatou. C’était étrangement simple, et beau de s’adresser à des nigériens d’aujourd’hui avec les mots de Zakara. J’avais la sensation d’avoir appris une langue étrangère, la langue des gens qui m’écoutaient et que mes interlocuteurs me renvoyaient une compréhension profonde de ce que je racontais. Aminatou filmait, avec ce sourire du moment juste.
Puis il se trouve que pour diverses raisons, notamment liées à la complexité des relations entre la France et le Niger, le lien, sur décision de membres responsables de l’association, a été rompu.
Il a ainsi fallu remettre la trame du film à plat, puisqu’elle était en grande partie fondée sur la participation des membres de l’association, que j’aurais dirigés en partie pour le jeu d’acteurs. Il a fallu réfléchir ensemble, considérer le matériau textuel et filmique existant, faire des lectures, des essais, tenter des propositions d’agencement de textes… J’ai ainsi travaillé Garba en lecture, Aminatou a travaillé Nicole. Nous avons même longtemps évoqué le fait que j’incarne la parole de Garba à quelques moments du film, mais il a fallu faire des choix. Et puis surtout il a fallu prendre des décisions avec toute cette matière dont Aminatou disposait. Comment cela allait-il continuer ? Son film devait se faire. Le capitaine du navire qu’elle était, ne pouvait pas rebrousser chemin au milieu de l’océan.
Ainsi le film qui devait être tourné en majeure partie en Belgique, a naturellement trouvé sa place au Niger, à Niamey où a eu lieu la plus grande partie du tournage. Et c’était juste, parce que cette parole, ces archives, toute cette histoire devait en quelque sorte revenir aux nigériens !
Aminatou était intervenue l’année précédente avec les étudiants de la filière art et culture de l’université Abdou Moumouni de Niamey. Des liens, des échanges avaient déjà été créés avec les étudiants. Finalement tout avait déjà commencé en amont, à Niamey.
Puis une idée d’Aminatou a surgi, afin de créer une entrée en matière pour le film au Niger. Celle de mettre en scène, de créer ensemble avec les étudiants en première année de cursus art et culture de cette même université de Niamey, une pièce de théâtre, issue des échanges épistolaires entre Nicole et Garba, son informateur au Niger, des parties du journal de Nicole sur le terrain et à Paris, et d’une réflexion critique et précieuse de quelques étudiants nigériens en regard de tout ce matériau existant, organisée et mise en forme préalablement par Aminatou, qui devait intervenir avant mon arrivée avec les étudiants en année supérieure dans le cadre de cours de cinéma.
Ainsi j’ai rejoint Aminatou à Niamey, chaleureusement accueilli par Antoinette Tidjani Alou, responsable de la filière.
Aminatou était garante de l’écriture de la pièce, de la dramaturgie et de l’agencement des textes, en amont et au fur et à mesure des répétitions, et j’étais garant de la mise en scène et du jeu d’acteurs. Nous avons ainsi créé ensemble la pièce Mémoires de l’oubli.
Puis vers la fin des répétitions, le reste de l‘équipe du film est arrivé : Gil au son et Sylvain à l’image. Aminatou a commencé à filmer, j’ai terminé la mise en scène, les étudiants ont joué la pièce et je suis intervenu en conseil et propositions sur certaines scènes et en jeu d’acteurs pour le film avec certains étudiants.
Des moments de la pièce allaient être utilisés pour le film. Les deux projets étaient ainsi liés.
Je préparais les protagonistes (quelques étudiants en année supérieure et l’équipe qui avait joué la pièce, ainsi qu’Aminatou pour certaines parties du journal de Nicole, et de sa propre voix off), nous discutions des textes, de leur ressenti, nous nous mettions en condition, nous faisions des propositions à la réalisatrice. Je n’ai jamais eu le sentiment d’être dirigiste pour le jeu d’acteurs, que ce soit pour la pièce ou pour le film, mais plutôt de chercher à provoquer une mise en jeu des propos de Nicole, de Garba, de Zakara…
La règle d’or pour Aminatou et moi – et à ce sujet nous sommes fondamentalement d’accord – était d’être à Niamey non pas dans une posture de sachant, ni d’enseignants, et encore moins de conquérants, mais de proposer les outils dont nous disposions individuellement et que nous avions développé au cours de nos projets ensemble, dans l’esprit d’un partage des savoirs (et des doutes), et d’une contribution commune. Nous avions à apprendre les uns des autres, même si bien sûr, la réalisatrice était très claire dans le propos et la direction du film.
Pour ma part, je venais pour la première fois de ma vie en Afrique subsaharienne et donc au Niger… J’avais tout à découvrir, au travers des gens et de leur façon de vivre, de belles et beaux artistes de ce pays que j’ai pu rencontrer, des manières d’être et de s’exprimer, des quiproquos parfois, des histoires fortes de chacune et chacun, du rapport au temps si singulier là-bas, des sons, des odeurs, des saveurs, des couleurs, des paysages et de l’omniprésence du fleuve Niger, … Et de la circulation automobile !
Rien ni personne dans ce pays ne m’a laissé indifférent.
Mon entrée dans ce film a été une rencontre forte et raisonnante avec un monde qui m’était jusqu’alors inconnu, et en même temps qui partage une immense frontière avec le pays de mon père ; une rencontre avec Le Grand Tout…
Le Grand Tout (119’, Niger France, Prod Survivance, Arte la Lucarne)
De Aminatou Echard
En collaboration artistique avec : Karim Abdelaziz
Avec Rolly Bienvenue et les étudiants de la filière Art et Culture de l’Université Abdou Moumouni de Niamey
Production : Carine Chichkowsky
Montage : Young Sun Noh
Son : Gil Savoy
Images : Aminatou Echard, Sylvain Dufayard, Abdoul-Kader Amadou Maiga, Chaibou Koraou Aïcha, Halidou Adamou Abdoul-Kader, Mounkaila Djibo Abdoulaziz, Nicole Echard.
Film visible à cette adresse jusqu’au 9 octobre 2026 : https://www.arte.tv/fr/videos/114582-000-A/le-grand-tout-l-ethnologie-les-etudiants-nigeriens-et-nous/