T. Koerfer, M. Etter, J. Cassavetes, M. Scorsese

Textes de Yves Tenret, Voir, Automne 1987

Quelques films pour l’automne.

Les souffrances du jeune Koerfer par Yves Tenret.

LE CENTRE CULTUREL SUISSE DE PARIS A PRÉSENTÉ EN JUIN UNE RÉTROSPECTIVE DU COURAGEUX ET PATIENT TRAVAIL DE THOMAS KOERFER. NÉ EN 1944, AYANT GRANDI DANS LE CANTON DE BERNE, BACHELIER AU PAYS DE GALLE, APPRENTI ÉCONOMISTE ET ÉTUDIANT SOCIOLOGUE À BERLIN, MUNICH ET SAINT-GALL, KOERFER VIT À ZURICH. IL A RÉALISÉ DEPUIS 1973 À PEU PRÈS UN FILM TOUS LES DEUX ANS. SIX ! IL A UN SCÉNARISTE ATTITRÉ: DIETER FELDHAUSEN. IL A PRODUIT SEUL SES DEUX PREMIERS FILMS ET, LE TROISIÈME, AVEC L’AIDE DU «FILMKOLLEKTIV».

« La mort du directeur du cirque de puces », 1973.

Plein de distinction et de nécessité intérieure. François Simon éblouissant. Mais déjà du théâtre, Artaud, Grotowski… Et un texte hyper culturel. Janine Weill, en pull moulant et en jeans, échappe un instant à la malédiction qui pèse sur les femmes dans le cinéma suisse : la laideur. Un noir et blanc velouté, un village élevé au concept, un théâtre dans lequel on interprète plutôt finement. De très bons moments. Le film est placé sous la barbe abondante de Bakounine. Le tic habituel : filmer les déplacements. Des paraboles tentant d’expliquer la société à partir de métaphores prises dans la Nature, genre : « Les feuilles des arbres sont-elles preuve de la nécessité de l’égalité ou de l’inégalité entre les Mensch ? » Les fonctionnaires sont grotesques, la maison dans le parc est belle, l’artiste inventif : mensonge, mensonge, mensonge. Le fonctionnaire est fonctionnel, la maison abandonnée et l’artiste subventionné. Koerfer a toujours voulu dénoncer le cinéma en tant qu’artifice. Conclusion : le cinéma démontre que le répliquant Koerfer a été monté avec des pièces provenant toutes de divers marchés aux puces. Il défend le petit commerce à prétention «arti». Ses arguments sont tous puisés dans le «ça va de soi» idéologique des années 70. C’est d’un lourd ! Le cinéma recrache les allégories. Il ne montre que ce qui est. Quand ça n’y est pas, c’est parce que le réalisateur a été incapable d’opérer la synthèse de tout ce qui s’offrait ou se refusait à lui. Koerfer, à l’époque, et il n’était pas le seul puisque c’était un commandement venant des « Cahiers du Cinéma », voulait que le spectateur de ses films travaille. Il nous avait bluffé. Ravis et délicieusement impressionnés nous fûmes, en ces temps lointains… Nous, lui en restons reconnaissants. Le bluff a éteint tous ses lampions. La nuit maintenant est partout avec ses couleurs criardes et, de tout cela, il ne restera rien. Quelle idée ont-ils eu tous de se mêler de politique ? C’était bien une avant-garde mais alors très en avant ! Et en avant de rien, il y a quoi ?

« L’homme à tout faire », 1976.

C’est ça et ce n’est pas ça. La fidélité a toujours quelque chose de mort, de résigné. Manque d’appétit. Le si fluide Walser en devient sentencieux. Lorsqu’on le lit, c’est son ironie, son« ninisme », son tout est dans tout qui nous frappent. Et ceux qui ont la chance d’en avoir savent que les amis sont là pour faire fuir la lourdeur, qu’ils ont la bouche pleine de lutins et de farfadets qui menacent celui qui manifeste son asociabilité en se prenant au sérieux. Koerfer dirige bien les acteurs. On écoute et on se dit: «C’est bien comme ça que je suis dans la solitude et c’est pourquoi je la fuis avec tant d’acharnement». Pour celui qui n’a pas lu « Der
Gehülfe », le film doit paraître pompeux et bourré d’anachronismes de gauche. Haineux, un peu, est celui qui l’a lu. Etait-il nécessaire d’éventer un cru aussi exceptionnel ? Koerfer est doux. Jamais mièvre. Sa douceur n’en est pas moins écœurante. Quant au fétichisme de la chaussure… Walser a des éclairs de violence, ce fétichisme en est un. Chez H. H. K. Schœnherr, il n’est plus que gaudriole et chez Koerfer, mouvement tendre, romantisme littéraire. Aujourd’hui, un superficiel vaut mieux que deux attentats. Koerfer me fait penser à un tuberculeux qui n’aurait jamais la fièvre. Il s’applique… Il y a un aspect théâtre filmé chez lui qui nous pousse à nous demander pourquoi il imprime de la pellicule. L’histoire aurait du être transposée en 1976 car cela aurait permis aux Helvètes de découvrir l’actualité de Walser. Koerfer, qui repousse Walser dans le passé, est au cinéma industriel ce qu’Yvette Théraulat est à Niagara. Tchiki Boum ! Bref ! Le cinéma artisanal, c’est comme le reste de l’artisanat. On aime ou on n’aime pas. Sont usants ces gens. Le héros de « L’Homme à tout faire » a un jeu compassé alors que Walser jouait à être compassé. Si, si, ça veut dire quelque chose, la phrase précédente. On retrouve autour de Koerfer le même baratin pseudo-dialectique et fromage fondu qu’autour de Tanner. Koerfer opposerait au cinéma «illusionniste» un cinéma «épico-brechtien». Ce baratin n’est qu’une tentative jargonneuse et maladroite de masquer le dénuement imaginatif absolu dont souffre la production locale.

« Alzire ou le nouveau continent », 1978.

Alternatif. Tricot, accouchement et femmes en bottes de cuir brun baba caca. Veste indienne, poncho, costume suisse allemand. Train dans le lointain, tracteur, lac de Constance. Amanite rosée poussant où est tombée la foudre, se boit en décoction dans un pichet de lait, pousse à quitter ses vêtements « répressifs » que nous impose le «système». Vaisselle artisanale, bien sûr, théâtre encore, culture française (Voltaire et Rousseau, François Simon et Roger Jendly). Ton «Guide du Bac», spiritualité de poche, symbolisme. Réfugiés boliviens, masochisme et pleurs sur les subventions communales. Pauvreté tous azimuts! Trognon d’identification éternelle à la victime. «C’est ringard donc c’est vrai» est la devise du film. Un des barbus, sombre nordique, se suicide, un enfant naît, ça doit être un cycle, ou quoi ? On accouche à l’ancienne avec sacrifice de poulet. On est archi grégaire. Chacun couche avec chacune : maman quel frisson ! On est contre l’exploitation du Tiers-monde, les musées ethnologiques («C’est de la rapine ! ») et la traite automatique des vaches. Ils sont tous constipés : les hommes parce qu’ils font semblant de penser et les femmes parce qu’elles cherchent à quoi les hommes font semblant de penser. On accepte les travailleurs manuels, ce sont des humains comme les autres, particulièrement les électriciens. On a beau être intello, on sait encore pêcher au javelot, poser des collets, se mettre les objets dans le nez. Tout ça est lourd, pontifiant, satisfait de soi. Ici, on pense Monsieur ! On est chauve ou grosse mais on reste jeune quand même… Rüdiger Vogler est le séducteur : c’est tout dire ! Le passé c’est le présent qui lui-même n’est pas si loin que ça du futur. Sauvegardons le primitif en nous! Koerfer veut réconcilier la Vie et l’Art, la lutte armée et la Suisse allemande, le chocolat et le nougat. Pas de troisième œil chez lui… C’est la qualité arbalète… Deux, trois images intéressantes de Berta, cinq victimes dans la salle, l’idée que même les créateurs ont pied dans le quotidien. Aucun humour. Ironie, nenni. La complainte de ceux qui ne sont plus là et qui ne le savent pas encore. L’errance d’une génération d’intellos clochardisés bien au chaud dans leur moralisme.

« Cœur de braise », 1983.

Koerfer est fasciné par le feu mais ses plans, format 1.66, sont vides. Pourquoi les cinéastes suisses n’ont-ils pas l’énergie ludique des banquiers et des assureurs indigènes ? Pendant cette projection, on rêve à Fassbinder salissant tout ce qu’il touche et à Schmidt sublimant tout ce qu’il voit. Cette enquête sur la vente d’armes au Troisième Reich est bien une pâtisse- rie contemplée par un diabétique selon la formule de Fredi Murer: «C’est beau mais qu’en faire ? ». Les Suisses ne savent pas parler de la Suisse, soit ils s’y sentent trop à l’aise, soit elle les rend asthmatiques. La Suisse est une mère sévère. Le scénario est tendu de grosses ficelles psychologiques. I1 ne veut pas payer son dû à l’art, vénérer les vices de ses personnages, abandonner tout espoir pédagogique. Koerfer vient de la grande bourgeoisie, il connaît certainement mieux le sujet que moi mais je n’arrive néanmoins pas à croire à sa vision de sa classe. Je m’explique: il nous montre un patron qui est démoniaquement efficace à l’usine et qui tolère chez lui que sa femme le trompe devant ses yeux. Pour dénoncer, Koerfer a besoin de marionnettes. Sur ce sujet, je reste persuadé que le livre de Max Weber, « L’Ethique protestante et l’Esprit du capitalisme » n’a pas engrossé la fiction suisse parce que celle-ci a du valet la vision du monde. Les acteurs sont excellents. La larme est à l’œil, le budget conséquent et l’ensemble n’a rien de malsain. C’est ça qui cloche. « Glut » est ambitieux. C’est du Visconti local. On ne peut pas être rousseauiste, privilégier les inactifs (vieillards, enfants, marginaux) et vouloir décrire le réel. Sur la même problématique, Richard Dindo va à l’aventure, se comporte en cinéaste. Koerfer est un illustrateur. Il ressasse du déjà dit pour un public toujours moins informé qu’on veut nourrir de force à la petite cuillère éthique. Moral pour moral, Godard est au moins agressif et passablement désespéré. C’est un battant ! Koerfer est pris dans une guerre des polices. Il appartient à celle qui voudrait une Suisse encore plus aseptisée, sans défaut, inversant les couleurs de son fanion national, pétrie de bons sentiments. Putain de rumination identitaire, conscience malheureuse. A quoi ça sert d’avoir été marxisant pour en arriver là ? La leçon du « Mars » de Fritz Zorn n’est-t-elle pas que c’est la norme qui tue ? Quant à la décadence, pour la connaître, il faut avoir été. Freud, ici, n’est pas assimilé.

« Concert pour Alice », 1985.

J’adore ce film. Joli sac de guimauve. Fait craquer les pires, Irène Lambelet et les vieux adulateurs de Beckett. C’est une histoire d’amour entre deux flûtistes, un film universel, une œuvrette pleine de charme. Ça tient de « Pain et Chocolat » et transcende l’imbuvable réalisme poétique français. Le cinéma se porte bien. Serein, il raconte. « Concert pour Alice » est d’une merveilleuse cohérence, badin comme Musset, articulé comme Marivaux et sans aucune de ces maudites et polluantes références culturelles. Une gondole sur la Limmat ! Avec des petites ampoules… La musique comme espéranto, l’argent comme preuve d’amour, le socialisme d’état helvétique comme fond quelconque. Rien d’appuyé, de démonstratif. Une réussite ! Est-ce une commande ? Plus de narcissisme. Et, suivant la règle d’or «moins un cinéaste met de lui-même dans un film, meilleur est le film», ça marche. Chaque situation est poussée à ses conséquences, amène la suivante, ah ! Comédie, quand tu nous tiens ! Tout est soumis au récit. Koerfer, tout en gardant son âme, son profond attachement à tout ce qui est désuet, est enfin arrivé à remettre ses billes, plutôt opalines que d’acier, dans la partie. Il parle encore de funambule mais il ne relativise plus. Il a mis le doigt sur son noyau radical, s’est obstiné et ça a payé. Même si certains zooms et les arrangements de Louis Crellier peuvent écœurer un instant, l’assurance retrouvée de Koerfer vaut qu’on tue au moins un bœuf pour célébrer le retour de l’enfant prodigue (le récit). Thomas est enfin un imposteur. C’est que nous autres, simples et pauvres, aimons tellement la chanson! Bonne et belle est la générosité. Tout ça halluciné, réconcilie. La violence démocratique, la terreur froide et patiente ne sont plus caricaturées. Elles reprennent leur place d’écume du temps. Il n’y a ni naïveté, ni infantilisme dans ce film. Il n’y a qu’un réel inerte, sol sur lequel après tout on peut danser…

Bribes de débat, 1987.

Freddy Buache : Les jeunes romands et les Suisses allemands ne sont pas connus à Paris. Exceptions : Richard Dindo et Daniel Schmidt. Koerfer est une personnalité affirmée. Il y a une unité dans son travail. « Alice » est une nouvelle façon d’aborder le cinéma. Les Suisses peuvent se reconnaître dans les films de Koerfer. Renato Berta, un des grands maîtres européens de l’image, est dans la salle.

Louis Marcorelles : Koerfer a subi l’influence de Kluge. Jeu d’émotions bien dosé. Il est obsédé par son pays. Les cinéastes suisses ont un rapport douloureux à l’histoire de leur pays. Je suis là pour apprendre comment ce cinéma vous touche et comment il est inscrit dans une réalité.

Buache : Le cinéma suisse d’avant les années 60 masquait la réalité. Le nouveau cinéma suisse s’est livré à une réappropriation des paysages et des coins sombres de l’histoire suisse. C’est un pays comme les autres, finalement. Pour Glut, la référence à Brecht est juste : mouvement dialectique, réalité, théâtre.

Marcorelles : Pourquoi gardez-vous le Hochdeutsch dans vos films ?
Koerfer : Mon père est allemand. A la maison, j’ai toujours parlé le bon allemand et le dialecte. Le dialecte est plus quotidien, il aboutit à un naturalisme de mise en scène. Markus Imhof l’utilise pour être plus proche du quotidien. C’est angoissant d’être entre Kluge et Brecht. (On sent que c’est une vieille ritournelle qui l’agace.) Un film c’est un entourage, comment on pense, on vit, on ressent, ça se reflète dans ce qu’on fait. Le vécu est dans les films. Kluge n’aime pas la mise en scène, il voudrait des stocks de pellicule… Il aime l’idée, le montage. Glut est différent de ça. Il n’y a pas de procès de Nuremberg suisse. Ça fait peur de ne pas connaître le passé. Marcorelles a dit que c’était narcissique.

Buache : Narcissique, non… C’est une nécessité de remonter dans la mémoire.

Spectatrice : Glut est-il montré à la jeunesse suisse? Pendant la guerre, je ne savais rien et aujourd’hui on ne dit rien non plus à la jeunesse.

Buache : Oui. (Il cite quatre films sur le problème).

Koerfer : Oui. Ces films circulent un peu dans les écoles. Ça dépend des gens qui enseignent l’histoire, du point de vue qu’ils veulent prendre.

Buache : II y a quand même eu le Rapport Bonjour.

Irène Lambelet : Avez-vous imaginé travailler hors de Suisse ?

Koerfer : Ça dépend de mes chances de financement. J’écris en ce moment un scénario dont l’histoire part de Zurich et se termine à Gênes. Quand je vois la situation catastrophique ailleurs, en Italie, je pense rester en Suisse.

Marcorelles : « Concert pour Alice » est-il diffusé en Allemagne ?

Koerfer : Non. Les jeunes allemands le trouvent trop romantique. Il a fait 20 000 entrées en Suisse.

Buache : Berta, as-tu des choses à dire sur ton travail avec Thomas ?

Renato Berta : Ça m’énerve un peu de ne faire qu’un discours sur l’image. Un film est un tout. On a fait trois films ensemble. « La mort du directeur du cirque de puces », c’est une rencontre sur « Charles mort ou vif », avec François Simon, on n’a pas arrêté de s’engueuler sur le film. C’était une époque créative. Nos rapports tendus donnaient des résultats. « L’Homme à tout faire », côté photographique, c’était intéressant mais c’est peut-être ça le défaut du film. C’est un débat qu’il faudrait ouvrir. Des images, tu en prends plein la gueule et puis il n’y a pas de contenu. On a fait un travail énorme sur ce film. Je ne peux pas le séparer du Collectif de Zurich. Politiquement, le Collectif c’était une force en Suisse. « Alzire » était un film… un peu plus baroque… Deux langues, le français et l’allemand, c’était intéressant.

Koerfer : Le travail à l’image était important pour nous en Suisse mais, aujourd’hui, c’est commun.

Spectatrice : L’image a une qualité esthétique extraordinaire. Elle n’enlève rien au contenu, elle le porte.

Spectateur : Koerfer n’est pas dans la «belle image».

Yves Tenret : Le cinéma de Koerfer est pompeux, sentencieux, moralisant. Comment faire pour être Walser aujourd’hui ?

Koerfer : Pouvait-on raconter « L’Homme à tout faire » autrement ? Pour moi, à l’époque, c’était juste. Aujourd’hui, je trouverais intéressant d’être plus proche de son caractère. Je voulais qu’on prenne Walser au sérieux.

Spectatrice : Le cinéma de Koerfer n’est pas pompeux. Il est très cohérent.

Buache : Ce qu’on peut critiquer n’appartient pas en propre à Koerfer mais à l’époque, Lukacs, catégorisation, historicisme, etc.

Lambelet : Dans « Cœur de braise », j’ai vu un film sur l’enfance, j’ai trouvé tous les personnages ambigus, c’est une histoire de mue.

Marcorelles : Mais vous, vous êtes un peu comédienne. Vous avez un regard particulier.

Lambelet : « Concert pour Alice » a été pour moi un émerveillement. C’est charmeur et incroyablement subversif. Le décalage est minime. Les personnages ne font pas de morale.

Marcorelles : Dans ce film, y a-t-il jeu, gratuité, est-ce vraiment une comédie ? On frôle la sentimentalité appuyée.

Koerfer : Ça m’intéressait, d’aller profondément dans ça.

Buache : Ce film a une clef : la gondole sur la Limât. Je l’ai défendu à Berne.

Koerfer : Nous, réalisateurs, on tourne trop peu, on se lamente trop.

Buache : Je suis un peu affolé quand je vois tous les films qui se font dans le monde et le peu de films que les gens voient.

Spectatrice : J’étais attachée de presse. J’ai arrêté en 1976 parce que je sentais ce qu’on voit à présent : uniquement un service après-vente et des plateaux prestigieux à la télévision pour rien. La presse écrite n’a plus aucune force. Avant, un futur article favorable pouvait décider un distributeur.

Berta : Les cinéastes suisses sont sur un terrain plein d’or qu’ils n’exploitent pas du tout. Je leur en veux. Le dernier film suisse auquel j’ai participé a coûté 2 800 000 francs suisses et quand on voit le film on se demande où est passé l’argent ! Si on ne veut pas rater le train, il faut courir. Plus personne ne court. J’ai participé à deux collectifs qui se sont cassé la gueule. Henchoz, le producteur de « Derborence » m’a dit: « Vendons du paysage suisse aux Japonais» mais, après, il résistait à tout ce qu’on lui demandait.

Koerfer : Tu ne peux pas généraliser en partant de « Derborence ».

Berta : II y a en Suisse un potentiel phénoménal mais pas de producteurs. Les meilleurs cinéastes d’aujourd’hui, de Stanley Kubrick à Jean-Marie Straub, ce n’est pas par hasard s’ils sont leur propre producteur.

Otto Ceresa : (directeur du Centre culturel suisse et spécialiste du parler pour ne rien dire) Pour conclure…

Ps : Après ce débat, j’ai été, tout frétillant, me présenter à Renato Berta. Il m’a immédiatement et violemment tourné le dos. J’étais sur le cul. En fait, j’avais publié un texte contre Alain Tanner, (il y en a un exemple juste un peu loin), et cela ne lui avait pas plu du tout…

* Cinémas *

« Jenatsch » de Daniel Schmid.

Fin, très fin. J’hallucine. Chez Schmid, le rôle des aborigènes est tenu par des Grisons. Mêmes caractéristiques : langue étrange, mœurs défensives, espèce en voie de disparition. Michel Voïta et Christine Boisson, couple moderne, absolument excellents. Difficultés majeures : le costume, le train, le soldat suisse, le touriste japonais, les joggeurs dans leur pyjama VeilIon, tout ça est intégré. Même les paysages de montagne et les scènes de ménage. C’est la mélodie d’un bonheur traversé d’une pointe de terreur et ça nous rejette sur le trottoir un peu déçus. Schmid titille d’une main légère les tétons d’Helvétia et abandonne les archives à Fredi Murer. Jenatsch est un film. Bien joué ! La SBS ne s’est pas trompée. C’est équilibré, déjà un peu classique.

« Une flamme dans mon cœur » de Alain Tanner.

Enfin un film pour les misogynes et les pédérastes. C’est écrit et joué par une fécale tripale bas-bleu au corps bien conservé. Le plus faible, les dialogues, est dû à Tanner. C’est une tranche de vie d’une exhibitionniste réfrigérante. Vous m’en mettrez cinquante kilos en cinq paquets de dix. «Le corps est sacré». Boum caca mou. Et abandonnite aiguë. Tanner, grâce à son équipe portugaise, ne s’en sort pas trop mal. Il enfreint néanmoins l’article 25 bis (1983) de la Constitution suisse, article qui stipule qu’ «il est expressément interdit de saigner les animaux de boucherie sans les avoir étourdi préalablement. » La Mézière, elle se la donne à l’ego. Impasse mais gratification majeure. Ses parternaires sont très bien. Elle est obscène. Rien d’érectif. Ça vient trop tard. Tanner a toujours voulu nous faire réfléchir. Ça marche : pendant tout le film, on pense à autre chose.

« Histoires fantastiques » de S. Speilberg, W. Dear et R. Zemeckis.

Trois histoires : bombardier, momie, magie. Divertissement de qualité. Le cinéma ! Le bombardier, c’est du bon Spielberg, virtuose, direction d’acteurs unifiante, suspense, veste d’aviateur, gilet de sauvetage, bons américains, méchants nazis, amitiés viriles, femme de héros attendant à l’aéroport, prêtre, commandant bourru, casquette, chewing-gum, co-pilote, coupez les moteurs et, sa spécialité, happy end à l’eau de rosé. La momie au centre de ce triptyque recycle et renouvelle les classiques. Deux stéréotypes s’entrechoquent : le retour des morts-vivants et le type qui est comme fou parce que sa femme vient d’accoucher. Qui dit choc dit étincelles. Marais, récits gigognes, paysans tarés, horreur : comment tue-t-on une momie ? Les balles d’argent, c’est pour les loups-garous, le pieu pour les vampires, le feu pour Frankenstein, etc. Et la télé dans la tétée… Le prof est sadique. Tout devient clair. Légitime parano. Il était une fois une momie dans un bois. Elle avait été abandonnée là par des Tziganes qui n’avaient plus de quoi la nourir…

« L’homme à poils» de Michel Etter.

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Il espère pouvoir bientôt se rhabiller. Etter s’est fait faire une carte de visite. Pourquoi a-t-il dû le faire ? Pour rassurer les producteurs. Le scénario date de 1985. La galère. Et, malgré le succès mondial de « L’homme-bus »… Etter montre, démontre, s’applique, fait du style et des exercices. Il est content d’être arrivé à ce que l’on oublie la nudité au profit de l’action. L’expérience est irremplaçable. Elle fait sortir du spéculatif. Le perroquet est en cage, les caves symbolisent l’inconscient et le corps nu sur fond de béton se passe de commentaires. Aurait dû se passer de commentaires ! Etter voudrait avoir une idée par plan, ne pas tout donner d’entrée. Mais ce n’est pas avec un crayon qu’on dessine, c’est avec une gomme. «C’est la culpabilité du personnage, sa honte qui en fait une victime», dit-il. Le film va vite. Chronomètre: on entend le tic-tac des compteurs électriques. Tout est compté. Tout est de l’argent. «Le film dure le temps que ça prend de remplir une baignoire». Etter a gagné le concours du spot publicitaire. Il a pu investir. Lorsqu’il ne peut pas tourner, il est malheureux. Il a produit avec le quart du budget, en participation, etc. C’est un film au-dessus de ses moyens. Bonjour les dettes ! Se lamenter est bon pour Etter qui va, immanquablement, enfin, inventer le blues vaudois. Tout dans les basses. Etter précise : «Se lamenter, ça va un moment mais faut réagir». Attendant de tourner son prochain film, il est tout d’impatience et de solutions pratiques. Solide coup de boule. Seule la détermination peut… Etter, cet existentialiste primaire, veut passer dans le secondaire. Retrouver ce moment jouissif, la musique digitale de Philippe Héritier, un ordinateur, des épousailles, un limage au dixième. Etter a du Frankenstein en lui et c’est cette part de lui, la meilleure, qui fait hurler les filles: «Qu’est-ce qu’il est beau !!! ».

« John Cassavetes » de L. Gavron et D. Lenoir, Rivages/Cinéma.

Ça se lit en dix minutes et c’est moins intéressant qu’une interview complète de J. C., an zéro.
Douze films à son actif. Petit de taille mais très attaché à Ben Gazzara, Peter Falk et Seymour Cassel. Tous les autres, formidables. Et Gena Rowlands dans « Faces » ! Belle, belle, belle ! Sur sept films, elle a su vieillir. La classe ! Ils ont trois enfants. Cassavetes est grec, Falk juif et Gazzara, italien. Une vraie bande. Cassavetes, comme Pialat, veut ressentir quelque chose. Pas de pose, pas d’effet de sourcil, rien d’aseptisé. Il part du principe qu’un film, ce n’est pas la vie et qu’il faut donc forcer le ton. « C’est un miracle de réussir à exprimer quelque chose dans un film…» et pas d’esthétisme, des passions. Les techniciens en arrière, les acteurs en avant. Cassavetes crée des situations. Pour cela, il compte sur de vieilles complicités. Il nous fait regretter notre orgueilleuse solitude. Il préfère la pureté au succès mais, cette pureté, il sait la partager. Quelle leçon ! Il travaille sur des plateaux « bruyants », « anarchiques » et laisse faire. Il a confiance. « Quand nous répétons, nous nous asseyons et lisons le script tous ensemble autour d’une table, dix, douze, quinze fois. » (Gena Rowlands). Cassavetes, c’est le clan, la tribu et même la famille. Paraphrase de paraphrase: hurler, chialer ? Tout nous aura été refusé et, heureusement, nous n’y sommes pas pour rien, pétris que nous sommes de mauvaise volonté. Cassavetes croit très fort au népotisme. Pour lui, il n’y a pas de bonheur possible, quelque soit le prix à payer, en dehors de la famille. Sans rancune. Il est très grand. Dans ses films, ça parle beaucoup, ça vit, ça aime, ça se déchire. C’est sans prétention. Cassavetes est le seul cinéaste au monde qui sait filmer le quotidien. La tribu est une nécessité. Comme l’excès, la douleur, l’âpreté et tous ces états que nous désirons tant. Jappe, jappe, jappe, mon frère !

« Martin Scorsese, Un rêve italo-américain » de J.-P. Domecq, Hatier – 5 continents.

C’est imprimé (et mal broché) chez Héliographia SA, Lausanne. Mérite d’être lu. Stimulant. Comme chez Cassavetes, famille et clan. « Italianamerican » (1974-1975) est consacré à ses parents et à la recette des spaghettis bolognaise. Une communauté ! Bon, ça suffit. C’est f-i-n-i. Faut passer à la suite, à l’énergie atomisée. Notre film, « Taxi Driver » (1975), est du même auteur. Coppola magnifie la maffia dans Le Parrain. Scorsese montre que c’est la loi et l’ordre, d’autres maîtres pour les mêmes esclaves. « Mean Streets » (1973) : le maffioso tient sa petite fille sur ses genoux, passe son temps à regarder la télévision et répète : « On ne veut pas de bruit, pas de troubles, pas d’ennuis ». Revenons à la recette, à la cuisine des femmes, celle qui nourrit : « Singe an onion and a pinch of garlic in oil. Throw in a pièce of veal, a pièce of beef, some pork sausage and a lamb neck bone. Add a basil leaf. When it’s brown, take it out. Put in a can of tomato paste and some water ». Made in Sicile. Madame Scorsese veut déménager. Monsieur Scorsese accepte. Question : « Où êtes-vous allés ? » Réponse : « De l’autre côté de la rue ». Les hommes paradent, la femme perturbe. Charlie, seul avec celle qu’il aime, s’ennuie. La Motta dans « Raging Bull » (1980) soigne ses frustrations. C’est son moteur. Les héros scorsesiens explorent l’étendue infinie de l’échec. L’orgasme, c’est déjà trop de sociabilité pour eux. C’est pour ça que « La couleur de l’argent » (1987) est aussi sinistre, avec son Paul Newman qui se maîtrise. « Comment survivre ? C’est la question que posent tous mes films ». Cette question, « After Hours » (1985) la met aussi en avant, la névrotise, l’épice de femmes trop naturelles pour être vraies. Pour qui veut vivre intensément, la réussite sociale est une maigre consolation. L’intensité, c’est drôle. On rit ! Tout ce qui est intéressant en cette fin de siècle est parodique. Il faut savoir s’auto-détruire avec élégance. Tout en foucades. Et ce chef-d’œuvre : « King of Comedy » (1983). L’obstination paye. Il n’y a plus que nos propres limites qui exercent sur nous une fascination morbide.

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