France – 9’20 – Vidéo Couleur et Noir & Blanc – VO Italien
Cet essai audiovisuel reprend et retravaille des extraits du film Voyage en Italie de Roberto Rossellini (1954). Il confronte le regard-caméra d’Ingrid Bergman et les regards dérobés des êtres qu’elle croise sur sa route, dans la foule, pris sur le vif dans les rues de Naples. Ces éclats documentaires matérialisent une expérience de l’altérité qui serait l’objet même du récit.
Analyser l’image par l’image – Texte de Anouk Baldassari-Phéline
Comment rendre sensible au public, le temps d’une courte performance, le rapport au réel qu’instaure l’écriture cinématographique de Rossellini à même la fiction dans Voyage en Italie ? Telle est la question que je me suis posée quand Alice Leroy m’a invitée à partager mes recherches de thèse durant la 42ème édition du Cinéma du réel, au sein d’une table-ronde du Festival Parlé : La traversée des existences. Expériences partagées. La salle de cinéma où devaient se tenir les débats m’a incitée à créer une forme dont la projection sur grand écran réactive ce « dispositif dans lequel on regarde ce qu’on voit » selon la formule de Jacques Aumont (Que reste-t-il du cinéma ?). J’ai repris et retravaillé quelques fragments « documentaires » qui rythment le film de Rossellini pour réaliser ce re-montage conçu comme une analyse en acte des images et de la bande sonore. L’enjeu était de matérialiser la confrontation entre le regard-caméra d’Ingrid Bergman et les regards dérobés des êtres qu’elle croise sur sa route, captés sur le vif, au hasard des rues de Naples.
Ainsi est né Regard contre regard, relecture muette de Voyage en Italie sans voix off ni commentaire, plus proche du ciné-poème que de l’essai critique. Comme une invitation au voyage.
Mon travail de remontage se centre sur trois séquences clés du film : les traversées en voiture où le personnage de touriste anglaise incarné par Bergman s’approche de Naples, découvre la ville – sa « couleur locale » – observe la population et mesure peu à peu toute l’altérité du sud de l’Italie. Dans le film de Rossellini, deux régimes de représentation bien distincts caractérisent les plans de l’actrice et ceux des scènes de rue. La structure du montage alterné, fondée sur le raccord regard, produit la déflagration de leur rencontre, de leur recoupement, de leur réponse termes à termes. D’un côté, le visage de la star hollywoodienne, savamment éclairé, est scruté en plan rapproché. De l’autre, la caméra saisit des images non focalisées à travers le pare-brise d’une voiture : hommes, femmes, animaux n’apparaissent qu’un instant dans le champ, déformés par la vitesse. Ces plans subjectifs sur la foule anonyme sont montés cut avec le regard-caméra de Bergman, soulignant le faux-raccord ontologique entre la fiction et le réel, comme l’a analysé Alain Bergala. La machine du cinéma bute contre une réalité inassimilable qui se manifeste par l’irruption d’un troupeau de buffles, le passage d’une procession mortuaire ou le défilé des femmes enceintes…
Contre-regards, contrechamps, contre-images
Si on examine attentivement chaque éclat documentaire, on remarque une structure récurrente : au point de vue de l’actrice, relayé par la caméra, s’opposent des « contre-regards » dans l’image. Ils semblent résister à un dispositif de tournage qui pourrait les réduire à n’être qu’objets du regard – regard du personnage, du cinéaste et du spectateur. Mais à leur tour les passants nous font face, et soudain, eux aussi, nous regardent. Pour rendre perceptibles de tels moments de bascule, j’ai employé le ralenti, le recadrage et l’arrêt sur image, avec l’aide des outils de montage numérique. J’ai ainsi pu isoler des détails, comme l’œil d’un animal ou le visage d’une femme dans la foule. Arrachés au flux qui les emporte, exhaussés, ils prennent la valeur de véritables contrechamps. Prendre à revers les clichés et stéréotypes « napolitains » véhiculés par toute l’imagerie touristique, serait-ce l’objectif de Rossellini en renvoyant au voyageur son regard curieux, avide, prédateur ? Ce renversement de perspective entre le spectateur-voyageur-voyeur et ce/celles/ceux qu’il vise s’opère en tout cas par la grâce d’une caméra cachée à l’attention flottante : regard contre regard. Ou comment mettre à nu les conditions de production d’un regard occidental supposé omniscient : le regard machinique des élites qui roulent en Bentley, le regard méprisant des classes dominantes, mais aussi ce regard étranger qui prend conscience de sa propre étrangeté en s’exposant à l’Autre. Devant les « Latins comme ils sont dans la réalité », dit Rossellini, « les Anglo-Saxons ou les gens du Nord qui viennent [les] voir comme des animaux au zoo » se retrouvent eux-mêmes exposés. Une dimension politique s’inscrit au cœur de cette tension formelle autour de l’origine du regard. J’ai voulu en tirer toutes les conséquences en accordant la même valeur de plan et la même durée aux visages des anonymes que la caméra a capturés et à celui d’Ingrid Bergman, icône s’il en est. Une tentative d’égalité arithmétique, de rédemption peut-être, qui passerait par le plan des images. J’ai produit ces « contre-images » afin que s’inverse le rapport du point focal et du point de fuite, et que ces femmes napolitaines, dont les traits nous étaient si longtemps demeurés inconnus, envahissent désormais tout l’espace du champ. Regardez-les : elles vous regardent depuis l’écran.
Le changement d’échelle et le ralentissement extrême de ces travellings, jusque-là insaisissables, en décompose le mouvement image par image, selon un effet quasiment chronophotographique. Ce geste se veut « d’emblée théorique, et cependant pleinement sensoriel », à l’instar de l’arrêt sur image théorisé par Jacques Aumont (Que reste-t-il du cinéma ?). Explorer la texture visuelle et sonore du film permet d’en faire une analyse microscopique, à la fois immersive et distanciée, afin d’en proposer une vision au second degré. Mon intervention explicite sur le matériau audiovisuel a pour objectif de guider le regard du spectateur et de le conduire à fixer certains motifs répétitifs, structurants, qui passent pourtant presque inaperçus dans le continuum de l’expérience filmique. Symétriquement, j’ai observé sans relâche le visage expressif de l’actrice, dont le jeu échappe à toute caractérisation psychologique et se donne comme une image-affection, une surface sensible. Je l’ai figé, disséqué, répété, recadré inlassablement, sans jamais parvenir à épuiser son énigme. J’ai également pris le parti d’exclure tout usage de la voix hors champ et de limiter les indices textuels au minimum. Seuls trois intertitres – « premier regard », « masque contre regard », « le regard mis à nu » – viennent dramatiser la succession des trois champs-contrechamps obsédants. Il s’agit par là de construire un parcours dans le film plutôt qu’un discours sur le film, suivant le principe d’une analyse de l’image par l’image (et le son) où « l’œuvre est offerte et discutée dans son propre langage », pour reprendre l’expression de Raymond Bellour dans Images sur l’image. Ce travail visuel s’est accompagné d’une recomposition de la bande sonore originale du film. J’ai élaboré une sorte de musique concrète par la répétition et la déformation de certains sons d’ambiance : la rumeur de la ville, le tintement des cloches, la sonnerie du glas, etc. Dans les moments de suspens où résonne le souffle des basses, on croirait entendre le bruit blanc du temps.
O’ Paese d’o sole
Regard contre regard s’ouvre, comme Voyage en Italie, sur la chanson napolitaine O’ Paese d’o sole, une complainte populaire qui exalte l’impossible retour d’un émigré à Naples, sa ville natale. J’ai choisi de supprimer le générique à l’image pour ne conserver que le premier plan du film, synchrone avec le final du chant : un travelling avant sur une route filant vers son point de fuite. Cette image tremblée en noir et blanc, prise à travers le pare-brise d’une voiture, est emblématique de la modernité cinématographique mais évoque aussi les premiers films des opérateurs Lumière. Pour réinscrire le regard de Rossellini dans l’histoire, j’ai remonté sur la musique une série de films teintés datant du début du XXème siècle qui nous font traverser toute l’Italie, du Nord au Sud. Réunies par la cinémathèque de Bologne sous le titre Grand Tour Italiano, ces vedute actualisent une iconographie du territoire codifiée par la tradition picturale et photographique du Grand Tour.
J’ai sélectionné des vues présentant une grande variété géographique et chromatique mais unies par le motif récurrent du train et prises dans un même mouvement, un élan de traversée perpétuelle. Ces fragments s’ordonnent spatialement vers la perspective frontale qui inaugure le film de Rossellini, et font ainsi partie d’un seul et même voyage : celui d’un regard qui traverse le temps.
On peut voir dans le plan d’ouverture de Voyage en Italie une nouvelle génération de phantom ride, comme si Rossellini cherchait à retrouver, après-guerre, l’innocence des origines du cinéma. Et pressentir dans sa caméra embarquée qui enregistre le paysage sans qualité des années 1950, avec sa route rectiligne longée de panneaux publicitaires, la naissance d’un genre : le road-movie.
Les inflexions de la mélodie O’ Paese d’o sole scandent le rythme visuel de ces vues en couleurs qui se succèdent comme des lambeaux de mémoire, des « images survivantes » d’un autre monde. Car le pays du soleil marqué par l’exil pourrait tout aussi bien être celui de la pellicule, dans sa matérialité indicielle, dont on contemple ici, sur l’écran de nos ordinateurs, le fantôme numérique. Le format de l’image varie pour se rapprocher peu à peu du 35 mm caractérisant Voyage en Italie, support film aujourd’hui frappé d’obsolescence mais doté d’une nouvelle aura, liée à sa disparition. Entrer dans le film de Rossellini à travers ces souvenirs ou mirages argentiques tend à rappeler la distance technique et temporelle qui nous en sépare, malgré son apparente reproduction sur l’écran.
Mélancolie du voyage, mélancolie du cinéma ?
La chanson O’ Paese d’o sole vient aussi conclure mon essai audiovisuel. J’en ai ralenti les premières mesures sur un travelling nocturne dans une rue de Naples où les enseignes au néon découpent à contrejour le défilé ininterrompu des passants. Ce dernier plan fait écho par sa composition au tout premier plan du film, dont il pourrait former le négatif. À l’esthétique de l’accélération initiale répond la décélération jusqu’à l’extinction de la vision. Le mouvement de caméra perd de sa fluidité pour exposer tous les à-coups liés à ses conditions matérielles d’enregistrement. Ce qui donnait l’illusion d’être un flot, un flux continu de piétons, se révèle une série d’empreintes floues, incertaines, presque effacées, déjà, à même la pellicule. Toute trace de la figure humaine semble vouée à se dissoudre : « ça a été », mais il n’y a personne. À moins que l’on ne revienne au début du film, au premier travelling, pour voir à nouveau ? Revoir cet œil qui s’ouvre et nous regarde – inextinguible. Revoir la route qui file à l’infini. Revoir Voyage en Italie.
Cet essai audiovisuel a également été publié en février 2022 dans la revue de recherche Images secondes accompagné d’une réflexion théorique sur les liens entre video essay et « post-cinéma ». Article en ligne dans le numéro 3 de la revue Images secondes, « Post-cinéma. Pratiques de recherche et de création », co-dirigé par Chloé Galibert-Laîné et Gala Hernández López.