Ma nationalité, c’est le coeur des autres. Sans nom, sans identité, dans une terre.
Jocelyne Saab (Lettre de Beyrouth 1978)
En 1982, Jocelyne Saab réalise un court-métrage pour la télévision française Les Libanais otages de leur ville. Elle expliquera dans une interview à la radio datée de novembre 1983 (par Dominique Rousset : « Raison d’être / Créer à Beyrouth ») que les Libanais sont tellement agressés au quotidien par le chaos de la guerre civile qu’ils se barricadent étroitement dans leur maison pour ceux qui ne peuvent pas fuir le pays. Ses amis s’enferment dans un immobilisme de mort-vivant et la découragent même d’agir. Mais Jocelyne refuse de se replier sur elle-même et décide d’aller à la recherche des gens qui ont fait le choix comme elle de résister hors de toute brutalité. On trouve dans les volumineuses archives de la cinéaste des témoignages inédits qui n’apparaissent pas dans le court-métrage Les Libanais otages de leur ville, on en retiendra deux ici particulièrement remarquables d’artisans qui continuent leur activité dans les conditions totalement folles des bombardements qu’ils subissent.
LA GUERRE ET LES ROBES DE MARIÉES
– Pourquoi tu fais des robes de mariées ?
– Ça m’aide à rêver et comme j’ai commencé dans le costume de théâtre, et dans le costume on peut beaucoup rêver… Le costume de la mariée, la robe de la mariée continue le domaine du rêve… Dans ce pays qui est en guerre, on ne voit que des choses tristes et sinistres… Les filles viennent toutes dans l’idée de construire une vie nouvelle. Quand une jeune fille vient chez moi dans l’idée de se marier, elle vient chez moi pleine de rêve et d’illusion et je ne vois que son bonheur. C’est beau, de les imaginer en fées, en princesses et se rêver quelques jours avec elles, au milieu des bombardements. J’aime rêver, c’est pour ça que je fais des robes de mariées.
Les contradictions du Liban… Mon salon d’essayage est à 100 mètres de la ligne de démarcation, nous entendons des déflagrations tout le temps, et à côté de ça, nous fabriquons des robes d’un million, 500.000 livres, des robes de très très grands prix. Mais c’est ça le Liban ; nous sommes… Tous les libanais, nous sommes devenus un petit peu fous. On manque d’électricité, on manque
d’eau, on manque même parfois de pain, on ne trouve pas les éléments essentiels, et à côté de ça on fait des robes qui chacune prend un mois, 40 jours à travailler, (il y a) 10 personnes sur une seule robe.
C’est une façon d’échapper à la réalité, je pense.
– Donc la guerre n’a pas tué le rêve?
– Non, il y a toujours le rêve et nous espérons continuer grâce au rêve je pense…
***
L’ARTISTE BIJOUTIER
« TU TISSES UNE VIRGINITÉ AUTOUR DE TOI »
– Et comment ça se fait que tu fais des bijoux ?
– Parce que j’aime faire beaucoup de choses, c’est comme ça que ça a commencé, j’ai toujours fait des projets…
– Comment tu arrives à construire dans un pays en guerre? En général les artistes sont un peu cassés. Le bijou c’est un travail minutieux.
– C’est un défi pour moi, c’est un défi tout le temps. J’aime la performance.
– Mais ce qui est étrange, c’est que toutes ces chaînes en or, tous ces bijoux, on a l’impression que tu tisses une virginité autour de toi, qu’est-ce que tu tisses? C’est quand même bizarre dans la destruction de voir quelqu’un travailler aussi minutieusement.
– Je faisais ça sous les bombes, je voyais les bombes éclater sur les immeubles à côté, c’est une réaction de survie je crois, une manière de réagir, c’est ma manière de réagir.
– Chaque fois que tu conçois un bijou, il y a quand même des créations, c’est comme si tu imaginais des personnages, qu’est-ce que c’est? Raconte-moi un peu l’histoire.
– En faisant une chaîne, l’autre existe déjà à la suite, la suivante est déjà dans ma tête. En faisant une chaîne, je sais qu’en articulant ces éléments les uns avec les autres, j’essaye d’approcher à la fois une autre structure découlant de celle-là… C’est un problème d’éléments de plus en plus grands. C’est ma structure, moi j’ai horreur de la destruction, je la repousse, je déteste la destruction dans les relations même, je fais partie des gens qui refusent la destruction.
J’ai toujours fait, mais ça s’est exacerbé, parce que c’était un défi supplémentaire. Faire.
Ça prend des heures tu sais, moi je fais un collier en une semaine. 1 semaine, je travaille 8 heures par jour. Tu vois il y a cette patience, parfois je n’ai pas cette patience. Enfin j’ai beaucoup de patience, mais c’est une manière de construire doucement. Je dis que la patience est une forme d’humilité. Mais alors tout le monde me dit : mais c’est pas la peine de faire. Et personne ne le fait. Moi je dis toujours qu’il suffit qu’une personne commence à faire. Je vois la vie faite, je ne veux pas la défaire. Si on veut il n’y a pas de défaite. C’est ma contribution quelque part, j’essaye. Je connais beaucoup de gens comme moi qui sont marginaux, et ils sont très dispersés, mais ils ont cet entêtement, c’est une des belles choses de ce pays…