Entretien avec Nazim Djemaï

Par Samir Ardjoum, 2010

Repères
D’une voix timide, posée, Nazim Djemaï est un jeune réalisateur qui provient du milieu des Beaux-Arts et de la vidéo. Né en 1977 à Leningrad, il a vécu en Algérie jusqu’à l’âge de 17 ans avant de s’installer en France. Il est diplômé en arts plastiques à la Sorbonne et à l’Ecole nationale supérieure des beaux-arts de Paris. Il travaille dans le cinéma documentaire tout en pratiquant activement la photographie (expositions, publications). Son premier film, Nawna (je ne sais pas), est un essai documentaire réalisé au début des années 2000 qui se focalise autour de Cambridge Bay, ville de l’Arctique canadien où vit une communauté inuit. Son second film, le court-métrage La Parade de Taos, est réalisé en Algérie. Découvert lors du festival de Clermont-Ferrand en 2010, Nazim Djemaï est une des valeurs sûres d’un paysage cinématographique qui se territorialise progressivement.

 

Vos multiples identités vous guident-elles dans votre processus de création ?

Je suis Algéro-Russe au départ et Français par la suite. Je suis arrivé en France vers l’âge de 17 ans, je suis né en Russie et j’ai grandi en Algérie. Je connais assez bien ces trois pays. Je suis à la fois sur ces trois cultures et puis le fait de parler ces trois langues me donne plus d’assurance. Sans elles, cela aurait été moins évident pour moi pour aborder certaines choses et de manière plus sensible. C’est un moyen qui m’a été donné pour observer mon alentour de manière différente. D’ailleurs, je n’ai jamais été considéré comme un Algérien en Algérie, ni un Russe en Russie et idem pour la France. Je suis continuellement «entre» et «dans».

Durant votre apprentissage du cinéma, quels univers vous ont le plus marqué ?

Durant mon enfance algéroise, je me souviens avoir vu de nombreuses raretés à la TV algérienne qui diffusait des pépites. Elle était riche en films, tu pouvais y voir du Bergman et même du Tarkovski. D’ailleurs, c’est en regardant Stalker que j’ai vraiment été initié. Je me souviens avoir été intrigué par son travail autour du temps. C’est un cinéaste du souffle. Il détient un rythme quasi respiratoire.

Est-ce que ce souffle se base aussi sur un travail de montage conséquent ?

Assurément. Pour Stalker, c’est évident et pour tous les films que je fais, c’est indubitable. La respiration que l’on peut avoir, leur spécificité, les différents temps de rythme.

Pour vos deux films, le processus de création via le montage a-t-il pris plus de temps que prévu ?

Pour La Parade de Taos, cela m’a pris un mois, car je me suis retrouvé dans des conditions d’un cinéma très industriel où j’avais obtenu une monteuse qui était rémunérée pour un temps précis. Par contre pour Nawna (Je ne sais pas), en tant que producteur du film, j’ai assuré le montage durant 4 mois tout en sachant que j’avais pris 7 ans avant de l’exhumer, c’est-à-dire qu’entre la fin du tournage et le début du montage, j’ai attendu 7 ans.

Vous venez d’une école des beaux-arts, vous êtes plasticien, photographe et vidéaste. Avez-vous essayé de rentrer dans une école de cinéma ?

Pas du tout. Cela ne m’a jamais intéressé. J’estime que n’importe qui peut prendre une caméra et faire un film, à condition d’être mû par quelque chose, par un désir de trouver l’émotion. Et puis, on peut apprendre à faire du cinéma en regardant des films.

Comment est venu le désir de réaliser Nawna ?

Ce fut un désir assez spécial. En faisant ce film, je me rendais compte que je réglais une histoire familiale. Mon grand-père maternel vient de l’Arctique russe, d’une famille d’anciens croyants, comme il en existe dans cet endroit. Et puis, ce côté «exilé» m’a toujours sensibilisé, et m’habite fortement, car je suis moi-même un exilé. Et surtout, ma mère est née durant le blocus de Leningrad (ndlr, siège de Saint-Pétersbourg par les Allemands au cours de la Seconde Guerre mondiale). Donc, tout au long du film, il y a une réelle histoire de famille où l’on peut voir et entendre, par exemple, des Inuits, représentés comme des géants immortels, et obligés d’émigrer suite à une famine. Cette migration sera leur perte. Et c’est un mythe fondateur. C’est le début de la fin ou la fin du début !

C’est un mouvement circulaire comme la construction de votre film ?

Effectivement. Mon film commence le jour et va vers la nuit. Il y a de nombreuses boucles dans ce film, telles que le discours de la vieille dame qui parle du printemps et qui évoque toutes les saisons.

En réalisant ce film, vous doutiez-vous qu’il deviendrait un long métrage ?

S’il devait durer 4 heures, je l’aurais laissé comme tel. Pour moi, un film n’a pas de durée. Au final, Nawna dure 2 heures. Avec Nawna, plus je rentrais dans le film, plus j’avançais et plus je réduisais ma vision en dérushant. Je débroussaillais sans cesse afin que la porte devienne étroite. Il fallait que tout cela soit filé comme on peut faire avec la laine.

Il y a toujours un côté mythologique dans vos propos avec la légende des Inuits ou la pelote de laine qui fait penser à Pénélope.

Il faut bien se raconter ou créer des histoires. Tout cela me permet d’obtenir une identité.

Un des points communs entre Nawna et La Parade de Taos réside dans l’étude du réel.

C’est le temps de l’observation. Je n’invente rien. Je ne sais pas inventer. Je suis là, je regarde, je suis présent. A force de concilier toutes ces configurations, quelque chose alors se produit dans le plan. Il faut jeter deux yeux, et tout cela nous permet de tisser du temps, de l’espace, de comprendre ce qui ne peut être intégré dans cet espace. Là, on arrive à quelque chose. Par exemple, dans mes deux films, il n’y a pas de fin. Il ne peut y en avoir.

Pour La Parade de Taos, comment est venue l’idée de filmer ce sujet ?

Au début, je voulais réaliser un documentaire sur le rapport du Jardin zoologique d’Alger et de l’idée du paradis et comment tout cela pouvait se tisser. Le jardin terrestre et le jardin céleste en somme. Il y a le jardin comme lieu du désir, des amours, du plaisir et de l’épanouissement des sens.

Et de débauche ?

Peut-être. Mais mon film est amoral.

L’écriture de votre film fut-elle une étape douloureuse ?

Du tout. J’ai coécrit cette histoire avec mon oncle, cela nous a pris 6 mois.

En voyant vos deux films, on constate une réelle envie de travailler sur la beauté mais qui, au final, est caractérisée par un sentiment du vide.

La Parade de Taos a été construit autour d’un vide. C’est un film avec un sujet ou un objet, mais il est défini par son rythme, car nous ne voyons jamais rien. Par exemple, le sexe est invisible dans mon film. Je détoure, le contourne. Il y a un livre d’un historien d’art, Daniel Arasse, qui s’intitule On n’y voit rien. Dans sa préface, il raconte une conversation qu’il a eue avec une amie. Celle-ci lui sort des références en matière de littérature, des choses formatées à voir absolument, des citations… Lui de son côté renchérit en lui disant : «Tu devrais te laisser emporter par le plaisir et te laisser regarder les choses». Les images sont faites pour que le spectateur puisse les ressentir. Il doit se réapproprier tout cela, et moi, je ne peux lui donner une piste car cela ne lui permettra pas d’avancer et de répondre à ses propres questions. Il faut lui donner du temps pour s’installer dans un plan. Il ne peut que s’accrocher à lui-même.

Comment créer ce genre de plan ?

Est-ce qu’une grand-mère donne ses recettes de cuisine ? Il faudrait venir sur un de mes tournages et voir comment les choses se créent car je ne pense pas qu’il y ait une codification spécifique.

Concernant La Parade de Taos, vous n’avez pas voulu faire un film sur la condition de la femme ?

Ce serait réducteur et ridicule de faire ce raccourci. D’abord, je parle d’une femme. Ensuite, elle devient la figure du film comme on peut voir dans les films de Bresson, avec cet atout assez libre. Je ne me focalise pas sur les détails du voile, de la condition, du sexe, je veux éviter tout cela en les effleurant, cinématographiquement parlant. Comme le fleuret, c’est toujours du bout de la lame. Ce n’est jamais à-bras-le-corps !

 

 

Entretien initialement paru dans le journal El Watan du 15 mai 2010

Samir Ardjoum mène un travail passionnant de critique de film sur la chaîne Youtube Microciné, Revue de cinéma et de télévision. Une émission a été réalisée en hommage à Nazim Djemaï.

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