Entretien avec Chantal Akerman

Propos recueillis par Laurent Devanne, 2003

 

Après D’Est et Sud, De l’autre côté est le dernier volet d’une trilogie de carnets de voyage. Trilogie sur l’autre que Chantal Akerman consacre à celui qui vit à des milliers de kilomètres, en Europe de l’Est, au Texas ou au Mexique. Elle interroge les paysages qu’elle rencontre, les traces d’un drame ordinaire, le lynchage d’un jeune noir ou la mort en plein désert de mexicains voulant passer la frontière américaine. Chez Chantal Akerman, il n’y a pas d’image innocente. Le désert semble calme et le mur de la frontière silencieux mais ces images ne sont pas muettes, elles disent la peur, cette peur de l’autre, la peur des pays riches.
C’est dans son appartement du 20ème arrondissement, le 2 juin 2003 que j’ai eu le plaisir de discuter avec elle de son film.Très chaleureuse, elle instaure d’emblée un rapport amical et décontracté, loin de la posture de l’interviewée…

 

Pour De l’autre côté, vous êtes partie d’un fait divers que vous avez lu dans Libération. Que connaissiez-vous de cette réalité à la frontière mexicano-américaine ?
Pas grand-chose…tout ce que tout le monde en savait du côté de San Diego. En fait, j’ai pas du tout traité ce qui m’a fait aller là. Ce qui m’a fait aller là, c’étaient tous les ranchers qui voulaient chasser avec un matériel technologique très avancé, les mexicains qui passaient et les enfermer dans leurs ranchs. Il y a eu des morts et tout ça. J’ai pas du tout fait un film là-dessus. Mais je savais ce que tout le monde sait, c’est-à-dire peu de choses. J’ai commencé à lire tous les journaux, à voir tout ce qui se passait. La frontière est très très longue, c’est des milliers de kilomètres. J’ai choisi cette ville-là, Agua Prieta, parce qu’elle m’a le plus impressionnée, de par sa platitude et de par ce mur. En même temps, je me suis sentie bien dans cette ville. J’ai appris en allant à San Diego qu’ils avaient mis tellement de ‘Border patrol’ que les gens avaient été refoulés par là. Donc, au départ, ils passaient par milliers, ils sautaient simplement au-dessus du mur car il n’y avait que huit ‘Border patrol’. C’est là qu’ils en ont rajouté et les gens ne pouvaient plus passer par la frontière. Ils passaient par la montagne et les accidents ont commencé, enfin les morts. C’est ce que raconte le shérif dans le film. C’est un homme de droite mais libertaire. C’est un policier, mais, par exemple, il y a un ballon dans le ciel qui regarde si des mexicains passent, et bien il est contre, parce que ça abîme le paysage. Il dit que les gens qui viennent comme ‘Border patrol’ ne sont pas du pays et gâchent la vie de tout le monde. Il est libertaire dans cet esprit-là, il ne dit pas que tout le monde doit passer. Il dit aussi que le gouvernement savait qu’il y aurait des morts, c’était impossible autrement. Il n’est ni du côté de Bush, ni du côté des démocrates, il est pour la Convention Américaine, c’est tout. Et la Convention Américaine, c’est : Tu seras libre. Tout ce qui empêche la liberté pour lui est une injure à la Constitution Américaine. Ce sont des libertaires constitutionalistes. Mais lui c’est un ancien mormon donc, il dit qu’il ne faut pas qu’il y ait de morts, si vous voulez.

Comment est-ce qu’on aborde une réalité comme celle-ci quand on habite à des milliers de kilomètres ? Comment est-ce que vous décidez d’appréhender les choses de façon concrète ?
Je me laisse faire par ce que je vois et par ce que je sens. Du coup, il y a des désirs d’images qui me viennent, des désirs de rencontrer certaines personnes, mais je n’ai pas de plan, ni d’agenda préétabli comme on dit en Amérique. Je me laisse faire. J’ai une écoute, comme on dit: « l’écoute flottante de l’analyste ». Donc, ce qui est important ressort. Mais je ne viens avec aucune idée, aucune idée. Si on vient avec des idées, on trouvera ce qu’on veut, on trouve toujours. Mais, on n’a plus besoin de faire le film, on ne découvrira rien. Alors que pendant le film, je découvre, je me laisse imprégner, je suis comme une éponge qui écoute d’une manière flottante…

Est-ce que filmer, c’est se poser des questions et en filmant, trouver des réponses ?
À peine…Vous ne connaissez pas la blague juive : « J’ai une réponse, j’ai une réponse, qui est-ce qui a une question ? » …Donc, je n’ai ni réponse, ni question. Je me laisse faire par tout ce que je sens et tout ce que je vois. Après évidemment, je ramène la matière et beaucoup beaucoup de choses au montage. On sculpte dans cette matière en quelque sorte avec Claire Atherton, ma monteuse, et se dégage quelque chose où il y a forcément de la pensée… mais pas de la pensée dite, élaborée. C’est un travail d’artisan, où l’on se rend compte qu’on ne peut pas mettre deux plans de la même série l’un à côté de l’autre, il en faut au moins trois, quatre ne marche pas, il en faut cinq et on cherche, on cherche, jusqu’à ce que le film apparaisse. Ça m’a pris plus de temps de monter que de filmer.

Vous êtes restée combien de temps là-bas ?
Peu…J’y ai été plusieurs fois. La première fois en novembre 2001, puis j’ai commencé à repérer toute seule ou avec des amis ou avec un assistant, Robert Fenz. J’ai commencé à filmer avec ma toute petite caméra – il y a plein d’images qui sont dans le film – et puis mon équipe m’a rejointe. Donc on a commencé à filmer en septembre, c’était trois semaines, et puis encore trois/quatre semaines en novembre/décembre 2002.

Mais n’y-a-t-il pas un risque quand on est extérieur à une réalité…
… on n’est pas extérieur …parce qu’il y a la même ici. On comprend très bien. Quand j’ai raconté ce que je faisais à ma femme de ménage qui est Philippines, elle m’a dit: « Mais, c’est ma vie ! ». On n’est pas extérieur, on est dedans. C’est pas des belges, c’est pas des français, c’est pas des allemands, c’est des mexicains, mais le problème qui est en cause là-bas, on a le même ici, totalement. Alors les gens ne s’expriment peut-être pas de la même manière, mais on a le même. On ne met pas de mur, mais on met un mur de flics, on met un mur d’empêchements, autrement. Essayer de venir de Pologne, du Maroc, du Pakistan ou de je ne sais où… on a bien vu ce qu’il y avait à Sangatte, c’est le même problème partout. Il y a deux mondes en ce moment : les Américains et les Européens de l’Ouest qui sont comme deux forteresses et en même temps comme deux prisons. Et tout le reste du monde veut rentrer, enfin pas tout le reste mais, beaucoup de gens veulent rentrer ici. Et nous, on se protège de plus en plus. C’est le même type de problème et c’est ce que raconte un des mexicains qui dit pourquoi il veut rentrer. ll veut avoir une vie décente.

Et vous aviez conscience de ça avant de partir ?
Je savais bien sûr. Et c’est d’ailleurs pour ça que je l’ai fait là-bas. Les gens d’ici voient mieux. Si vous voyez quelque chose tous les jours, vous ne le voyez plus. Tandis que si vous voyez d’autres gens, vous vous dîtes: « Ben oui, c’est comme ici ! » silence.
Mes parents sont arrivés d’Europe de l’Est, de Pologne dans les années 30. Il y avait ce qu’on appelle « la grande et la petite nationalité ». « La petite nationalité », on ne pouvait voter que pour les communales, et pas pour les ministres, le PS, tout ça. Et bien, mon père qui est arrivé dans les années 30 en Belgique n’a eu « la grande nationalité » que vers les années 80. Vous vous rendez compte ! Et du côté de ma mère, ils ont mis 20 ans pour que toute la famille soit réunie en Belgique : mon grand-père est arrivé le premier, parce qu’il voulait arriver avec des papiers qui ne donnaient pas la nationalité mais juste le droit de travailler. C’est malheureusement une histoire vieille comme le monde. Si vous lisez les histoires des Athéniens, il y avait les esclaves et puis les étrangers qui étaient des sous-êtres. Dans toute l’histoire ça a été comme ça : on ne prenait des étrangers que pour en faire des esclaves. C’est un peu pareil aujourd’hui, à part qu’ils ne sont pas des esclaves, mais ils sont mal payés, ils lavent les chiottes, des trucs comme ça. Après, ils deviennent jardiniers et la deuxième ou troisième génération, les gosses deviennent des profs, des docteurs. C’est pareil ici : on a fait venir des algériens pour leur faire faire des travaux de bâtiments que plus personne ne voulait faire, on les faisait vivre dans des taudis à 18 dans une chambre, on les séparait de leur femme… et on continue de le faire. Et tous les gens qui travaillent au noir – tant mieux pour nous parce qu’en même temps, on en a besoin quelque part…l’Italie s’est sortie d’une crise très grave grâce à « l’économie secondaire », comme on appelle ça. Mais bon, qu’est-ce que ça veut dire ?… Allez dans n’importe quelle famille de petits instituteurs ou de professeurs, ils ont en général une femme de ménage sans papiers qu’ils paient au noir. Et c’est ça dans tout le monde européen. Donc, ce n’est pas appréhender une totalité qui m’est inconnue. Elle m’est totalement connue. Le paysage est différent, les tempêtes sont différentes et il y a un mur, réel, physique…

…et visuel, cinématographique, aussi.

Physique et cinématographique, bien sûr. Et qui évoque d’autres murs. Quand j’ai montré ce mur à ma mère, je lui ai dit : « À quoi ça te fait penser ? ». Elle me dit : »Tu sais bien ! ». Elle a été à Auschwitz. Alors que ce n’est pas Auschwitz. Mais l’évocation visuelle de ces halogènes qui sont là pour surveiller le mur… À quoi on pense ? Au mur de Berlin, à tous les murs. Donc, ce n’est pas une réalité qui est inconnue. Elle évoque d’autres réalités que l’on connaît malheureusement très bien.

Sud et De l’autre côté sont centrés autour de faits divers. Pour le premier, il s’agit du lynchage d’un jeune noir, James Byrd, par trois blancs. Le second autour de ces mexicains qui cherchent à passer la frontière américaine. À chaque fois, vous choisissez de filmer les traces plus ou moins physiques et psychologiques de ces évènements. Pourquoi ce choix, plutôt que de filmer des choses qui soient plus en prise directe avec le réel ?
Parce que… pour vous donner un exemple: à la fin du film Sud, je montre la route où James Byrd Junior a été lynché par ces trois blancs extrémistes. Sur cette route, il y a des ronds qu’a faits la police et dans ces ronds, il y avait un morceau de main, un morceau de cerveau, tout au long de la route. Parce qu’ils l’avaient attachés. Et bien, je trouve que pour faire fonctionner l’imaginaire de l’autre, de celui qui va regarder, c’est plus fort de ne pas montrer. Montrer forclos le discours à la place de l’ouvrir. Et quand on ne montre pas, ça ouvre l’imaginaire. Et l’on rentre dans son propre imaginaire, et l’on a une sensation et ce n’est pas de l’information, c’est du senti. L’information, on en voit tous les jours et les gens oublient le lendemain. Oui.

Michaël Moore qui a présenté Bowling for Columbine – à Cannes l’année dernière en même temps que votre film, De l’autre côté – parle du même sujet que vous, autour de cette question de la peur de l’autre. Que pensez-vous de ce cinéaste et de sa démarche qui est radicalement différente de la vôtre ?
Je n’ai rien vu, je ne peux rien en dire. Mais ça ne m’attire pas. Mais il paraît que son premier film était très bien. Mais j’ai pas vu. Il se mettait vraiment en cause dans le premier film, lui, personnellement.

C’est-à-dire qu’il a tendance à rechercher des situations de crise en confrontant les « bourreaux » et les « victimes », alors que vous êtes dans une démarche inverse où c’est plutôt les temps morts qui vous intéressent …
…et qui révèlent les morts. Écoutez, je déteste les trucs binaires. Je pense que dans la victime, il y a parfois du bourreau et dans le bourreau, il y a parfois de la victime. Regarder le monde d’une manière binaire, c’est rester dans tout ce qu’on a eu dans ce siècle. Il y avait le capitalisme, le communisme, je pense que c’est une vision étriquée. Je ne sais pas si ses films sont comme ça. Mais quand vous dites « bourreaux et victimes », je ne veux pas de situation étriquée et binaire. Il faut toujours qu’il y ait un 3ème terme.

Dans De l’autre côté, vous passez la frontière, vous allez voir les américains. Pourquoi était-ce essentiel de vous confronter au regard américain ?

Parce qu’il fallait quand même leur laisser de la place. Dans le film, je finis quand même par revenir à une mexicaine qui est passée. Je voulais aussi montrer comment ces américains ont une peur de l’autre, et pensent que l’autre amène de l’abjection, de la pourriture, de la saleté, de la pollution, des microbes, enfin de la maladie chez eux. Et comment ils sont d’une énorme sincérité en disant ça. C’est à la fois atroce et bouleversant. Ils le pensent vraiment. S’ils le pensent, c’est qu’ils ont cela en eux. Il faudrait faire un film sur le Mexique, mais c’est autre chose. C’est aussi un pays terrible, féodal avec une police totalement corrompue, mais ce n’était pas le sujet. Il y avait ce film qui était pas mal, sur la drogue…

…Traffic (de Steven Soderbergh, ndlr) ?
Traffic… où l’on voit comment c’est main dans la main. Et comment les mexicains ne sont pas des agneaux. D’ailleurs, les gens que j’ai rencontrés sur la route racontent que ce sont aussi les flics qui les ont volés. Il y a aussi des gens biens en Amérique…

Justement, vous n’avez pas voulu montrer les américains qui avaient un discours plus ouvert.
Le problème c’est que ceux qui avaient un discours plus ouvert avaient un discours chrétien que je trouvais hypocrite.

Vous ne les avez pas utilisés par peur que ce ne soit pas compréhensible ?
Ils me dégoûtaient. Ils me dégoûtaient trop. Ils me dégoûtaient plus à la limite dans leur discours chrétien et hypocrite que ceux qui ressentaient juste quelque chose dans toute leur naïveté. Oui… J’ai filmé pendant une heure un prêtre dans une ville près de Douglas. En effet, il va mettre des points d’eau dans le désert, mais il est répugnant. Alors, il y a des gens avec lui qui sont chouettes. Mais toujours avec ce discours chrétien qui est intenable et qui fait aussi faire des horreurs. Je ne préférais pas.

En donnant la parole à ces américains pour qu’ils parlent de leur peur de l’autre, est-ce que vous ne colportez pas cette image un peu protectionniste et paranoïaque que nous avons d’eux ?
Mais ils l’ont là-bas. Les 3/4 l’ont. J’ai quand même été là. Le 11 Septembre, j’étais à Mexico, le 15 Septembre, j’étais à Agua Prieta. Donc, c’est aussi lié à ça. Ça n’a fait qu’amplifier. J’ai vraiment adouci les choses au maximum pour les raisons que je vous ai dites tout à l’heure. silence
Mais j’ai quand même donné la parole au shérif qui lui, ne dit rien contre les mexicains. C’est une parole qui peut contrebalancer l’autre quand même.

Il y a une interview qui se passe dans un restaurant américain lorsque vous passez la frontière. Cet américain croit que vous ne filmez pas alors que vous filmez…
…il le sait très bien. Ce type a travaillé à la télé avant. La caméra est au milieu de son restaurant, mais c’est moi qui n’étais pas sûre qu’il soit dans le cadre parce qu’il était très bord champ.

Avez-vous eu du mal à obtenir leur parole ? Ça semble dire qu’il y a comme un tabou sur ce sujet.
Non, c’est ce type-là qui après m’a fait rencontré tous les gens de son café. Ils ont tous parlés, mais je ne les ai pas pris parce que c’était trop long.

Vous n’avez donc eu aucun mal à faire parler les américains sur cette réalité-là, il n’y a pas de honte ?
Non. Il n’y a pas de honte. Tout le temps, ils se défendent. Ils disent: « C’est des braves gens, mais quand même, j’en ai sauvé une qui était morte de froid, mais quand même ! ». Parce qu’ils sont toujours dans ce café-là. On était à Thanksgiving, il y avait une petite cagnotte pour « the turquey », la dinde pour les pauvres gens. Ils ont toujours la bonne conscience de faire le Bien. Et tant mieux que les pauvres gens puissent manger de la viande à Thanksgiving mais c’est vite fait bien fait comme aide à la population. Il y avait un horrible type qui chantait dans une église. Au début, il avait un discours à peu près normal mais quand il se laissait aller, c’était terrible. Mais il travaille dans une église, il est pour le Bien. Mais ça c’est Bush, c’est l’esprit de Bush. Ils vont tout le temps à l’église. Dans le Sud, il y en a à tous les coins de rue. J’en ai montré quelques-unes.

Il y a aussi le drapeau américain qui est comme une empreinte. Chaque fois que vous filmez un américain, il y a un drapeau dans un coin.
Il y en avait un peu moins avant le 11 Septembre. Après le 11 Septembre, il y en avait dans chaque voiture. Après, ils en ont enlevés, mais il y en avait partout, partout, partout, partout, partout.

En reprenant l’image de l’américain avec son drapeau derrière, est-ce qu’il n’y a pas un risque de véhiculer des clichés ?
Mais je ne sais pas… le film est passé, il y a un an à Cannes, il sort maintenant et on a quand même une certaine idée de l’Amérique. Je vais vous dire, j’ai vécu 3 ans, presque 4 ans en Amérique et j’ai un amour-haine pour l’Amérique. Et je vais vous dire l’autre chose, c’est que si j’étais menacée, ce serait probablement là que je m’enfuierais. Donc, j’ai un amour-haine. L’amour est pour certaines choses et la haine est pour d’autres. La haine est pour tout ce qui représente ce côté Bush, avec le drapeau américain, les prières, la fausseté et un certain type de capitalisme. Parce qu’ils veulent nous faire plonger avec leur dollar qui baisse, ils veulent faire plonger le monde entier, ils s’en tapent ! L’hypocrisie totale. Mais par contre, si vous allez à New York, Boston ou Chicago… j’ai vécu les plus belles années de ma vie à New York. Dans l’ouverture. Mais New York est une île. Chicago est une île. Par contre, j’ai été une fois en Caroline du Nord à Noël et les gens étaient adorables. J’étais dans la famille d’un ami à moi. Gros comme ça, parce que coca-cola, machin, machin. On a été à l’église et j’ai été horrifiée par ce que le prêtre disait. C’était insoutenable. Donc, il y a à boire et à manger comme partout. Je pense quand même que le shérif nuance, tout en étant constitutionnaliste, c’est-à-dire certainement pas un homme de gauche. Mais c’est un homme qui réfléchit.

Pourriez-vous faire un documentaire sur votre amour des Etats-Unis ?
Je l’ai fait avec News from home et Histoires d’Amérique.

Lorsque vous filmez les américains, vous utilisez une petite musique classique en arrière-plan…
…c’est Monteverdi joué par Sonia Wieder-Atherton. C’est de la musique qui n’a rien à voir avec le Mexique. C’est en effet pour rendre ça plus emblématique. Pour dire que ça pourrait être aussi ailleurs. Le fait de mettre du Monteverdi là-dessus fait qu’on s’en va du Mexique. Ça ne devient pas juste une interview de là, ça ouvre…j’ai faim, attendez, je vais manger une banane.

Elle se lève et s’écrase une banane. Elle s’adresse à son fils (?):
J’ai une grande amie à moi qui est morte aujourd’hui, Janine Bazin, la femme de Bazin. Tu sais Bazin était un grand écrivain sur le cinéma et c’est une femme qui organisait le festival de Belfort.

Vous la connaissiez bien ?
Très bien, oui. Bon, elle était très très malade à cause de ça, depuis des mois et des mois, la cigarette. Il doit y avoir autre chose mais elle ne pouvait plus parler, ni rien, elle ne pouvait presque plus respirer. C’est encore quelqu’un qui a vu et qui a pensé, qui disparaît. Et quelqu’un que j’aimais beaucoup. silence

Lorsque vous interviewez les mexicains, quel type de parole attendiez-vous de leur part ?
Je n’attendais rien. Je laisse venir. Si vous voulez, quand j’étais dans ce petit village où il y a eu 22 morts, les gens avaient besoin de parler. Ils ne vont pas se raconter les uns les autres cette histoire qu’ils vont ressasser. J’étais là et les gens avaient besoin de parler pour faire leur deuil. Une fois que j’ai parlé à la vieille dame, le monsieur a dit: « Moi aussi je veux parler ! » et j’ai 45 minutes sur lui. Malheureusement, il y aurait un autre film à faire qui durerait 4/5 heures où il y aurait toutes les paroles. Mais bon, c’est un film qui a été produit par Arte, j’ai une sorte de contrat avec eux pour faire quelque chose qui soit visible pour eux. Je ne sais même pas si ça gagnerait finalement parce que je crois que dans un montage, il y a énormément de choses…

…il s’agissait de densifier…
…de densifier voilà. Et d’être souvent emblématique d’autre chose. De souvent évoquer d’autres choses.

Comment arrivez-vous à déterminer la durée d’un plan ?
Je sens. Simplement, je sens. On projette le film et je sens, et je sens, et je sens, et je sens et je dis: « Trop long ! C’est là qu’il faut couper ! ». Un téléphone portable sonne. Je sens physiquement.

Elle répond. Puis elle envoie son fils (?) faire une course.

Vous me parliez de la durée des plans, comment vous la déterminiez…

Vraiment par le senti. Mais il faut voir tout le film à chaque fois. Je ne le sens pas plan par plan. Chaque fois qu’on met un plan dans le film, on recommence à tout revoir. Et après, quand on revoit tout le film, qu’il est soi-disant fini, on le repasse encore et on le ressent. Parfois même en étant très long, c’est trop court. Mais c’est inexplicable, c’est vraiment au senti, au physique. Oui, c’est physique.

Est-ce qu’il n’y a pas un risque de tomber dans des plans qui soient de l’ordre de la contemplation ?

Il y a besoin aussi de contemplation. Il y aussi besoin de vivre…parfois je pousse les choses jusqu’à ce que ce soit énervant. Jusqu’à la limite et quand c’est limite, pouf ! Jusqu’à ce que ce ne soit plus supportable. Certains plans ont besoin d’être dans la contemplation et d’autres ont besoin de devenir insupportable pour passer à un autre. Ça dépend de quel type de plan.

Quand vous dites « insupportable », que cherchez-vous à créer chez le spectateur à ce moment-là ?
À vivre physiquement quelque chose d’intenable. Du coup, je fais vivre quelque chose que ces gens peuvent ressentir. Ils sont là.

J’ai aussi l’impression que dans la durée, l’image se transforme. Comme vous disiez tout à l’heure, il y a ce mur qui devient un autre mur. Par exemple, il y a aussi ce long plan fixe sur un panneau en plein désert sur lequel est écrit « Dead End ». Au fond de l’image, il y a des arbres un peu flous qui au bout d’un moment font penser à des silhouettes fantomatiques des mexicains qui traversent la frontière.
Ça laisse place de nouveau à l’imaginaire et à plusieurs strates. D’abord on voit un mur puis après on pense à d’autres murs et à ce qu’ils ont fait aux gens. La même chose dans Sud, on voit un arbre, au bout d’un moment – et je le laisse assez longtemps – on pense que des gens ont été pendus à ces arbres. Et de nouveau on voit l’arbre et on entend le son et le son évoque autre chose. La même chose pour le champ de coton. On le voit vide, on entend les abeilles, le bruit du vent dans le coton et puis après, il n’y a rien à faire, on pense aux esclaves et quand on pense aux esclaves, on pense à tous les esclaves de l’humanité. Ça ouvre chaque fois l’imaginaire. Ça passe aussi du concret à l’abstrait. Parfois les plans deviennent abstraits et puis ça revient au concret.silence.
Ça ouvre l’imaginaire à la fois historique de la grande histoire mais à la fois personnelle de chacun avec sa petite histoire.

Mais ça renvoie davantage à une histoire personnelle plutôt qu’à une histoire collective, universelle. Est-ce qu’il n’y a pas un risque qu’il y ait une mauvaise interprétation ou une non-interprétation des images ?
Mais… qu’est-ce que je peux faire ? Je prends le risque que ça se passe comme vous venez de le dire. Il n’y a rien à faire. C’est aussi une bouteille à la mer. Soit elle est reçue, soit elle n’est pas reçue.

Dans une interview, vous disiez que seul le documentaire permet ce genre de durée.
Il le permet c’est-à-dire que… ce n’est pas vrai, la fiction le permet aussi. J’ai fait Jeanne Dielman. Mais on l’accepte plus, c’est plus stratégique… je l’ai fait dans énormément de films de fiction. Mais la fiction, il faut que ça reste un certain temps dans les salles de cinéma. Bien que maintenant c’est devenu à la mode de faire des longs plans. J’ai entendu à Cannes: »…des très beaux travellings ». Ah bon, tiens donc, dans la fiction ?. Mais sinon, c’est vrai que c’était très vite sanctionné.

Quand on pense au cinéma de Tarkovski, le temps était la base de son cinéma.

Oui, mais pas tellement de gens allaient le voir à cause de ça. C’était, ce que j’appellerais un temps ‘mystique’, ce qui n’est pas mon cas.

Oui, il disait que ces films étaient des prières.
Et c’est ce qui me dérangeait dans ses films.

Le mysticisme vous dérange ?
Oui et non. Mais le mysticisme chrétien me dérange terriblement. En tout cas le sien. Je n’en connais pas beaucoup d’autres.

Mais dans ses films, le mysticisme passe surtout dans son rapport à la nature plutôt qu’à un Dieu défini.
Oui, mais la nature est la terre et la terre est pleine de sang. Et tout le monde s’est battu pour la terre et la terre est jonchée de cadavres et lui ne le montre pas, il montre juste la beauté de la nature. Et ça me gêne.

Il montre la terre nourricière, celle qui donne vie.
Oui, mais elle donne mort aussi.

Quand il fait Andreï Roublev, l’Enfance d’Ivan, il parle de la guerre.
Je ne connais pas assez bien. J’en ai vu que deux, trois et je n’avais plus envie d’aller. Je reconnais que c’est un grand cinéaste mais c’est autre chose qui est en cause pour moi avec lui. Et c’est vrai que je suis une anti-chrétienne primaire. Primaire, je l’avoue. Je ne connais même pas assez pour être anti-chrétienne. Mais comme ça, virale, je dirais. C’est moche, hein ? Je devrais pas, mais voilà, c’est comme ça !

Est-ce que pour vous le plan séquence est la seule façon d’enregistrer le réel ? Pourriez-vous imaginer de filmer de façon beaucoup plus courte et plus serrée ?
Oui, certainement. Mais je ne sais pas quand. Et sans doute… je ne sais pas, je ne peux pas dire. Mais certainement, j’en sais rien.

Vous n’avez jamais essayé ?
Dans tout ce que j’ai fait, c’était nécessaire d’avoir ces longueurs. Primordial même. Donc je ne sais pas. Mais je ne suis fermée à rien, il faut que ça m’arrive.

La fiction peut vous amener vers ça éventuellement.
J’ai fait des films qui étaient rapides comme J’ai faim, j’ai froid qui est très rapide. Même Un divan à New York est rapide. Et le dernier que je viens de faire, Demain on déménage, aura des moments rapides rapides. On commence à monter, là, cet après-midi. Donc, je suis très excitée.

C’est une fiction ?
Une fiction, oui, une tragi-comédie burlesque.

Vous faites aussi beaucoup de travellings. À quel moment choisissez-vous de faire un travelling plutôt qu’un plan fixe ?
Silence.
C’est compliqué parce que c’est ce que je sens qu’il faut faire. Je ne sais pas vous dire pourquoi. Silence.
Comme je vais souvent dans des pays étrangers, je pense que c’est aussi l’œil de l’étranger qui passe et qui s’arrête de temps en temps… je pense.

C’est aussi pour ça que dans De l’autre côté, vous filmez souvent depuis des voitures ?
Oui… mais par exemple, j’ai fait un film qui s’appelle Hôtel Monterey en 72. C’étaient des travellings dans un hôtel. Comme on avait peu de sous, on avait un pied avec trois petites roues et je poussais, mais c’était avant-arrière. Dans Le Divan, il y a deux immenses travelling: premier plan du film et sur le pont de Brooklyn. On m’a d’ailleurs bien engueulé là-dessus: « C’est rédhibitoire, ou tu fais ça ou tu fais ça, mais pas les deux ! ». Voilà. Attendez, je vais prendre une cigarette.

Elle va se chercher des cigarettes et reparle du décès de Janine Bazin à son fils (?).

Au niveau du montage, les plans sont souvent montés les uns contre les autres. Par exemple, un plan bruyant avec des rafales de vent et puis un plan calme
… par contraste.

…est-ce aussi pour donner une sensation plus physique au film ?
Certainement. Comme je vous disais, je pousse les choses jusqu’à l’insupportable, souvent. Par exemple – bon, je parle un peu grossièrement – il y a 10 minutes de calme, de calme, de calme, de calme, de calme, rooooom ! Je le romps ! Parce qu’au bout d’un moment c’est plus possible. Et la même chose avec les plans bruyants. J’adore travailler sur les contrastes parce que ça fait vivre à la fois les plans silencieux et les plans bruyants. Si tout était bruyant, on n’entendrait plus le bruit. Si tout était silencieux, on n’entendrait plus le silence. Donc, les choses se mettent en valeur les unes les autres comme ça.

Lors des interviews, vous filmez souvent les gens de façon frontale. Pourquoi ce choix ?

Parce que « quand on voit le visage de l’Autre, on entend déjà le mot Tu ne tueras point« , dit Levinas. Et j’ai toujours fait ça, sans connaître. Delphine, je l’ai toujours filmée frontalement dans Jeanne Dielman. Ce rapport à la frontalité renvoie à l’autre, au spectateur. Donc, il existe d’autant plus en tant que spectateur qu’il est en face.

En fait, le contrechamp, c’est le spectateur.
Exactement, exactement. Et du coup, il n’y a jamais d’images idolâtres. Je dirais d’autres choses de la Bible: « Tu ne feras pas d’images qui ressemblent à quoi que ce soit sur la terre, dans les airs et sous la mer, et tu ne te prosterneras pas devant elle ». Quand on est en face, on ne se prosterne pas. Donc, il n’y a pas d’images idolâtres.

Vous vous référez souvent à des lectures de la Bible ?
Ça, c’est mes deux préférées. Rires. Il y a des choses extraordinaires qui sortent de là. Et Levinas a écrit des choses, malheureusement très difficiles. Dès que j’aurai un peu de temps, je me remets à lire parce que chaque mot compte ! On ne peut pas lire ça comme ça. Il faut lire 10 fois la phrase. Si on loupe un mot, on a loupé la phrase ! Ça donne une liberté contrairement à ce qu’on pourrait penser.

Vous lisez souvent des textes pour préparer vos films ?

Je lis, oui, oui. Par exemple pour Sud, c’est venu à cause ou grâce à Faulkner et à Baldwin dans Harlem quartet. Il y a ce voyage de ces noirs dans le sud . Ces personnages principaux du livre qui vont chanter dans les églises et qui racontent le sud, ça m’a fait un choc terrible ! C’est pour ça que j’ai voulu y aller.

Et pour De l’autre côté, avez-vous lu des ouvrages qui vous ont été utiles ?
J’ai lu des trucs sur l’abjection, mais je ne sais plus quoi. Surtout des trucs sur l’abjection. J’ai oublié. Sur l’autre dans l’abjection.

Le téléphone sonne à nouveau. Elle répond.
Puis,nous reprenons la discussion.

J’ai lu que vous aviez beaucoup été marquée par Pierrot le fou de Jean-Luc Godard…
…C’est ce film-là qui m’a fait faire du cinéma quand j’avais 15 ans. J’ai été voir le film, je n’avais vu que Les canons de Navarrone ou les Walt Disney. Tout d’un coup, je ne savais même pas qui était Godard. Je vois ça et je me dis: « Aaah, mais le cinéma ! C’est aussi de l’art ! « . Et c’est comme ça que j’ai décidé le jour-même de faire du cinéma ! Je ne le revois plus parce que j’ai peur. Mais, voilà.

J’ai trouvé une phrase dans le film qui pourrait être une définition de votre cinéma. C’est Ferdinand/Pierrot (Jean-Paul Belmondo) qui dit …
Elle commence à fredonner : … ma ligne de hanche, ma ligne de chance…

…il dit: « Ne plus décrire la vie des gens mais seulement la vie, la vie toute seule, ce qu’il y a entre les gens, l’espace, le son et les couleurs ».
Magnifique. Je ne sais pas si ça pourrait décrire mon cinéma mais c’est vrai que j’aime ‘entre’. Entre les choses. Entre. L’air, le vent. Entre. Mais bon, de toute façon, Godard c’est un génie ! Rires.

Entretien réalisé pour l’émission de cinéma Désaxés et diffusée sur Radio Libertaire le 8 juin 2003.

Entretien initialement paru sur kinok.com.
Merci à Laurent Devanne pour son autorisation.

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