Entretien avec Alain Guiraudie

Propos recueillis par Laurent Devanne, 2005

Connaissez-vous l’ounaye, le kroban, l’ondonan ? Avez-vous déjà entendu parler du célèbre guerrier Radovan Remila Stoï et du bandit Manjas Kebir ? Non ? C’est que vous n’êtes jamais allé en Obitanie. Et c’est bien normal car ce monde n’existe que dans la tête d’un cinéaste: Alain Guiraudie. Ce jeune homme d’une petite quarantaine d’années vient de la terre (père paysan dans l’Aveyron), il filme amoureusement les paysages du sud de la France, ses forêts, ses plaines, ses plateaux, ses garrigues comme dans un western de John Ford auquel il aime se référer. Il a la patience, l’exigence et l’opiniâtreté du paysan. Depuis 15 ans, il creuse le sillon d’une oeuvre exigeante et totalement originale, du court au moyen puis au long métrage, ses films gagnent en précision, en pertinence et en renommée.
Voici venu le temps est son second long métrage, et dans lequel il reprend la veine de deux de ses précédentes oeuvres « médiévales »: La force des choses (1997) et Du soleil pour les gueux (2000). Au croisement de cinématographies très contrastées – on pense au Perceval Le gallois de Rohmer ou au Sacré Graal des Monthy Python – son style improbable et déconcertant mélange les époques (des guerriers nommés Fogo Lompla ou Jonas Soforan viennent se plaindre auprès d’un maire républicain tout à fait contemporain !), conjointement film d’action lente (chasse à l’homme avec embuscades, combat à l’épée, pendaisons en place publique), film politique (des révolutionnaires kidnappent la fille d’un riche propriétaire terrien) et film d’amour homosexuel, Voici venu le temps use de ruses et d’un langage détourné pour mieux parler de notre XXIème siècle et de ses préoccupations.
Alain Guiraudie nous a apporté sa fraîcheur, son esprit volontaire et militant et son accent chantant d’Obitanie aveyronnaise, le jour de cette interview au cœur du quartier Latin, à Paris, un 12 Juillet 2005.

 

Voici venu le temps est votre second long-métrage mais aussi votre septième film si on inclut vos courts et moyens métrages. Vous faites du cinéma depuis quinze ans maintenant mais vous restez un cinéaste confidentiel, c’est pourquoi j’aimerais que vous reveniez brièvement sur votre parcours, ce qui vous amené à réaliser des films?

Au départ, je pense que c’est l’envie de raconter des histoires. J’ai commencé par écrire des romans qui me paraissaient une formule un peu plus accessible et finalement je me suis rendu compte que j’avais beaucoup de mal avec la solitude de la littérature. Peut-être pas de mal avec la solitude en tant que telle mais plutôt avec l’idée de produire seul un projet de A à Z. Il me semble que j’avais quelque chose à faire dans le cinéma entre le fait de raconter des histoires et l’esthétique, la forme. Cela rassemblait bien tout ce dont j’avais envie. Je viens du théâtre aussi. Fondamentalement, je pense qu’il y a eu aussi chez moi l’envie de refaire le monde, tout en sachant que c’est quelque chose de très compliqué. Au cinéma, je m’aperçois que je ne le refais jamais qu’en reproduisant l’expérience collective, en remixant ma petite histoire personnelle avec la grande histoire du monde. À la différence de la littérature ou de la peinture et vu que j’écris mes propres scénarios, j’aime bien la phase solitaire et très libre de l’écriture puis la phase de préparation où l’on se confronte à la réalité en trouvant les comédiens, les décors, en mettant tout ça en place techniquement et logistiquement. Ensuite, j’aime beaucoup la phase communautaire du tournage surtout maintenant que j’ai trouvé mon équipe. Enfin j’aime bien cette relation de couple – et parfois de couple à trois – qu’est le montage. J’aime bien passer par toutes ces phases successives. Un film ça se partage et en même temps c’est une aventure très solitaire. Depuis la nouvelle vague en France, on est dans une tradition de cinéma qui arrive à lier une lourdeur technique avec une certaine légèreté. Éric Rohmer arrive à faire des films avec quatre personnes. J’ai réussi à faire des films avec une très forte légèreté technique. Pour moi, la vraie angoisse du cinéma, c’est le temps. Il faut entrer dans un plan de travail qui s’effectue car il est important de bien se caler sur les contingences extérieures. Une journée de travail doit faire huit heures, il n’y a pas de raison qu’elle fasse davantage. Le temps n’est pas étirable à l’infini, il y a des conventions sociales à respecter. En même temps ce qui m’intéresse, c’est aussi cette confrontation incessante entre un film rêvé et un réel qui résiste. Et cette réalité amène énormément de bonnes choses et nourrit le film rêvé. J’aime beaucoup ce jeu entre les deux. Je me demande si la liberté absolue que je pourrais trouver dans la peinture ou la littérature m’intéresse vraiment ?

Quelles sont les limites de la littérature qui vous ont amené à choisir le cinéma ?
Le triptyque fondamental qui m’intéresse, c’est le socio-politique, l’esthétique et le mythique. Cela pourrait très bien s’appliquer à la littérature mais il me semble qu’en faisant s’incarner et se télescoper des choses improbables, issues d’un autre monde avec le réel – avec des gens de tous les jours, avec une gueule, un corps, une voix – il me semble que je peux arriver à remonter le quotidien d’un niveau et aller faire un tour du côté de l’utopie. Ça passe par la recomposition et la réincarnation du monde par une image. C’est aussi ce qui se produit entre le comédien et le personnage qu’il incarne. J’aime bien que le comédien, tout en s’inspirant du personnage, le nourrissent à son tour parce qu’il est, par son vécu, par sa façon d’être. En littérature, j’ai senti une impossibilité de cet ordre-là ou une forme que je n’ai pas trouvé. C’est vrai qu’en littérature, on se sent écrasé par l’héritage. Quand on débarque derrière Dostoïevski, Proust, les sœurs Brontë, que trouver de neuf ? Je pensais qu’il y avait davantage de choses à fouiller du côté du cinéma.

Quels ont été vos premiers plaisirs de spectateur de cinéma ?
C’est Tarzan mais aussi Les Incorruptibles avec Robert Stack et cette espèce d’esthétique noire, et Fanfan la Tulipe avec Gérard Philipe. C’était d’abord des plaisirs de spectateur de télé, j’ai commencé à aller au cinéma très tard. J’aimais beaucoup les westerns – je me foutais de savoir si c’était d’Henry Hataway ou de John Ford. Ensuite à l’adolescence, avec la naissance d’une conscience politique, je me suis davantage tourné vers le cinéma social ou socio-réaliste français. Je me souviens de La clé sur la porte avec Annie Girardot. J’aimais beaucoup Yves Boisset et Costa-Gavras, ce cinéma qui dénonçait des choses et en même temps, je ne les trouvais pas hyper bandants d’un point de vue esthétique. L’une de mes vraies révélations a été le cinéma de Glauber Rocha, j’avais 17 ans, j’ai vu ça sur France 3 un soir du mois d’août et ça s’appelait Le diable blond et le dieu noir. C’est un film que j’ai revu même récemment. Je me suis retrouvé scotché face à un film au rythme très lent, des plans qui durent. Rocha reprenait un contexte socio-politique très fort et très local – nordeste brésilien – avec un fort contenu mythique, et mélangeait misère et banditisme dans une esthétique noir et blanc de la pauvreté. Et tout ça dans une liberté assez épatante. J’ai découvert Pasolini, Fassbinder vachement plus tard. Même Godard que je voyais au ciné-club du lycée, je n’y comprenais pas grand-chose. Il y avait toujours une scène qui m’hallucinait mais j’avais du mal avec le reste du film. J’aime bien aussi rappeler que je viens de Tintin, Hergé a été très important pour moi. Je ne réfute pas non plus les Monty Python. Les influences restent très multiples. Théâtralement, j’aimais beaucoup Brecht, Shakespeare, la tragédie grecque.

Vous évoquez la notion de temps et de durée avec Glauber Rocha, est-ce une notion qui vous intéresse plus particulièrement et qui est très propre au cinéma ?
Oui le cinéma est un art de la durée. Un bon réalisateur est quelqu’un qui a une notion de la bonne durée du plan. En même temps, la notion de temps chez Proust continue de me scotcher. Fondamentalement, c’est davantage la déstructuration du temps, le processus onirique du cinéma qui m’intéresse beaucoup. Dans Voici venu le temps, j’ai moins joué sur le fait d’épuiser le plan par la durée que sur la rupture de ton.

Les histoires venues de la contrée imaginaire d’Obitanie ont commencées très tôt dans votre filmographie puisqu’en 1997 avec La force des choses, vous racontiez déjà l’histoire de trois jeunes guerriers à la recherche d’une jeune fille enlevée par un bandit. Vous prolongez ces aventures de bergers et de guerriers, quatre ans plus tard avec Du soleil pour les gueux. Aujourd’hui, vous sortez Voici venu le temps qui s’inscrit totalement dans cette lignée, considérez-vous ces films comme une seule entité, une sorte de trilogie ?
Pour moi ce n’est pas une trilogie. Ce sont des films totalement différents. J’ai essayé de me débarrasser de l’emprise naturaliste ou comment faire se rencontrer le rêve et le réel, l’ailleurs et l’ici, l’aventure et le quotidien. La force des choses était vraiment barré ailleurs, à la limite même du jeu de rôle, avec des déguisements. Je n’étais pas très content de ce film, il me semblait que j’avais loupé quelque chose. Du soleil pour les gueux sortait du jeu, on avait réellement une rencontre entre une jeune coiffeuse au chômage et un berger d’onaye, c’est-à-dire entre les pauvres de chez nous et les pauvres d’ailleurs, que ce soient les pauvres du tiers-monde ou même ceux d’une autre époque. Donc à tous les niveaux, la rencontre entre l’ici et l’ailleurs, géographiques ou légendaires. J’avais quand même besoin d’un rappel au réel, de plus immédiatement politique. À l’époque de Du soleil pour les gueux, quelque chose m’avait fortement déplu dans un article de Télérama disant que la rébellion d’Arnaud Desplechin par rapport à l’injonction de dénoncer les sans-papiers qu’on hébergeait chez soi – je ne remets pas en cause l’attitude de Desplechin qui avait bien fait de dénoncer cela à travers le collectif de cinéastes qui s’était constitué – c’est le coup de pied au cul d’une intelligentsia au mouvement ouvrier de 1995. C’est-à-dire que l’on commençait à culpabiliser les pauvres d’ici face à la misère environnante, en disant : « Arrêtez de vous plaindre, il y a plus malheureux que vous ! ». Avec ce film, j’avais voulu une confrontation entre les deux mais qui ne soit pas que du social ou du politique mais aussi du domaine de la tendresse, du sentiment et même du fantasme. Du soleil pour les gueux était vraiment sur un mode très minimaliste, le ciel, la terre, la lande et quatre personnages au milieu de tout ça. Avec Voici venu le temps, le hors champ a vachement disparu. Les combats à l’épée ne sont pas racontés, ils ont lieu. C’est peut-être un lent glissement vers un cinéma plus épique. J’ai quand même envie de grand cinéma, il y a un fort truc qui se joue chez moi entre le spectacle et l’intime. Je ne pense pas avoir encore réussi mon coup. J’ai besoin d’un peu plus d’ampleur.

Ce serait quoi le grand cinéma ?
John Ford arrive à faire de grandes batailles, envoyer la grosse cavalerie et en même temps à raconter des choses très intimes qui se passent entre les gens. Il arrive à allier la splendeur des paysages – pas forcément de façon ostentatoire, il ne l’a pas fait dans tous ses films – et le rapport de l’individu au monde. Ce sont des films que je pouvais aimer en tant qu’enfant car il y avait cette part d’aventure, les chevaux, les Indiens, les cow-boys et que je peux regarder aussi en tant qu’adulte et y trouver autre chose derrière. Moby Dick, Les révoltés du Bounty, Les contrebandiers du Moonfleet de Fritz Lang sont des films magnifiques et regardables par tout le monde. C’était le cinéma populaire. En France, mes références seraient plutôt Tati ou Jean Renoir. Après je n’ignore pas que Tati a pris un gros bouillon avec Playtime.

Voici venu le temps est aussi un film d’action : il y a une chasse à l’homme, des combats à l’épée, des embuscades. Et pourtant, ces scènes sont traitées de façon très simples et ne sont pas rendues spectaculaires par la mise en scène.
De toute manière, je ne cherche pas du tout à être dans l’effet. On s’est posé la question de l’accompagnement musical des séquences et on n’a rien trouvé qui marchait. Ça sonnait complètement faux. C’est quelque chose que je suis vraiment en train de chercher. Voici venu le temps est un film qui a – passez-moi l’expression – le cul entre deux chaises. Il y a beaucoup de dialogues existentiels et en même temps de la bataille. L’effet, le surlignage, la surdramatisation d’une bataille à l’épée sont des choses que je ne sens pas du tout. Peut-être que je vais y aller tranquillement, moi il me faut du temps. (rires).

Il y a au dos du dossier de presse une carte géographique de la région imaginaire de l’Obitanie où se déroule le film . Cela m’a fait penser à la Carte de Tendre… le film est centré autour de la quête amoureuse de Fogo Lompla, attiré par deux hommes très différents, l’un pour la sexualité et l’autre pour les sentiments ? L’Obitanie est-elle votre Carte de tendre ?
Je ne fais pas de rapport entre la carte et la partie tendre du film. Ma cartographique, mon territoire est très mental. La carte dont vous parlez ne correspond pas exactement à l’hagiographie que j’ai en tête, c’est quelqu’un qui l’a faite, elle est très bien, c’est une illustration qui donne envie de voir le film. Mais en fait, je ne vois pas bien ce que vous mettez derrière l’expression « Carte du tendre » ?


La Carte de Tendre est une carte imaginaire qui a été dessinée au 17ème siècle et sur laquelle il y avait les fleuves Estime , Reconnaissance, Inclination et les villages Générosité, Grand Coeur, Oubli, Perfidie, Orgueil, c’était une métaphore du comportement amoureux …
D’accord ! Ah non, je n’ai fait aucun lien entre les deux. Chez Fogo, ce sont plutôt des allers-retours entre le possible et l’impossible, entre le fantasme et le quotidien, entre ce que l’on voudrait et ce que l’on a.

Ce qui frappe d’emblée dans Voici venu le temps, c’est le mélange des genres. Il y avait déjà ça dans La force de choses que j’avais découvert à Pantin en 1993. D’ailleurs, je dois vous avouer que je n’avais pas non plus aimé ce film, il m’avait même irrité et c’est sans doute pour cela que je m’en suis souvenu. Par contre, c’est beaucoup plus abouti dans Voici venu le temps qui m’apparaît comme un film funambule; à tous les niveaux vous mélangez les genres, le film plane dans une ambiance moyen-âgeuse avec des bandits de route, des guerriers, de grands bourgeois aristocrates et en même temps, le décor reste contemporain avec ses parkings, ses voitures et ses téléphones. Qu’est-ce qui vous a amené à choisir un contexte aussi singulier et qui en même temps créé un vrai style et donne une vraie personnalité au film ?
Avec mes deux premiers court-métrages, j’ai commencé par une veine socio-réaliste, ancrée dans le quotidien, dans mes préoccupations profondes même si c’était quand même bien déréalisé cette affaire. Je me suis aussi construit cinématographiquement dans le contexte des années 90, avec un cinéma très socio-réaliste, très urbain, plutôt coincé entre quatre murs et cette idée-là ne me satisfaisait pas. Je me disais qu’il ne fallait pas perdre de vue le rêve, le fantasme, l’utopie. S’il y a bien une utilité dans l’art, c’est bien celle d’amener le monde faire un tour du côté de l’utopie, de repousser les impasses contre lesquelles on se heurte dans notre quotidien, que ce soit politiquement ou existentiellement. C’est là que j’ai décidé de faire le grand écart. J’ai peut-être pas mal chargé la mule, je vous l’accorde. Ça allait même lorgner du côté du Seigneur des anneaux ou même de Jean-Pierre Jeunet, de ces univers-là qui sont très déconnectés de la réalité. Avec Voici venu le temps, pour les costumes, on a essayé de ne pas être dans le déguisement, le folklore, le pittoresque, le « world cinéma ». J’aime vraiment ce jeu entre l’ailleurs rêvé et le quotidien d’ici. La réalité sociale de 2003 et 2004 – qui est particulièrement dure en France, ce sont des années où on a bien morflé et pas qu’au niveau du cinéma – a beaucoup nourri le film. Il faut quand même que je ramène le film à une conformité sociale : mes trois guerriers ne peuvent pas gagner. Il y a chez moi cette envie de refaire le monde, de le recomposer à partir d’un fonds culturel commun. Le film part des clichés clairement établis issus du conte : les guerriers, les bandits, les riches propriétaires, les bergers esclaves. Peut-être qu’en faisant des films, on ne fait que parler de clichés et la question devient comment on réarticule ces clichés et comment on réarticule ses propres petites préoccupations individuelles selon des données beaucoup plus universelles. Ça a été aussi la limite de ce cinéma socio-réaliste que je voulais faire au départ. Mettre ma vie telle quelle sur grand écran, ça ne m’intéresse pas et d’autre part, je pense que ça n’intéresse pas grand monde. À quoi bon ?

Vous faites un cinéma très déroutant, quel regard portez-vous sur le spectateur de vos films ? Votre perspective est-elle d’aller vers un cinéma plus populaire ?
En tout cas c’est un souci, c’est le souci de base. Jusqu’à présent je n’ai pas dépassé les 20 000 entrées donc j’ai bien conscience que je suis encore loin du cinéma populaire (rires). Fondamentalement, de l’écriture jusqu’au montage, j’essaie de rester dans une certaine jubilation. Ce n’est pas de l’autosatisfaction, mais il faut que j’ai envie. Je refuse de me situer sur le mode de la communication mais je reste sur celui de l’expression. Finalement, je ne sais pas ce que c’est que le public, la logique des masses. Je vois les individus mais je ne sais pas bien ce qu’est le public. Je reste sur mon monde à moi. C’est au montage que je commence à me placer comme spectateur. Depuis que je suis passé au long, même en phase d’écriture, la production me rappelle beaucoup à l’ordre. L’idée qu’un réalisateur se place en tant que spectateur est illusoire.

Dans un numéro de la revue des Cahiers du cinéma vous évoquez votre rapport à Fassbinder. Vous dites, je cite: “J’ai plus de mal que lui à parler directement des choses qui m’intéressent. J’en passe trop par la poésie et le lyrisme, par le décalage. Je voudrais me libérer de la forme. J’essaie de la faire dans Voici venu le temps.” La forme est aussi ce qui crée le style donc l’esthétique qui fait partie de votre triangle d’or. Qu’entendez-vous par « vous libérer de la forme » ?
On a un fort héritage culturel et j’ai même l’impression d’avoir une chape sur la tête à vouloir rester dans le cadre fixe par exemple. Par moments, j’aimerais mettre ma mise en scène davantage en retrait. Sur Voici venu le temps, je me suis davantage concentré sur les personnages mais il est vrai qu’à force de se concentrer essentiellement sur ce qu’il y a dans le scénario, on en vient à oublier le reste autour. L’idée est de dépasser le dogme que j’aurais mis moi-même en place, c’est-à-dire une mise en scène à base de plans fixes, de mouvements dans le cadre. Jusqu’à Pas de repos pour les braves, j’ai recherché une pureté formelle, et par moments j’ai envie de me laisser aller à l’impureté. Je ne cherche pas à être plus radical que Jean-Marie Straub ou Marguerite Duras. Le danger, c’est l’académisme et qu’un jour on me dise : « Guiraudie fait du Guiraudie ! ». Je l’ai déjà un peu entendu dire sur ce film et ça me déplaît beaucoup.

En même temps cela fait des années que Éric Rohmer fait du Éric Rohmer, il évolue dans son style – même s’il est vrai qu’il a pris un virage assez radical avec L’anglaise et le duc ou même Triple agent – mais jusqu’à L’arbre le maire et la médiathèque, il a continué à creuser son sillon.
Oui, il est vrai qu’il ne faut pas perdre son style mais Éric Rohmer est justement un bon exemple car à 80 balais on pourrait penser qu’il a fini par créer son propre dogme et puis finalement il arrive à bifurquer vers autre chose. On reconnaît la patte d’Éric Rohmer mais il n’est pas engoncé dans des ornières. C’est aussi un des mérites que je reconnais à Godard, il arrive à son âge à faire des films comme si c’était le premier. J’aime beaucoup ça, être capable de se renouveler et de garder une liberté. Le dogme peut être un point de départ mais certainement pas un point d’arrivée. Je n’ai que quarante balais.

D’où viennent les différentes histoires de Voici venu le temps ? Il y a cette histoire de chasse à l’homme, une histoire d’amour, une histoire de révolutionnaires qui kidnappent la fille d’un riche bourgeois. Comment avez-vous construit ce film ?
Toujours pareil, je parle de mes préoccupations personnelles, je ne dis pas que je passe mon temps à chasser le bandit. Ce qui m’intéresse, c’est l’articulation du travail, de l’amour et de la politique. Travailler pour son ennemi de classe, être amoureux de son ennemi de classe. J’essaie de garder une position éthique sur chaque point. Ces trois histoires sont venues assez naturellement. Sur le couplet politique, je ferai beaucoup mieux la prochaine fois car je passe assez vite dans ce film.

Comment choisissez-vous vos comédiens ? Parmi les personnages, il y a des guerriers, des bandits, des bergers, des bourgeois, des révolutionnaires. Chaque comédien pourrait-il jouer chaque rôle ou au contraire y a-t-il des catégories d’acteurs ? J’ai le sentiment que vous avez une famille d’acteurs avec notamment un comédien comme Pierre Louis Calixte qui avait déjà joué dans Ce vieux rêve qui bouge.
Je ne suis pas trop dans la famille. Pierre Louis Calixte est le seul qui ait déjà incarné un rôle fort dans un de mes films. J’ai même du mal à reprendre un acteur qui a déjà eu un rôle important dans un des films car j’ai tendance à mélanger comédiens et personnages. Le choix se fait vraiment par la rencontre au cours de castings, c’est une osmose entre un comédien est un personnage. Ils ne sont absolument pas interchangeables. C’est une histoire de feeling, de manière d’être. J’aime les prendre pour ce qu’ils sont. Je ne suis pas dans l’esprit de l’Actor’s Studio. Un casting est quelque chose de très intime. C’est une histoire de désir. J’aurais du mal à travailler avec un casting imposé.

Quel rapport avez-vous au texte avec les comédiens ? Vous avez commencé par écrire des romans, le texte semble prédominer, les dialogues sont très écrits, il y a une invention du langage, un travail de diction. Êtes-vous, à l’instar d’un Éric Rohmer, un cinéaste qui demande à ce que l’on respecte le texte à la virgule près ?
Jusqu’à présent je demande que l’on respecte de très près le texte. Ça n’empêche pas que l’on a parfois quelques petites négociations. Je ne suis pas à la virgule près. J’ai laissé passer des « ça » à la place de « cela », ce qui m’importe est qu’ils aient bien le texte en bouche, que cela sorte de façon légère voire désinvolte. En même temps sur ce film-là, je n’ai que des comédiens de théâtre qui sont quand même habitués à ressortir des textes de Shakespeare ou même la tragédie grecque qui n’est pas piquée des hannetons. Le plus important est qu’ils arrivent à s’approprier le texte. Je ne pense pas que l’on puisse travailler contre les gens.

Pour ce film, vous avez inventé un langage qui est aussi très ludique, avec des mots imaginaires : on y boit le goulagne, la monnaie est le kroban, on y élève l’ounaye , même les régions portent des noms étranges : la Borange, l’Emborque, la Katalie ou le Reminaraïs, sans parler du nom des personnages : Radovan Remila Stoï, Rimamba Stomadis Boca, Rixo Lomadis Bron, Soniéra Noubi-Datch. Ce qui frappe c’est aussi la musicalité de ces noms, leur rythmique et leur sonorité qui donnent au film la dimension d’un conte. Comment se passe l’invention de cet univers ?
C’est surtout sur le nom des personnages que je me suis défoncé. C’est l’idée de recomposer le monde à sa façon et de l’élever à un autre niveau. Il faut que les noms aient de la gueule. Un guerrier qui s’appelle Radovan Remila Stoï, ça m’emmène plus loin qu’un guerrier qui s’appellerait Alain Guiraudie et que je trouverais assez petit joueur. Parfois je me laisse aller dans ma jubilation avec des énumérations de noms de guerriers que l’on ne verra peut-être jamais. La création d’un monde devient très mentale, très verbale et littéraire.

Effectivement, vous vous amusez à nous faire fantasmer des héros épiques, tels que le bandit Manjas-Kébir que l’on va finalement découvrir comme un homme faible, apeuré… On est loin de la virilité exacerbée des guerriers du Seigneur des anneaux, vos guerriers sont davantage des antihéros…
Oui effectivement et ils sont dans le doute, entre Jonas Soforan qui veut arrêter le métier pour acheter une ferme dans le sud, Fogo Lompla est un peu paumé avec ses histoires d’amour impossible et même les bandits ont leurs moments de faiblesse. C’est aussi ça l’idée de tordre le cou aux clichés.

L’image de votre film est saturée, l’idée est-elle de créer une image surnaturelle, à côté de la réalité, proche du conte ?
Je travaille avec le chef opérateur Antoine Héberlé avec lequel j’ai fait pas mal de films. On aime bien extirper ce qu’il y a de beau dans le réel. Il y a l’idée de sublimer, transcender le réel. On aime vachement l’image chaude et joyeuse. C’est un chef opérateur qui est très sensuel. Il y a cette envie d’aller croquer le monde !



Entretien réalisé pour l’émission de cinéma
Désaxés, diffusée sur Radio Libertaire le 17 Juillet 2005 puis paru sur Kinok.com.
Nous remercions Chloé Lorenzi, l’attachée de presse du film, d’avoir permis cette rencontre.

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