Double Take

Film de Johan Grimonprez, 2009

80 mn

Extrait d’un entretien avec Johan Grimonprez par Alex Masson  
L’Autre Cinéma belge, 2009, Édition Flandrimage

Pourquoi êtes-vous devenu réalisateur ?
Cette question fait partie intégrante de mon travail. J’essaie d’y définir ce qu’est le cinéma, de pousser au plus loin cette définition. Surtout dans la mesure où mes films dépendent de leur  destination : ils n’ont pas la même utilité selon qu’ils sont conçus pour une installation, une  exposition ou pour le cinéma. J’essaie malgré tout d’y exposer des thèmes, des interrogations qui me sont personnels. En ce moment j’adore questionner l’acte de regarder la télé en le recontextualisant. Double Take pose la question du rapport de perception entre le cinéma et la  télévision. Tout comme Dial H-I-S-T-O-R-Y  voulait démontrer que l’arrivée de CNN et d’MTV ont changé l’esthétique du cinéma et son rapport à la temporalité, ont fait basculer le cinéma des années 70 aux années 80.

Double Take a visiblement été conçu par sa forme ou sa durée, qui est celle moyenne d’un film, pour le cinéma. Est-ce que cela modifie votre démarche ?
Non. J’adore l’idée qu’un film puisse être diffusé sur plusieurs supports : Double Take va passer en télé en Allemagne, parce qu’il a été co-produit par la ZDF et Arte. Il est actuellement montré dans une exposition à New York. Je serais même ravi qu’il passe sur des chaînes américaines où il serait entrecoupé de spots publicitaires. Parce que chaque moyen de le diffuser permet une recontextualisation en soi.

La figure centrale de Double Take est Alfred Hitchcock, cinéaste ô combien symbolique. Pourquoi ce choix ?
Double Take est en fait né d’un autre film, que je n’ai pas encore fait. Pour celui-ci, j’avais besoin d’un sosie d’Hitchcock. J’ai donc monté un casting au cours duquel j’ai rencontré Ron Burrage, son sosie officiel, qui le joue depuis vingt-cinq ans. En fait, il a quasiment démarré sa carrière quand le vrai Hitchcock est mort. Cette rencontre a enclenché l’idée de Double Take. La vie de  cet homme est tellement bizarre, tellement pleine de coïncidences : il a travaillé comme liftier à l’hôtel Claridge à Londres, là où Hitchcock était logé quand il travaillait sur un projet de film sur  les camps de concentration. Il a ensuite travaillé au Savoy, où se trouvait le restaurant favori  du réalisateur. J’ai trouvé amusant que la vie de Ron soit tellement liée par le cinéma sans que ça l’empêche d’en avoir fait sa propre vie. C’était une parfaite métaphore pour décrire la condition d’artiste, qui doit définir son propre espace tout en devant intégrer le fait qu’aujourd’hui ce sont les médias qui définissent son statut d’artiste.

Hitchcock était conscient de sa propre image : il est le réalisateur qui s’est le plus souvent mis en scène.
Je ne crois pas qu’il ait existé d’autre réalisateur qui soit autant une icône médiatique que  lui. Il suffit de voir le nombre de livres sur lui qui continuent à sortir. Ils contribuent à une sorte de   prolifération de son image, créent autant de  doubles d’Hitchcock. Sans compter que de 1956 à 1967, il a fait de la télé. Très peu d’épisodes d’Alfred Hitchcock présente sont signés par  lui, mais il était omniprésent dans cette série,  par les ouvertures et les conclusions. Il est autant devenu une icône par le cinéma que par la  télévision, de même qu’il a connu les grandes  transformations du cinéma, du muet au parlant, du noir et blanc à la couleur, du cinéma anglais au cinéma hollywoodien. Jusqu’à l’idée de faire une apparition dans chacun de  ses films, la carrière Hitchcock est marquée par  une sorte de schizophrénie. L’idée du double ou du quiproquo sur l’identité d’un personnage est d’ailleurs une récurrence dans ses films.

Comment expliquez-vous qu’Hitchcock soit devenu le cinéaste ayant le plus inspiré les générations d’artistes suivantes. Pourquoi lui plutôt qu’un autre ?
Parce qu’il était, et est resté omniprésent, au point de s’incarner dans l’inconscient collectif. De la même manière que lorsque les gens  ont vu les images des Twin Towers s’effondrer le 11 septembre 2001, ils ont eu une impression de déjà-vu, ont cru que c’était un extrait de film  hollywoodien. Comme si la réalité des choses était un fantôme de la fiction. C’est un cas extrême, mais cet événement a une portée à de multiples niveaux qu’ils soient politiques, philosophiques ou moraux. Si on regarde bien les films d’Hitchcock, et qu’on en isole certains  passages, on retrouve ces mêmes niveaux et mêmes d’autres comme une lecture sexuelle des rapports humains. C’était un vrai penseur y  compris vis-à-vis des médias. Ce n’est pas innocent si en 1959, il engage des techniciens de télé pour tourner Psychose. Il avait compris qu’Hollywood devait se redéfinir par rapport à la télévision qui devenait dominante.

C’est de nouveau le cas aujourd’hui, avec  l’arrivée d’autres types d’images, de consommation des images. Comment les percevez-vous ?
C’est devenu un phénomène économique : les jeux vidéos rapportent désormais plus d’argent qu’Hollywood, qui doit se réapproprier ce nouveau médium. Je trouve que ces changements sont une bonne chose, quand ils forcent le cinéma à une ouverture. Double Take est aussi fait pour marquer cette évolution. Le lien à l’image est passé par le montage, puis le zapping, on en est désormais au “skipping”, en sautant des chapitres des histoires comme avec un DVD.

Ces évolutions passent par l’avancée d’une technologie. Or sans cette technologie, votre cinéma ne pourrait sans doute pas exister. Il doit même la prendre en compte, va devoir avancer avec elle pour rester valide.
A Berlin, on a récemment défini Double Take  comme du post-modernisme. Ca me laisse un peu dubitatif. Malgré tout, mes films restent   attachés à des techniques de cinéma ancestrales comme le principe d’une narration. Même  fractionné ou raconté dans un mode non linéaire, il reste un itinéraire. Je n’ose presque pas le dire, mais je trouve que mes films conservent une  part d’utopie qui est inhérente à un cinéma  « à l’ancienne ». Là où aujourd’hui c’est la dystopie qui règne, notamment dans le cinéma de science fiction : depuis Blade Runner, il pleut toujours dans les films futuristes. Je ne suis pas cynique, je crois encore à la possibilité d’une poésie  dans le cinéma, ce qui n’empêche pas d’avoir un discours, une réflexion critique sur le monde et les médias.

johangrimonprez.be

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