Printemps 2017, quelques mois avant le tournage de Pourquoi la mer rit-elle ?
« La tête légèrement penchée en avant, elle tenait un peu remontée de la main gauche la robe dont les extraordinaires petits plis ruisselaient sur elle depuis la nuque jusqu’aux chevilles, en sorte qu’on apercevait ses pieds chaussés de sandales. Le gauche était déjà avancé et le droit, se disposant à le suivre, ne touchait plus guère le sol que de la pointe des orteils tandis que la plante et le talon se dressaient presque à la verticale. Ce mouvement suscitait une double impression : l’aisance légère de la femme qui marche d’un pas vif, et parallèlement l’air assuré que donne un esprit en repos. Sa grâce particulière, elle la tirait de cette façon de planer au-dessus du sol tout en le foulant avec fermeté. Où était-elle allée ainsi et où allait-elle? »1
L’une marche dans les rues d’Oaxaca au Mexique, un jour d’août 1977, dans l’objectif de la caméra super 8 de Raymonde Carasco et Régis Hébraud partis pour la deuxième fois en repérages, sur les traces des indiens Tarahumaras, des écrits d’Antonin Artaud et du film Que viva Mexico! d’Eisenstein. Ils tournent en pellicules Kodachrome 40 leurs premières ébauches sur la figure transversale et mythique de Gradiva, la femme qui marche et qui s’avance, héroïne de la nouvelle éponyme de Jensen, celle qu’on suit pour sa démarche, qui a une allure mais pas de visage.
L’autre marche dans les ruelles de la casbah de Constantine en Algérie, un jour de printemps 1977, dans l’objectif de la caméra super 8 de mon grand-père, mineur de la région stéphanoise, soutien de l’indépendance de l’Algérie, parti à la découverte d’un pays qu’il visite pour la première fois. Il tourne en pellicules Kodachrome 40 un voyage en voiture d’Alger à Constantine, un film de famille. Composé de deux bobines d’une durée totale d’environ 30 minutes, le film est tourné/monté, quelques rares coupes à l’intérieur des plans indiquent un remontage. Je suis la route et tente après-coups de refaire la carte.
Gradiva Oaxaca fait partie de la série Poèmes pour Raymonde que Régis Hébraud compose depuis le décès de sa femme en 2009. En 2010, il réalise un télécinéma des pellicules super 8 restées à l’état de rushes en bobines, en les projetant sur écran et en les re-filmant avec une caméra DVCAM, avant de monter le film. A la bande son, les notes de Schumann et la voix de Régis Hébraud lisant une citation des carnets de voyage de Raymonde Carasco2, à la recherche d’une Gradiva aux pieds nus.
Images archives, images souvenirs, images repérages, images latentes, ils sont des films d’avant le film, des films presque rien, c’est-à-dire dans les mots de Jankélévitch, des films en fuyant devenir. Les plans de Gradiva Oaxaca sont parmi les premières images de ce qui deviendra les films Tarahumaras, l’événement d’une vie pour Raymonde Carasco. Et ce n’est pas anecdotique que Régis Hébraud, en archiviste d’une vie et d’une passion, donne à ces repérages, trente-trois ans plus tard, un devenir poème, fragile, instable, suspendu : un retour aux photogrammes originels, une effraction de la mémoire et de l’image elle-même.
C’est à partir des bobines super 8 du film de famille que je travaille depuis 4 ans à traverser et à recueillir des fragments désordonnés de mémoires, de chants et de récits de la Révolution algérienne de 1954-1962. Des témoins anonymes racontent. Leurs petites histoires déroutent la grande et en restituent le signe partisan et résistant. J’ai décidé de refaire la route, pas précisément celle du film de 1977, mais celle du groupe anarchiste de Turin, Cantacronache, parti au printemps 1960 de Rome vers Tunis pour rejoindre la Kabylie et enregistrer les chants et témoignages de la Révolution algérienne3. Les routes se croiseront dans un double mouvement, entre récits, archives et traversées actuelles, entre rencontres et écarts, intersections et décalages.
Alors que je parlais un soir avec Régis Hébraud de la difficulté d’écrire un dossier de financement d’un film où seule la réalité, les rencontres et les traversées commandent, il évoqua un texte de Raymonde Carasco que je recevais quelques jours plus tard dans ma boîte aux lettres : « Ciguri. Voyage(s) au pays des Tarahumaras », dans Revista de Dialectologìa y Tradiciones Populares (Madrid, 1998). Le texte décrit le projet de films sur les rites Ciguri chez les indiens Tarahumaras et leurs liens avec les textes d’Artaud, tout à la fois ceux écrits au Mexique en septembre/octobre 1936 juste après son voyage et des textes plus tardifs comme « poèmes Tutuguri » (1947-1948) ou « Le rite du Peyolt chez les Tarahumaras » (1943, remanié en 1947).
Le texte de Carasco a été une source importante d’inspiration et de réflexion, j’ai prélevé des fragments de cette pensée rapsodique et festive comme la définissait déjà Roland Barthes en 1975 et les garde dans mon carnet de notes pour les lire, les relire et en comprendre cinématographiquement le sens profond. Par hasard, mais exactement face à mes observations sur le montage organique du politique et du festif dans le Festival Panafricain d’Alger de William Klein (1969), j’ai notamment recopié ces quelques lignes :
« Il est extrêmement difficile d’écrire un scénario (…) d’un film ayant sa propre autonomie, où seules les images visuelles et sonores donnent à voir et à entendre, hors logos, hors tout commentaire discursif, non seulement le matériau (…) recueilli, mais aussi (et surtout) l’idée du film, le sens, nécessairement invisible, de l’événement présenté. Il s’agit donc d’inventer une parole-cinéma, de construire une pensée-cinéma. Par la mise en cinéma, le montage. »
Avant de partir, le film est ainsi, un atlas, un montage d’archives et de fragments ; de l’attente et de l’entêtement, à la recherche d’événements qui se fixent un temps et fuient à nouveau. Un film sur les récits de résistance est une question de sauts, de disjonctions et d’anachronismes. Pour éviter l’écueil d’une archéologie périmée de représentations épiques des insoumissions, il faut imaginer un montage polyphonique, une juxtaposition d’images et de sons en tension : de la fragmentation en acte, comme écrivait Carasco dans Ciné-fragments : Godard en 1986, en prolongement d’une des Notes de Robert Bresson. Je cherche cette fragmentation dans la matière-même de l’image et du son : pellicules super 8 et asynchronie.
Si le super 8 renforce la vision instable et fragile de la mémoire, la survivance de l’archive, il est également un matériau amateur, emblème du cinéma du quotidien, témoin des rituels anonymes de la vie sociale. L’instabilité structurelle de la pellicule super 8 va paradoxalement de pair avec sa mesure de la contrainte : deux minutes trente de films qui organisent le filmage et déjà projettent le montage. Les mémoires censurées, les récits militants actuels, la route, les traversées, les paysages, la forme du film, tout passe par la structure du super 8 : la bobine est l’autre rythme des traversées. Elle rend tout à la fois commun, instable et fuyant. Le territoire alors disparaît, il ne reste qu’à recomposer une carte et ne pas craindre d’arriver nulle part.
D’où venait-elle ? Où allait-elle ?
1 Wilhelm Jensen, Gradiva, fantaisie pompéienne, 1903. Editions Gallimard, 1986, p.34.
2 Raymonde Carasco, Dans le bleu du ciel, au pays des Tarahumaras 1976-2001, Editions François Bourin, 2014.
3 Suite à ce voyage, le groupe Cantacronache publie un disque vinyle intitulé Canti della Rivoluzione Algerina en 1960. Le disque est étroitement lié au livre de Mario Giovana publié par les Editions Avanti! En 1961, Algeria anno 7, qui contenait des poésies et des chants du peuple algérien en guerre, commentés par Michele Straniero, un des membres fondateurs du groupe.