Akbar in Cineland

Film de Jean-Marie Bénard, 1969

« Ahmad Akbar, cinéaste, voit grand.
Son projet : créer un lieu de cinéma exclusivement réservé aux cinéastes noirs, quelque part dans le désert, loin de Los Angeles, loin de Hollywood.
Cineland. That’s the name of that place, man. Cineland!
Akbar, lui aussi, fait le Rêve Américain – la version noire de l’American Dream.
La version blanche était fragile.
La version noire est désespérée. »
(Jean-Marie Bénard)

Contact réalisateur : jmbenard(arobase)gmail.com

SPEECH PRESENTATION AKBAR CINEMATHEQUE DECEMBRE 2019

Je voudrais commencer cette brève présentation par des remerciements. C’est mon vieil ami et complice Roger Andrieux, dont vous avez pu voir les films au cours de la séance précédente, qui a signalé l’existence de mon film, Akbar in Cineland, à Nicole Brenez. Merci à toi, Roger. Merci aussi à vous, Nicole : c’est vous qui avez décidé de programmer ce film, et lui avez redonné vie, alors que je croyais son existence éteinte à tout jamais – nous savons tous qu’un film n’existe que quand il est projeté. Je voudrais aussi dédier cette soirée à la mémoire de mon cher ami le cinéaste colombien Luis Ospina, récemment décédé, Luis que j’avais surnommé affectueusement le « Henri Langlois sud-américain » ; si le film que vous allez voir existe encore, c’est grâce à sa précieuse maniaquerie et à sa collectionnite aigüe. Comme Langlois, Luis ne jetait rien. Akbar était arrivé entre ses mains, je ne sais pas comment, et nous ne le saurons malheureusement jamais ; toujours est-il que Luis ne l’a pas jeté, et c’est chez lui que je l’ai retrouvé. Gracias a el !

Je voudrais également vous remercier d’être venus voir ce film, qui n’était au départ qu’un modeste Project 2, autrement dit un film de milieu d’études. À vrai dire, au départ, il n’aurait jamais dû voir le jour ; j’avais écrit un scénario de fiction pour mon Project 2, et je m’apprêtais à le tourner, quand j’ai retrouvé par hasard mon copain Akbar, avec qui j’avais déjà tourné mon Project 1, qui s’intitulait The Desert Between Two Streets, une évocation très libre de la vie de Rimbaud, et qui, lui, est probablement définitivement perdu – à moins que Nicole Brenez ne réalise un miracle. Bref. Akbar m’a raconté son projet de Cineland, et j’ai pensé qu’il était indispensable de conserver une trace de ce rêve, même s’il n’aboutissait pas. Autrement dit, pour une fois, le réel l’a emporté sur la fiction. Le film que vous allez voir n’a donc vu le jour que parce que le très jeune homme que j’étais à l’époque a voulu conserver une trace. Après tout, peut-être est-ce cela, la mission essentielle du cinéma : la conservation, pieuse, maniaque, et dénuée de tout jugement, de moments d’humanité, quels qu’ils soient, en images et en sons.

Après Akbar in Cineland vous allez voir le film de Yolande du Luart consacré à Angela Davis. Yolande est malheureusement décédée depuis peu, et Nicole m’a demandé de parler d’elle et de son film. J’espère que, de là où elle est, Yolande n’y verra pas trop d’inconvénients. Elle cherchait un sujet pour son Project 3, et m’avait demandé conseil. À l’époque, on parlait beaucoup d’Angela Davis sur le campus. Autrement dit, ce sujet nous tendait les bras, il suffisait de le voir. Mais, comme nous l’enseigne Edgar Poe, quand nous cherchons, c’est ce que nous avons sous les yeux que nous sommes sûrs de ne pas voir. Yolande ne l’avait donc pas vu. Moi, comme je ne cherchais pas, je l’avais vu. Je lui avais conseillé de sauter sur l’occasion, ce qu’elle l’avait fait, heureusement.

Enfin, « heureusement », ce n’était pas tout à fait ce que je pensais à l’époque. Dans les mois qui ont suivi, j’allais regretter ce conseil imprudent : le tournage allait s’avérer être une entreprise titanesque ; par manque d’expérience, Yolande allait accumuler des quantités déraisonnables de rushes, et tous ceux, dont je faisais partie, qui étaient impliqués dans ce tournage allaient voir leur emploi du temps se surcharger considérablement. Un dialogue typique entre deux étudiants du département de cinéma de UCLA en 1968 se déroulait de la façon suivante : – Tu fais quoi, toi, aujourd’hui ? – Oh, moi, je fais le son sur le tournage de Yolande. Et toi ? – Oh, moi, je dédouble ses rushes. – Tu ne dois pas rendre le montage de ton propre film dans deux semaines ? – Ben si, mais on ne peux pas laisser tomber Yolande…

La vérité, c’est que nous avions déjà conscience, intuitivement, de l’importance de la décision de Yolande de faire ce film ; nous savions que si Yolande n’avait pas choisi de le faire, et sans le travail considérable qui s’en est suivi, la trace d’Angela Davis, cette fameuse trace dont je vous parlais tout à l’heure, n’aurait jamais été conservée. Et, sans le formuler, nous avions l’intuition que notre mission à l’époque était d’enregistrer des images et des sons, et de les conserver, coûte que coûte. D’où les heures innombrables que plusieurs d’entre nous avons consacrées au film que vous verrez tout à l’heure.

Vous savez, l’époque et le lieu étaient quand même assez uniques. Colin Young, qui fut le patron du département de cinéma de UCLA dans ces années-là, et qui était, notamment, un ami de Jean Rouch (et d’à peu près tout ce que le cinéma documentaire de l’époque comptait de personnages importants), disait à tous les étudiants nouvellement arrivés dans le département, selon Paul Schrader qui le cite dans une lettre à son frère Leonard : « Étant donné que nous sommes le pôle anarchiste de cette université, nous sommes plus sujets à la critique que la plupart des autres disciplines. Prenez ceux qui se spécialisent en Histoire, par exemple. Leur job, c’est d’étudier la Révolution. Le nôtre, c’est de la faire ».

Tous ceux qui étaient venus étudier le cinéma à UCLA dans ces années-là avaient l’intention de changer le monde ; qui plus est, ils y étaient donc encouragés par l’institution elle-même. Nous avions créé un groupe qui s’intitulait The Eyes and Ears of the Revolution – Les Yeux et les Oreilles de la Révolution – et nos films, toutes nationalités confondues, reflétaient fidèlement cette ambition et cette utopie.

Mais il y a un mais : de tous les étudiants de cinéma qui étaient inscrits à UCLA à l’époque, nous, les Français, fûmes les SEULS à nous intéresser à la question noire.

Pourquoi ?

J’ai cherché à répondre à cette question, j’ai interrogé à ce sujet tous mes amis de cette époque, et n’ai trouvé qu’une seule réponse satisfaisante, celle de Nancy Dowd, qui a, elle aussi, participé au tournage d’Angela Davis, comme preneur de son, qui, après UCLA, a, entre autres, eu l’Oscar du meilleur scénario en 1979 pour Coming Home, et qui connaît bien la France pour y avoir un pied-à-terre depuis de très longues années.

Voici ce qu’elle m’a écrit : « Je pense qu’en 1968, à ce moment-là de l’Histoire, vous, les français, étiez seuls capables de le voir. Nous, les blancs américains, en étions incapables. Par « le », j’entends l’état de racisme dont nous étions imprégnés, et dont nous n’avions pas conscience – même ceux d’entre nous qui étions pleins de bonne volonté, qui avions été élevés selon des principes humanistes, et qui défendions des valeurs fondamentales comme la justice pour tous. Aurais-je fait un film sur les noirs à l’époque ? Cela ne me serait même pas venu à l’idée. La France, elle, a toujours été un refuge pour les noirs américains. Réfléchis-y »

Donc, réfléchissons-y. Et, pour commencer à réfléchir, quoi de mieux que de regarder les films ? Bonne projection, et bonne soirée.

(Jean-Marie Bénard)

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