Propos recueillis par Sylvain Sailler lors des Etats Généraux du Documentaire à Lussas, du 17 au 23 août 2003
Emmanuelle Bidou
En fait, l’histoire, c’est que j’ai fait un premier film sur un foyer de travailleurs en Afrique du Sud (Ubuhule Bembali : la beauté des fleurs). Ça fait douze ans que je travaille en Afrique du Sud, j’enregistrais des musiques. Je suis ethno-musicologue à la base, je n’ai jamais fait de cinéma avant, je n’ai jamais fait d’études de cinéma.
A quelle époque c’était ?
Assez tard, j’ai commencé à y travailler en 1997.
Ce n’était plus sous l’apartheid ?
Non, mais j’étais depuis 1989 en Afrique du Sud.
S’imprégner du terrain
Vous étiez déjà dans les foyers ?
Avant, je travaillais sur le jazz, dans les townships. C’était très compliqué d’aller dans les townships. On ne pouvait pas y aller tout seul. De 1989 à 1995, je dirais, c’était politiquement en effervescence ; 1993, ça a été vraiment la pire année parce que c’était avant la libération de Mandela…
Vous y étiez, pendant toute cette période ?
J’y suis allée presque tous les ans. J’avais envie de suivre l’évolution. Je ne savais pas que Mandela allait être libéré, quand j’ai commencé à aller en Afrique du Sud. Mais quand on a su que Mandela allait être libéré, j’ai eu envie de continuer à travailler dans le pays et de voir comment ça allait évoluer. Et puis après, comme on a appris qu’il y allait avoir les premières élections noires, je me suis dit : bon, il faut que je sois là, il faut que je vois un peu ce qui se passe, etc. En plus, je travaillais dans les foyers de l’Inkhata, qui n’était pas le parti de Mandela. C’était assez intéressant de voir les deux. C’est pour dire que c’est un pays que je connais bien, que j’y ai passé beaucoup de temps. C’est peut-être parce que je suis un peu ethnologue, j’ai besoin de passer du temps pour pouvoir faire quelque chose, il me faut beaucoup de temps avec les gens. Donc, à force de connaître le pays, et d’avoir traîné dans ce foyer de travailleurs pendant deux ans, j’ai eu envie de faire un film. Parce que c’était très filmique : c’était des chants, des danses. En plus, les hommes sont très acteurs, les Zoulous sont très acteurs. Tout de suite, je me suis dit qu’il y avait un film à faire ; l’ethno-musicologie, ça ne paye pas, et finalement ce n’est pas un métier facile, parce qu’à part entrer au CNRS, tu ne peux pas faire grand chose d’autre. Donc du coup, je me suis dit : il y a un film à faire, c’est très visuel. Ma thèse était sur la séparation familiale au travers du chant. Au départ, je m’étais dit : je ferai un film qui sera lié avec ma thèse. Donc j’ai fait ce premier film dans ce foyer de travailleurs. Puis, à force de parler avec les hommes, ça m’a paru évident d’aller voir les femmes, puisque comme les gens sont séparés, d’aller voir les deux, c’était logique… Donc j’ai beaucoup traîné en Afrique du Sud, dans les villages, et j’ai repéré, j’ai passé du temps. Le film a mis deux ans à se faire. Je suis partie dans le projet à partir du fait que j’avais déjà travaillé en Afrique du Sud, que j‘étais déjà allée voir les hommes et que ça me paraissait évident d’aller voir les femmes, donc j’avais une base à partir de mon premier projet.
Vous aviez le même producteur ?
En fait, l’histoire, c’est qu’Agathe Films m’a prise pour mon premier, et m’a prise pour mon deuxième sans me demander de projet.
Sans vous demander de projet ?
On m’a dit : tu vas l’écrire, hein ? Ils m’ont fait confiance dès le départ.
L’engagement d’une production sans projet écrit au préalable
Ils avaient mon premier qu’ils avaient beaucoup aimé, pour lequel on avait fait beaucoup de festivals. Et puis, pour eux aussi, ça leur paraissait normal, d’aller voir les femmes, qu’il y ait une suite. Du coup, Agathe a produit mon deuxième sans trop se poser de questions. Ça m’a permis d’avoir un producteur tout de suite, ce qui est quand même super… Mais c’est long, d’écrire. J’ai mis six mois pour écrire le projet, en bossant pas mal. Après, comment tu opères… Quand j’ai fait mon premier film, j’ai fait un stage ici, à la résidence d’écriture de Lussas, qui est un très, très bon stage, parce que tu es isolé, ça dure sept semaines, tu es vraiment ici, à la campagne, au mois de mai, tu ne fais que ça, tu n’as rien d’autre qui te vient, tandis qu’à Paris, c’est beaucoup plus difficile d’écrire. La campagne, c’est vraiment un lieu magique pour ça. On était cinq en stage, on était tous là pour écrire un projet, on était tous là pour la même chose, et c’était vachement enrichissant de parler avec les autres, de savoir comment eux, voyaient leur propre projet. En plus, sur les cinq, il y en a quatre qui ont fini leur film. Donc ça a été assez rapide, pour mon premier, de l’écrire, parce que j’ai eu cette aide ici. Le deuxième, ça a été un peu plus compliqué, parce que j’étais seule à Paris. Tu mets six mois à écrire, tu fais relire.
Ecrire pour un diffuseur
Tu travailles avec ton producteur, qui te fait réécrire. Le soucis, maintenant, c’est que tu écris beaucoup en fonction des chaînes, plus tellement en fonction de ce que tu as envie d’écrire. C’est-à-dire que les choses sont quand même très ciblées. Il faut toujours un petit peu goupiller ton projet en fonction de la personne à qui tu vas t’adresser, ce qui est un peu le problème de maintenant, ce qui n’était pas le cas avant.
Si vous n’aviez eu ni chaîne, ni production, vous auriez écrit le projet de la même façon ?
Oui, je pense que je l’aurais écrit de la même façon, sauf qu’au bout d’un moment tu cherches une chaîne et un producteur, et à partir de ce moment-là, tu travailles avec la production.
Si tu travailles avec la production, c’est plutôt bon signe, ça veut dire qu’elle s’engage
dans le projet et qu’elle est là pour te soutenir. Quand j’ai écrit le projet de mon premier film, je n’avais ni production, ni rien. J’avais le même état d’esprit, j’avais envie de faire le film, et de trouver une production et tout. Mais oui, je pense que je l’aurais écrit de la même manière, j’avais déjà beaucoup pensé à ce projet en faisant le premier. Donc j’avais déjà pas mal de choses dans la tête, et puis j’avais été sur le terrain. Parce que je ne peux pas écrire si je ne vais pas sur le terrain. C’est-à-dire que ça me semble impossible. En général, je fais les repérages et j’écris après.
Repérages : trouver ses personnages
Même si tu peux écrire des personnages un peu virtuels, au départ, puisque ce n’est pas tellement grave, de savoir comment s’appelle untel ou untel, et ce qu’il fait, si tu as la base de ton projet. Mais de partir sur le terrain quelque temps, c’est quand même très bénéfique pour écrire ensuite. Après, les choses changent, le documentaire, c’est quand même beaucoup d’imprévus. Tu écris des choses, et puis des fois, tu fais la moitié de ce que tu as écrit.
Les choses changent parce que sur le terrain, tu t’aperçois que ça, ce n’est pas possible, parce que tu vas rencontrer un autre personnage, parce que tu vas te rendre compte que le personnage que tu voulais prendre, ce n’est pas du tout celui qui est bon pour le film, parce qu’au bout d’un moment, il se dévoile, et tu ne pensais pas qu’il serait comme ça (ce n’est pas toujours les personnages qui se dévoilent le mieux au départ qui sont les meilleurs, il faut toujours se méfier de ça.) Souvent, il y en a un qui est dans l’ombre, qui ne veut pas parler, qui est tout timide, et puis finalement, tu te rends compte que c’est lui, ton personnage…
C’est celui qui est le plus intéressant à écouter…
Oui, donc il faut toujours faire un peu attention au début… Tous ceux qui t’arrivent dessus comme des mouches, ce ne sont pas forcément des personnages qui resteront, dans le film…
Vous les connaissiez, au début, vos personnages ?
Les femmes, je les ai connues en repérages. Je suis partie en repérages peu de temps, un mois et demi, pas payée, dans le Natal. Je n’étais pas payée, c’était moi qui me payais parce qu’Agathe Films avait dit : tu vas en repérages, mais on ne paye pas un mois et demi de repérages —ça a été assez clair. A la rigueur, si après, le film se fait, on pourra peut-être te payer un peu de repérages… La prod, ça marche beaucoup comme ça. Ce n’est pas eux qui ont l’argent, ce sont les diffuseurs. Donc je suis partie… J’ai fait des repérages, j’ai interrogé trente-cinq enfants dans la montagne, au pif. C’est-à-dire que j’ai arrêté des enfants sur la route, et je leur ai demandé : ta famille est comment ? Est-ce que ta mère a des co-épouses ?
Ton père travaille en ville ? Je cherchais une famille dont les hommes n’étaient pas là, de polygamie, qui avait des vaches, enfin voilà…
Qui avait des vaches ?…
Oui, parce que j’envie envie qu’il y ait des vaches, j’aime bien les vaches, et puis c’est important là-bas, ça ne se voit pas tellement dans le film, mais c’était important dès le départ.
En général, quand il y a des vaches, il y a de la polygamie, s’il n’y a pas de vaches, il n’y a pas de polygamie, parce qu’on paye les femmes avec des vaches. Donc j’ai fait comme ça, j’ai vu trente-cinq enfants. Après j’ai fait des sélections, et j’ai été voir les familles en leur disant que j’étais venue à elles par les enfants que j’avais rencontrés, et on a commencé à discuter. J’ai vu douze, treize familles différentes, et j’ai choisi celle-là. Celle-là, c’est la dernière que j’ai trouvée, je l’ai trouvée par hasard, parce qu’au début, je n’étais pas très satisfaite.
J’ai dû trouver cette famille vers le 15 décembre, et il fallait que je reparte à Paris vers le 5 janvier. Donc j’ai passé un peu de temps… parce qu’au début, tu n’y vas pas tous les jours, toute la journée… Les gens, il faut y aller mollo, tu y vas doucement, et je ne sors jamais de caméra avant, je n’en avais pas d’ailleurs, je n’enregistre rien.
Pas de photos non plus ?
Non, je fais des photos, ça peut arriver, mais c’est plus pour leur faire plaisir, et puis à la rigueur un peu pour moi, mais c’est parce qu’ils aiment bien les photos. Mais j’ai tendance à n’avoir rien, j’écris, j’ai mon petit calepin, je prends des notes, mais je n’ai ni truc pour enregistrer, ni appareil photo, ni caméra, c’est rare.
Et la production ne demande pas ce genre de documents ?
Non, moi, ils ne m’ont pas demandé. Ils m’ont demandé d’écrire un dossier, avec les femmes que je trouvais. Mais ils ne m’ont pas demandé de travailler avec les images.
Vous avez écrit le dossier après ces repérages-là…
Voilà. J’avais commencé à écrire un premier petit dossier, qui a été une erreur, je pense, pour essayer de demander une aide à l’écriture, au CNC. Et je ne l’ai pas eue, justement, parce que je pense que mon dossier n’était pas assez costaud. J’avais écrit une base : un synopsis, une espèce de résumé de l’histoire que j’avais envie de raconter, mais je n’avais pas mes personnages, je n’avais personne. Donc après le repérage, je suis revenue, j’ai écrit, et j’y suis allée pour le tournage.
D’écrire le projet, ça vous a permis de…
Il a passé un an quand même, entre le moment où j’ai rencontré cette famille et le moment où je suis retournée tourner.
Donc six mois d’écriture…
Je dirais que j’ai écrit de février à juin, enfin, de janvier à juillet, en juillet on a trouvé la
Cinquième, et je suis partie en octobre.
Structuration de la pensée
En quoi ça vous a aidé, d’écrire vraiment le projet ?
C’est indispensable d’écrire. Ça dépend des gens. Moi, je suis quelqu’un de pas très structurée, je travaille beaucoup aux sens, on dit toujours que je suis très sensible. Moi, les gens, c’est comme la musique, je suis très mauvaise guitariste, mais bonne percussionniste : le rythme… Les accords, ce n’est pas pour moi. Je travaille beaucoup au feeling, c’est-à-dire que les gens que je rencontre, je les sens. Donc j’ai du mal à structurer ma pensée, je suis très mauvaise en maths, je suis plus dans le sens, dans le feeling, le rapport aux gens, et pas très bonne dans la structure. Donc là, ça m’a aidée. Après, il y a tout le boulot de savoir comment tu vois le film. Alors moi, je l’ai pas mal dans la tête, mais j’ai du mal à l’écrire.
C’est un peu mon soucis. Donc j’essaie de travailler là-dessus. J’ai des images, des choses, je vois des scènes qui se suivent, après, j’essaie de les mettre sur le papier, ce qui n’est pas forcément une bonne chose, parce que quand tu fais un projet de documentaire, tu ne fais pas de scénario, il n’y a pas « séquence 1 », etc. C’est un truc, en général, que n’aiment pas du tout les producteurs de documentaires. C’est ce qu’on appelle un séquencier, c’est un truc qu’on ne fait pas. Yannick [Coutheron], justement, l’avait fait ici pour son premier film, à la résidence d’écriture. Il s’est fait jeté comme un malpropre, en s’entendant dire : en documentaire, on ne fait pas de séquences, vu qu’on ne peut pas prévoir ce qui va se passer le jour 1, le jour 2, et qui tu vas interroger finalement.
Ecrire le désir plus que le déroulement du film
Mais je pense que ce qui est le plus important dans un dossier de film, pour toi et pour les autres, pour le producteur et le diffuseur, c’est le désir de faire ce film, c’est pourquoi tu as envie de faire ce film. Je pense que c’est la seule chose qui convainc le producteur de prendre le film. Le reste, c’est du bla-bla, je pense. Après, c’est bien si tu as un truc bien structuré, tant mieux. Mais le plus important, c’est ton vrai désir, pourquoi tu veux faire ce film et ce que tu as vraiment dans le cœur, pourquoi tu y vas, comment tu as envie de parler de ces gens-là, quelle est ta passion envers ce sujet-là, et je pense que c’est ce qui est le plus difficile à écrire. C’est ce qu’on appelle la note d’intention, qui fait deux pages en général dans le dossier, parce que maintenant c’est des trucs… Deux pages de note d’intention, le sujet, le principe de réalisation, interviews ou pas, la manière dont tu vas structurer ton film.
Donc je pense que le plus important, moi, je vois dans mon expérience, ce qui a convaincu souvent les producteurs, en tous cas mon premier, c’est à la fois l’écriture, et la manière dont je lui parlais du film. Ça lui a donné envie. Il a vu que je connaissais bien, que c’était une espèce de passion, que j’avais envie d’y aller, c’est ça qui l’a convaincu. Le plus dur, c’est de donner envie aux gens qui vont te produire, de le faire.
Au sujet du découpage en séquences, on entend aussi d’autres choses…
Ah, ça dépend des écoles, c’est vrai. Ça dépend aussi du documentaire que tu fais. Maintenant, il y a de plus en plus de docs fiction, où les gens réfléchissent beaucoup à leur film avant, comme de la fiction, avec des scènes justement…
Ça s’éloigne du cinéma direct.
Ce n’est pas du cinéma direct, le doc fiction ; après ça dépend de ce qu’on fait. Il y a des docs fiction très bien. C’est chacun son truc. Moi, j’ai essayé d’imaginer le film avec les personnages que j’avais rencontrés. Ça m’a permis d’écrire le dossier, parce que j’avais quand même interrogé des gens et j’avais pris en note ce qu’ils répondaient, des vraies phrases que j’ai remises dans mon dossier. Quand j’ai écrit mon dossier, j’ai écrit une note d’intention de deux pages, après, mon sujet, les personnages, j’ai fait un chapitre « personnages », comment ils sont, etc.
Mais vous n’aviez pas le déroulement du film ?
Aucun. A la fois, ce film-là, je savais que ça allait être des scènes assez posées, avec des femmes qui parlent beaucoup. J’étais partie du principe que la parole des femmes était la plus importante, pour ce sujet-là, parce que finalement, il ne se passe pas grand chose dans la journée. Ou alors je fais un film sur l’Afrique du Sud, et je vais dans les écoles, avec les enfants, c’est autre chose, quoi. Dans les rushes, j’ai d’autres choses, j’ai 38 h de rushes sur ce film, Amours zoulous, je peux parler d’autre chose.
Capter la parole
Mais là, j’étais partie du principe de ne pas trop partir dans tous les sens, et de décider de capter la parole des femmes. Et je trouve qu’il y en avait déjà assez —c’est déjà beaucoup—que ça suffisait et que je n’avais pas besoin d’aller à droite, à gauche. Donc c’était plus facile pour moi, dans l’écriture… Enfin, c’était plus facile et moins facile, parce que comme je n’ai pas vraiment la parole, pour que les gens soient vraiment convaincus qu’il y a quelque chose qui sort… Mais mon principe de réalisation était assez simple : c’est les femmes qui me parlent sur des sujets importants, même s’il y a quelques scènes de vie entre, en essayant que ces scènes de vie ne soient pas juste des interludes, mais des choses de leur vie quotidienne. Ça pose toujours problème quand tu as, comme ça, des gens qui te parlent directement. Entre les gens qui te parlent, il faut bien mettre quelque chose, tu ne peux pas faire un 52 min avec des gens qui parlent pendant 52 min. Mais j’avais ce principe, que les femmes allaient me parler directement, donc au niveau du principe de réalisation dans mon dossier, ce n’était pas très compliqué à écrire. Parce que mon premier film, ça n’a rien à voir : je suis un groupe d’ouvriers, travailleurs, musiciens, qui chantent, qui dansent, qui vont à droite, à gauche… C’est là que je pense que mon deuxième est plus abouti, même s’il paraît plus facile. Mon premier, j’étais plus dans le suivi des gens, très cinéma direct, c’est-à-dire que je suivais un groupe, je voyais la manière dont ils vivaient ensemble, et je n’anticipais pas forcément les scènes, j’étais plus dans le suivi que dans l’anticipation. Il y avait beaucoup de choses qui se passaient : on sortait du township, on allait dans l’usine, etc. Là, j’ai essayé de travailler plus dans la structure et d’avoir une parole directe. Mais ce n’est pas forcément plus facile. Quand les gens le regardent, ils ont l’impression que pour moi, le film a été plus facile, puisqu’ils se disent : tiens, elle a posé des femmes qui parlent…
Au niveau du principe, ce n’est pas compliqué. Mais ce film Amours zoulous été
beaucoup plus compliqué pour moi, parce que je trouve ça beaucoup plus dur de ne faire
un film qu’avec de la parole, plutôt qu’un film où tu suis les gens. Si ta parole n’est pas forte, ton film est raté.
La répétition à l’œuvre
Comment vous y prenez-vous avec les choses que vous repérez et que vous aimeriez avoir dans le film ensuite ?
C’est évident que quand tu repères, tu as des idées dans la tête, et tu attends que les femmes, elles te disent ça… Il ne faut jamais attendre que les femmes te disent ça ou ça, parce que les femmes ne te diront jamais ce que tu attends vraiment. Surtout, je pense que c’est très mauvais pour ton film. Je pense que c’est une erreur que d’avoir des idées trop arrêtées, parce que quand tu leur poses des questions, il y a déjà les réponses dans les questions.
C’est-à-dire que tu vas leur poser une question en attendant qu’elles te répondent de
telle manière. Je pense que c’est une erreur, parce que finalement ce n’est pas une parole vraie qui va sortir. Pour laisser libre cours à la parole des femmes, il faut justement poser des questions assez neutres. Effectivement, quand j’ai repéré, j’ai vu ces femmes, je leur ai posé déjà des questions, je leur ai demandé qu’elles se présentent, qu’elles me racontent un peu leur vie, des choses assez simples. Ça ne se répète jamais deux fois, les paroles, mais tu peux forcément les avoir ensuite d’une autre manière. Au moment du tournage, j’ai du mal à arrêter toutes les cinq minutes quand ça tourne et que les gens commencent à parler.
Là, c’était du zoulou, et ma cadreuse ne comprenait pas le zoulou ; du coup, elle ne pouvait pas couper d’elle-même. Donc je lui faisais des petits signes, mais on tournait quand même beaucoup dans la longueur. En fait, avant de tourner, on parlait beaucoup avec les femmes des choses qu’on avait envie d’avoir dans le film, enfin, qui nous intéressaient, par exemple : est-ce que vous pouvez nous parler de votre mari, ou de la sexualité ? Ou alors plutôt, on leur parlait de nous, de notre expérience, et puis on essayait de créer des histoires…
Donc pas de questions précises, mais un cadre…
Il y a eu des questions précises, mais pas au début. C’est-à-dire qu’au début, on a un peu laissé libre cours. Et puis après, en voyant les rushes, petit à petit —je dirais au bout d’une semaine de tournage— là, j’ai commencé à voir les choses qui me manquaient. Parce que forcément, il te manque des choses. Donc tu fais répéter ce qui n’a pas été bien dit. Tu vas leur redemander, mais d’une autre manière pour que ça ne les soûle pas, qu’elles ne se disent pas : tiens, elle me fait répéter. Il faut toujours ruser pour arriver à leur faire dire la même chose, mais d’une autre manière. Effectivement, il y avait quand même des questions précises. Il y a des moments, par exemple, pendant le tournage, où mon interprète l’arrêtait pour renchaîner en lui posant une question, parce qu’à ce moment-là, les choses étaient importantes, et qu’on avait envie qu’elle continue sur ce sujet. Là, il y a des questions précises. Mais sinon, en général, la première semaine de tournage, je les laisse se détendre, s’exprimer comme elles ont un peu envie. Et puis, au bout d’un moment, quand je vois mes rushes et que je vois dans quel sens ça va, là, je commence à poser des questions précises. Mais en général, les questions, j’en discute avant avec les femmes, et après, je tourne. Mais ce n’est pas : on parle pendant dix minutes en disant « j’aimerais bien que tu nous dises ça », et je tourne un quart d’heure. J’ai toujours parlé avant de tourner, ça peut durer une heure, et là, elles vont peut-être me dire le truc génial dont j’ai besoin, et je ne l’aurai pas enregistré. Mais tu trouves toujours une manière de le faire redire, en détournant une autre question… Donc je ne me souciais pas trop de ça. Et je trouve que c’est bien de laisser au personnage le temps de s’habituer à la caméra. Finalement, ce n’est pas évident d’être filmée comme ça. Tu as vu ces femmes ? Elles sont assises, elles sont face à la caméra, face à trois personnes, elles sont toutes seules… Il faut déjà qu’elles s’habituent à ça. Et puis après, petit à petit, en regardant tes rushes, je pense que c’est là que tu poses les questions, que tu te dis : tiens, si elle m’a dit ça, c’est important que dans le film, on sache ça, parce que sinon, on ne va rien comprendre. Et puis, si on poussait plus cette idée-là ?
Inscrire le rythme
Vous disiez tout à l’heure que vous étiez beaucoup dans le rythme. Quand vous avez écrit votre dossier, vous aviez une idée du rythme du film ? En fait, la chance, c’est que je n’aime pas les films ennuyeux. Même celui-là, c’est presque limite. J’aime les films qui ont du rythme ; même si c’est calme et lent, je veux qu’il y ait du rythme. C’est beaucoup un problème de montage. Moi, j’ai une monteuse en or, Aurélie Ricard, qui est une grande monteuse de documentaires. C’est très important, le rythme, pour moi, c’est quelque chose qui est difficile à expliquer, c’est-à-dire qu’il faut que ça soit bien monté, qu’on passe d’un truc à l’autre sans s’ennuyer, qu’il y ait une espèce de musique qui prenne le film, même si le film est lent et qu’il n’y a que de la parole. Ça, c’est des choses auxquelles je travaille beaucoup au montage. Sur un film comme ça, c’était difficile de faire du rythme. Ce n’est que de la parole, que de la parole, que de la parole… Et finalement avec le montage, je crois qu’on est arrivé à ce que les gens ne s’ennuient pas, à ce qu’on passe d’une parole à l’autre, en mettant des choses entre qui ne sont pas que des interludes. Je trouve que la scène de vaches est très belle ; moi, les enfants qui gardent les vaches, je trouve ça beau, mais ça, c’est très personnel. Le rythme est important, mais ce n’est pas quelque chose auquel je pense avant.
Vous n’y pensez pas au tournage ?
Tu as des gens, quand ils tournent, ils ont déjà le film dans la tête, totalement monté. Moi, non. Il paraît que ce n’est pas forcément bien, que ça te donne une idée déjà très préconçue de ton film, et que ça empêche de laisser libre cours à l’imagination, à l’écoute des gens, parce que tu es très arrêté sur des choses. Tu vas peut-être louper des choses qui sont plus importantes que tu ne pourrais le penser. Parce que la manière dont tu penses, toi, n’est pas la manière dont les gens pensent. Ils ne peuvent pas te dire ce que toi, tu penses, ils n’ont pas du tout la même manière de penser ; en plus, en Afrique, c’est encore plus différent. C’est là que je reviens à l’idée de poser des questions très arrêtées : finalement, ça bloque. En plus, tu vas poser des questions qu’ils ne comprendront pas forcément, puisque tu ne penses pas de la même manière. Ils vont trouver ça bizarre que tu leur poses de telles questions.
Anticiper les scènes
Comment est-ce que vous vous moulez au terrain ?
J’anticipe. En fait, quand tu as passé beaucoup de temps quelque part, tu sais ce qui va se passer. C’est pour ça que le temps est vachement important. Quand tu as passé des journées entières avec les personnes, tu sais qu’elles se lèvent à telle heure le matin, qu’à telle heure, elles vont faire la lessive… Alors évidemment, il y a toujours des surprises, ce n’est pas tout le temps comme ça. On savait qu’à telle heure, elles allaient faire la lessive, alors on allait avant à la rivière, on passait du temps à la rivière, on prenait un peu du lieu et on attendait qu’elles arrivent. Je pense que l’anticipation est très importante, et je pense que tu ne peux anticiper que si tu as passé du temps. Sinon, tu ne sais pas ce que les gens font, tu ne peux pas savoir quand ils se lèvent ou ce qu’ils vont faire dans la journée. Tu es toujours derrière, et être toujours derrière, c’est très mauvais. Tu loupes les scènes. Tu es toujours dans l’urgence. Même pour ma cadreuse, c’est très difficile, les changements de lumière, toujours passer de dedans à dehors, de dehors à dedans, à toute vitesse. Le son, c’est pareil, il y a du vent dehors, il n’y en a pas dedans, tu mets ta bonnette, tu l’enlèves. C’est bien, d’anticiper. Bon, après tu joues avec les gens, tu leur dis : attendez un peu… Il ne faut pas exagérer non plus. Tu leur dis : écoutez, laissez-nous le temps de sortir, qu’on puisse vous filmer en sortant. Il y a des choses que tu crée, quand même. Il y a des choses que tu fais faire, des fois. Il y a un peu de mise en scène, forcément. Mais bon, le moins possible, pour moi. Après, il y a des gens qui aiment jouer là-dessus. Tu peux refaire des scènes. La scène du sexe, quand les femmes parlent de leur mari, on l’a faite deux fois, parce que la cadreuse n’était pas contente de la lumière. Et elles redisent exactement la même chose, elles ont été géniales ; enfin, exactement… Elles re-miment pareil, elles re-racontent avec le même plaisir.
C’est curieux, elles n’ont rien perdu de la spontanéité…
Non, elles aiment bien parler de ça. Ça ne les gène pas, ça les fait rire. C’est un des seuls trucs qui les fait rire ! Même si ce n’est pas très drôle, finalement. Mais les gens, il ne faut pas les soûler trop.
Garder le contact entre repérages et tournage
Par exemple, tu vois, j’avais très peur au moment où j’ai repéré. C’est toujours difficile de dire aux gens que tu reviens tourner, parce qu’en un an, il s’en passe, des choses. Tu as une femmes qui peut s’en aller… Si ça se bagarre, s’il y a de gros conflits, ils peuvent décider de te dire qu’ils n’ont pas envie que tu tournes. Pendant un an, tu vas monter ton projet, et peut-être que tu vas te rendre compte que tu ne peux plus faire ton film. Donc c’est toujours bien d’arriver à avoir un temps pas trop long entre le moment où tu vas trouver ton personnage, et le moment où tu vas tourner. A la fois, c’est bien aussi de laisser du temps. Ça permet aux gens d’oublier un peu ce qu’ils t’ont dit.
Vous êtes restés en contact ?
Oui, on leur faisait porter des courriers. Ce n’était pas facile. Mais on donnait des nouvelles, on faisait porter des lettres en leur disant qu’on était toujours là, qu’on attendait l’argent pour pouvoir faire le film, qu’elles nous attendent, et qu’on reviendrait. Pareil pour mon premier, ça a mis un an. Eux, c’était plus facile, ils étaient en ville, on pouvait les joindre, il y en avait un ou deux qui avaient des portables. Mais c’est pareil, le groupe pouvait se casser ; d’ailleurs, il s’est cassé un peu après le tournage, pour d’autres raisons. Mais le groupe aurait pu se casser avant, s’effriter, et ça aurait tout changé. Mais je pense qu’il faut passer du temps, et c’est un peu le problème, et c’est pour ça qu’on se bat avec les intermittents. Le problème, c’est que pour passer du temps, il faut pouvoir vivre.
Partir en repérages non payés…
Oui, c’est comme ça que je vis, avec les assedics. Le grand discours de maintenant, c’est que si on ne peut plus faire ça, on va tous faire de la merde. On t’enverra en repérages une semaine, et on te dira de tourner en deux semaines, de monter en deux semaines. Et ce sera à la va-vite, et là je pense que la sensibilité dans le film ne sera plus la même. Je n’aurais jamais pu avoir cette parole-là si j’avais eu deux semaines de tournage et une semaine de repérages. D’ailleurs, c’est à la fin qu’on a le plus tourné, parce que les gens, quand ils commencent à s’habituer à toi, c’est là que les choses se délient. C’est même eux qui sont dans la demande, ils disent des choses plus confidentielles, bien que les choses spontanées du début peuvent être très réussies.
Se plier aux exigences du diffuseur
Le commentaire ?
Ça a été dur. Je pense que c’était nécessaire, au début du film, de poser le contexte. Dans mon premier, il n’y a aucun commentaire, il y a un carton au début qui dit : nous sommes dans un foyer de travailleurs zoulous de quatre mille personnes, à Johannesburg. Et après, le film passe, et je pense qu’on n’a absolument pas besoin d’en savoir plus. Là, c’était plus compliqué parce que j’ai une implication dans le film au départ. En fait, la Cinquième voulait que ça passe dans une case sur le journal intime en film, donc d’emblée, ils ont voulu que je m’implique. Ils voulaient même qu’on me voit à l’image, ce que j’ai refusé totalement.
La Cinquième voulait que je m’implique beaucoup parce que ça les intéresse, eux,
une jeune femme occidentale, blanche, chez les Zoulous, qui parle zoulou, qui est mariée avec un Zoulou, etc. Pour eux, c’est en or. Un histoire un peu singulière, c’est… Comment elle s’appelle, la fille avec ses gorilles ? C’est pareil.
C’est le point faible d’une part des documentaires qu’on peut voir sur la Cinquième, cette implication qui sonne souvent faux…
Oui, et en plus, le gros problème, c’est qu’ils ont l’impression que les gens, ils ne vont pas comprendre, parce que pour eux, c’est les lambdas de la télé qui regardent la télé à 14h30 en semaine. Moi, je voulais juste qu’il y ait… D’ailleurs, il y a un pano où on voit la campagne, avec des vaches… Ce pano était fait pour mon commentaire, et après, je voulais qu’on arrête. Je l’avais mis exprès pour ça : ça montre un peu le lieu, et là, j’ai le temps de dire que je suis là parce que je suis allée dans les foyers, que j’ai été avec un Zoulou, effectivement, que j’ai été belle-fille aussi un moment. Et basta ! On comprend que je connais un peu le pays, qu’on est dans le Natal, et voilà. En fait, je m’en foutais de savoir qui était qui, telle femme, telle femme, parce que tu t’embrouilles…
Au bout d’un moment, c’est la parole qui compte, ce n’est pas qui la dit…
Oui, mais ça, le producteur, ça le gênait, moins la Cinquième, mais le producteur, ça le
gênait. Il voulait même mettre le nom des femmes à chaque fois. Donc en fait, je ne voulais plus de commentaire. C’est eux qui m’ont fait mettre : les paniers… Elles gagnent ça…
Etc. Alors j’ai essayé de mettre à ma sauce, d’avoir une voix en whispering, ça fait un peu plus confidentiel, un peu moins reportage, tu vois ce que je veux dire ? Tu parles comme ça, tout doucement… Donc j’ai essayé de faire comme ça, dans la confidence, mais je l’ai fait à contrecœur. Je pense que les explications que je donne n’apportent rien, finalement.
J’aurais pu avoir un producteur qui se serait beaucoup plus battu pour qu’il n’y en ait pas.
Il aurait pu me dire aussi : on fait une version sans commentaire. Il n’a pas voulu. Il m’a fait chier là-dessus, et je pense que c’est un vrai tort. Maintenant, le film, il est fini, il est dans la boîte, il y a des choses que tu regrettes, mais c’est comme dans tout. Mais du coup, maintenant, j’ai la trouille pour les prochains. Je me demande comment je vais arriver à faire valoir mon avis, comment je vais arriver à ce que ça ne soit pas formaté totalement…
Mariana Otero
J’ai fait d’autres films avant Histoire d’un secret. J’en ai fait pour la télévision, enfin, avec la télévision, qui ont été diffusés à la télévision. C’est ni pour, ni avec, c’est qui ont été diffusés par la télévision. Et qui étaient beaucoup plus cinéma direct, c’est-à-dire en fait assez peu écrits. J’en ai fait un qui s’appelle La loi du collège, qui est un feuilleton documentaire en six épisodes. J’ai passé un an dans un collège et j’ai suivi, j’ai essayé de raconter des histoires autour des problèmes de discipline durant une année scolaire entière. Donc je suis allée tous les jours dans le collège pour filmer l’évolution des rapports de discipline, des problèmes, comment ça s’est résolu… C’était beaucoup plus cinéma direct. C’est vrai que là, au niveau du projet, j’avais surtout écrit le dispositif, décrit quelques scènes que j’avais vues en repérages, et puis donné une intention, pas beaucoup plus que ça. Parce qu’effectivement, il y a une part… On sait qu’il y a des choses qui vont se répéter, on sait les histoires qu’on va raconter, et en même temps, évidemment, on ne sait pas exactement ce qui va arriver l’année où on le fait. Mais on peut quand même prévoir en gros ce qui va se passer, et puis surtout ce qu’on y cherche, ce qu’on va y chercher. En se disant bien sûr qu’il y a des choses qu’on va trouver qu’on ne cherchait pas. Alors, c’est vrai que pour Histoire d’un secret, c’est un peu différent parce que c’était très écrit ; je l’ai écrit comme un scénario de fiction.
Un cadre précis…
Scène 1 : il pleut, je suis dans la voiture. Scène 2 : j’arrive chez mon oncle et ma tante. Il est dans l’embrasure de la porte. Ma tante fait la cuisine. Parce que ça se passe toujours comme ça au moment où on discute. Je l’avais écrit parce que je voulais… Mon objectif dans le film, c’était d’arriver à mettre ensemble à la fois l’histoire du premier secret, du deuxième secret, évoquer la vie de ma mère, évoquer ses derniers jours, évoquer sa peinture, et puis évoquer aussi un contexte social et politique beaucoup plus large. Ça, il fallait que j’écrive, il fallait que je construise la narration, avant de commencer à tourner. Donc j’ai effectivement écrit l’évolution du film, comment le moment de la révélation du second secret arrive à peu près à la moitié, même un peu plus loin que la moitié du film, le retournement qui se passe à ce moment-là : tout d’un coup, on tombe dans une réalité sociale beaucoup plus large. Donc tout ça, c’était écrit, et en même temps, quand arrivaient les scènes, je disais que je ne savais pas ce qui allait se passer.
… qui laisse passer l’air
C’est à dire, j’allais poser des questions, je disais : bon voilà, je suis chez mon oncle et ma tante. Mon oncle est dans l’embrasure de la porte, il fait les cent pas, comme toujours. Je pose des questions à mon oncle et ma tante sur le décès de ma mère : où j’étais ? Comment ça s’est passé ? Comment ils l’ont appris ? Et puis, à partir de là…
Les entretiens avec votre oncle et votre tante n’étaient pas préparés ?
Pas du tout. Il y a le point de départ, qui est là, et après, c’est vraiment documentaire. Donc c’est vraiment un mélange des deux, un mélange d’une construction narrative assez prévue d’avance, et puis une espèce de canevas à l’intérieur duquel les scènes se sont déroulées des fois d’une façon totalement inattendue, c’est-à-dire que, par exemple, je n’avais pas du tout prévu, quand je suis allée chez mon oncle et ma tante, que j’allais leur raconter l’avortement, que j’allais leur dire pourquoi est morte ma mère.
Ça, vous ne l’aviez pas prévu au départ ?
Ça, je ne l’avais pas du tout prévu. C’est que ça s’était tellement bien passé dans la cuisine, c’était tellement fort, que je me suis dit : bon, là, il faut que je leur dise la vérité. Je ne peux pas repartir de chez eux avec mon secret sous le bras. Il faut vraiment que j’arrive à leur dire la vérité. Donc, du coup, dans la scène du repas, alors que j’avais prévu de parler de la peinture, j’ai finalement dit la raison du décès. Lors de la scène avec ma sœur, quand on est sur le divan, j’avais prévu de lui montrer la robe, évidemment, je ne savais pas qu’elle allait me dire qu’elle ne voulait pas la mettre, et je n’avais pas du tout prévu qu’on allait se raconter ça, parce qu’on ne se l’était jamais dit. Il y a plein de choses vraiment qui sont inédites dans le film, et c’était important pour moi qu’il y ait de l’espace pour qu’on se dise des choses qu’on ne s’était jamais dites. Donc il y avait un présent qui était imprévisible, le présent du tournage, c’est comme ça que je l’ai spécifié dans le projet, et en même temps, un scénario qui permettait à chaque scène de trouver sa place, de savoir ce que j’allais demander.
Parce que je n’allais pas demander des milliards de choses, chaque scène est assez
courte.
Ça se passait pareil avec votre père ?
Bien, avec mon père, j’avais prévu de parler de ce que moi, je ressentais comme une interdiction.
Parce que je sais que pour lui, ce n’était pas une interdiction et qu’il n’avait pas
posé d’interdit, mais moi, c’est toujours comme ça que je l’ai senti. Donc j’avais prévu de lui parler de ça. J’avais prévu de le faire dans une voiture parce que je savais que dans une voiture, on peut à la fois se regarder et en même temps ne pas se regarder. A chaque fois, je réfléchis les espaces et les lieux de façon à ce qu’au niveau du regard et de l’échange…
La part du lieu
Avec ma sœur, j’avais prévu qu’on soit vraiment côte à côte, comme des enfants. Quand on est enfant, comme ça, on dort dans une même chambre, on se parle la nuit, il fait sombre, et les choses viennent… J’avais prévu ça. Avec mon père, j’avais prévu quelque chose, dans la voiture, je savais qu’on pouvait regarder au loin, qu’on pourrait ne pas se regarder, ou bien, à un moment donné, si on avait envie… Ça permettait à la fois d’être ensemble dans un espace clos et intime et en même temps, d’être ailleurs. Donc j’avais prévu de parler de ça, de quelque chose de difficile, quelque chose qu’il n’avait jamais voulu entendre, qui était que moi, j’avais senti un interdit. Mais en même temps, je ne savais pas du tout où ça allait aller.
C’est une conversation que vous n’aviez jamais eue ?
Non, jamais on ne s’était dit ça. Et jamais il ne m’avait dit les derniers mots de ma mère juste avant sa mort. C’était juste à la fin, alors qu’on faisait un son seul, tout d’un coup, il me dit : ah oui, j’ai oublié de te dire quelque chose, je peux te le dire ? Tout à coup, il m’a dit ça. Il y a plein de choses qu’on ne s’était jamais dites. Quand on est face à face, dans la cuisine, et qu’il me raconte vraiment les derniers jours, je ne savais pas exactement ce qu’il s’était passé. Il y a plein de choses que je ne savais pas, que je ne connaissais pas à ce moment- là.
Quels documents vous avez présentés pour l’Avance sur recettes ?
C’était ce scénario. Il faisait une trentaine de pages, il était écrit comme une fiction. J’avais fait un préambule expliquant en gros ce qu’était le film et expliquant que c’était écrit comme une fiction mais que c’était un documentaire, et donc qu’ils n’auraient pas les dialogues, mais que je pouvais expliquer en gros ce que je demanderais, le point de départ des scènes. Ça expliquait le lieu, l’ambiance. Et j’avais rajouté une voix off dans le scénario qui permettait de mettre à l’écrit le côté personnel, ma présence d’une certaine façon.
Une voix off prise en charge par l’image
Une fois que le film a été tourné, cette voix off a disparu parce qu’il y a la présence des corps, parce qu’il y a l’émotion… Comme le scénario était un peu froid, la voix off permettait de donner des informations… C’était un peu un truc stylistique du scénario, qui n’a pas été repris après.
Quand vous avez écrit le scénario, vous saviez que vous enlèveriez la voix off ?
Non, je ne savais pas trop. Je savais qu’il y avait des choses que je disais dans la voix off et que je dirais dans les scènes. Là, je savais qu’il y avait des voix off qui disparaîtraient. Certaines parties, oui. Pour d’autres, je ne savais pas trop. J’hésitais. Mais bon, il y a la partie poétique du film qui est prise en charge par l’image. Donc la voix off était complètement en trop, ça devenait une espèce d’étalage, enfin, c’était insupportable, donc très vite au montage, on l’a enlevée.
Vous trouvez qu’il y a un décalage entre les documents qu’il faut présenter, par exemple, à l’Avance sur recettes, et ceux qui vous sont nécessaires, à vous, pour faire votre film ?
C’est vrai que ce n’est pas toujours tout à fait les mêmes. C’est vrai que le fait de devoir écrire, même pour un diffuseur ou un producteur… Il y a des stratégies… Ce n’est pas toujours exactement la même chose.
Production, réalisation : des questions différentes
Il y a des questions qu’on se pose, qu’on se pose pour soi, et qui, une fois résolues, vont nous permettre d’écrire et expliquer le projet au diffuseur ou au producteur. Il y a des questions qu’on se pose à soi, et qu’on ne mettra pas, auxquelles on répond et qui
n’intéressent pas le producteur ou le diffuseur. Et le contraire, c’est-à-dire des questions qu’eux se posent, auxquelles, nous, on n’a pas tout à fait les réponses, mais on va leur donner des fausses réponses parce que sinon, ils s’inquiètent, ils ne comprennent pas.
C’est vrai que ce n’est pas exactement la même chose. Ceci dit, l’un aide l’autre.
Est-ce que ça vous aide d’écrire ces documents ?
Pour l’instant, je n’ai jamais vraiment souffert de devoir écrire pour un diffuseur ou un
producteur. Je ne me suis jamais dit : ça ne sert à rien, je perds mon temps. Non, ça m’a toujours servi à quelque chose. On ne m’a jamais demandé de réécrire trop de fois. Pour l’instant, je touche du bois. C’est vrai que je l’ai passée deux fois, l’Avance sur recettes. La première fois, je ne l’ai pas eue. Je l’avais écrit sous forme d’intention. C’était très compliqué, parce que comme en fait, dans le film, je voulais mettre à la fois ce que je vous ai dit au début, c’est-à-dire l’histoire du secret, comment je l’avais vécu, comment ma sœur l’avait vécu, le premier secret, le deuxième secret, etc., l’histoire de l’évocation de la vie de ma mère, l’évocation de sa mort, et l’histoire politique et sociale, l’expérience du secret… Sous forme d’intention, ça paraît très compliqué. Et effectivement, ce qu’ils ont dit, les mecs, quand ils ont lu ça, c’était : ça a l’air vachement bien, mais alors, comment vous faites le film avec ça ? Ils ne voyaient pas, ils n’imaginaient pas le film. Et c’est vrai que j’ai compris qu’ils ne pouvaient pas l’imaginer. Et je me suis rendue compte… Donc j’ai dû le réécrire.
En fait, je l’ai réécrit très, très vite. En un mois, ça a été fait. En fait, je l’avais dans ma tête.
Et ça m’a obligée, le fait qu’ils me demandent comment ça allait être, ça m’a obligée à faire un pas de plus, que de toutes façons, j’aurais dû faire. Je l’ai fait pour eux, mais quelque part, c’était très bien pour moi. Je ne regrette pas du tout qu’ils aient eu cette exigence de clarté. Pour moi, ça a été essentiel. Dans ce cas-là, c’était très bien.
Ils ont motivé leur refus ?
Oui, on peut avoir un rapport de tout ce qui a été dit. Et en gros, c’était ça : c’est super, c’est vachement beau, vachement émouvant, c’est une histoire incroyable, etc. Mais comment vous allez mettre tout ça dans un film ? Moi, j’avais certaines réponses, mais pas toutes, effectivement. Et ça m’a obligée à me poser des questions que je ne m’étais pas encore posées, et que de toutes façons, le producteur m’aurait posées, et que moi-même, je me serais posées.
Vous n’aviez pas encore de production ?
Si, si, je travaille toujours avec le même producteur. Quand j’avais écrit La loi du collège, ça avait été pareil. Je ne me suis jamais trop sentie dans la stratégie. En général, les questions que je me posais et que je pensais qu’ils se posaient, et les réponses que j’étais obligée de donner à ce moment-là, me semblaient utiles à moi aussi. Mais je sais que quelquefois ils sont très chiants…
Et vous vous êtes servie du scénario, au tournage ?
Ah oui, complètement. Comme c’était très structuré, j’avais toujours mon scénario avec moi. On a fait un plan de travail. Ce film-là est très différent pour moi, il se rapproche vraiment de la fiction dans son mode, c’est entre les deux. On a travaillé avec un plan de travail, comme dans une fiction. Jour 1: on va chez la tante. Jour 2 : on va dans la maison… Il y a vraiment un plan de travail comme dans une fiction. La seule chose, c’est que chaque scène est parfaitement improvisée, improvisée tout en étant… Je guide quand même la scène, je sais où on va. Mais personne des gens qui sont dans le film, ça c’est important, personne n’a lu le scénario. Je ne voulais pas que les gens lisent le scénario avant d’être filmés.
Comment vous leur avez présenté le film ?
En gros, je résumais : voilà, c’est un film sur ma mère, sur sa mort… Certains ne savaient pas qu’elle était décédée d’avortement, donc évidemment je ne leur disais pas. Et je disais : voilà, on va tourner là, et puis en gros, on va parler d’eux, je ne disais pas trop de quoi. Je voulais que les gens soient vraiment…
Préparer le terrain
S’il leur fallait du temps pour réfléchir et répondre à une question, je voulais qu’ils aient ce temps-là. Je ne voulais pas qu’ils se préparent avant. On était dans le présent de la réflexion, de la remémoration, donc je voulais laisser la surprise quand j’amène ma sœur là où on passait nos vacances quand on était petites, dans le grand parc. Evidemment, quand je lui ai dit en gros là où on allait se retrouver, elle a deviné. Mais je ne lui ai pas dit qu’on allait rentrer carrément dans le parc, etc. Elle est venue à Rennes, elle ne savait pas qu’on allait retrouver l’appartement et qu’elle allait y entrer. Donc elle découvre complètement, et la surprise qu’elle a quand elle rentre dans l’appartement et qu’elle dit : « C’est incroyable », elle est complètement réelle, parce qu’elle ne savait pas qu’elle allait rentrer là, elle n’avait pas vu l’appartement. Personne n’avait vu. Les gens, je les préparais avant. On mettait les micros-cravates dans le café en bas. Et quand ils ouvraient la porte, la caméra était là et on filmait le moment de surprise. Il y avait vraiment un aspect présent, ce que vivaient les gens au présent. C’était très important, je ne voulais pas que ce soit un film sur le passé, où quand on parle du passé, il ne se passe rien au présent, qu’on ne soit que dans la remémoration.
Je voulais toujours qu’au présent, il y ait quelque chose qui se passe, qui fasse resurgir le passé, que le présent soit fort, au niveau de l’émotion, de ce qui arrive. Quand je présente la robe bleue de ma mère à ma sœur, elle ne savait pas, elle ne l’avait jamais revue.
D’ailleurs, moi, j’étais persuadée qu’elle allait la mettre. Elle n’a pas voulu la mettre. Il se passe vraiment quelque chose, là. Si je lui avais dit avant : « Tu sais, j’ai la robe bleue », elle m’aurait dit : « Je ne vais pas la mettre ». La scène n’aurait plus eu aucun intérêt. Et tout était comme ça. Tout était dans cette idée. On parle du passé, mais dans le présent, puisqu’on est sur le point d’arriver à dire les choses, il fallait que dans le dire, il y ait une vraie tension dramatique. Donc il y a eu une double dramatisation : dramatisation due à la construction que j’ai faite, moi, sur le papier, disons, et qui après, au montage, a été bien sûr retravaillée, et puis une dramatisation du fait de ce qui se passait au présent, de ce que les gens, d’un coup, vivaient, qui était en général assez fort.
En fait, vous avez beaucoup travaillé les circonstances des entretiens, non, ce ne sont pas des entretiens, ce sont ?…
Oui, je dirais plus des scènes, parce qu’on n’est pas dans un question/réponse…
C’est un dialogue…
C’est un dialogue qui a… Je ne dirais pas un entretien parce que c’est un dialogue qui est nourri de plein de choses. On ne s’assoit pas dans un truc neutre. Au contraire, les gens arrivent dans un lieu où ils ont vécu, tout d’un coup, il se passe quelque chose dans leur tête. Ils sont en train de vivre quelque chose. Ils ne sont pas juste en train de me répondre.
Ils sont en train de dire quelque chose mais ils sont surtout en train de vivre quelque chose.
Et même quand c’est chez eux, c’est à la fois chez eux, et en même temps, c’est assez abstrait, c’est retravaillé de façon à ce qu’ils soient aussi en train de vivre quelque chose, émotionnellement.
C’est pour ça que je parlerais plus de scènes que d’entretiens. Je voulais
vraiment que les gens vivent quelque chose qui les sorte de leur quotidien.
Je me suis posé une question : quand vous allez voir votre grand-mère, vous prenez un Polaroïd, qu’elle regarde. Après, vous en prenez un deuxième. Je voulais savoir pourquoi vous aviez pris cette deuxième photo…
Parce qu’il y a deux tableaux…
Ah, il y a deux tableaux, d’accord…
Il y a le tableau qui la représente, elle, où elle a le chat, qu’on voit au début, et il y a le tableau de la nature morte…
Parce que moi, j’ai vu ça autrement : j’ai remarqué la réaction de votre grand-mère
quand elle voit la deuxième photo, celle qui apparaît lentement, et la comparaison qu’elle fait entre les deux, la petite phrase qu’elle a, sur laquelle vous avez coupé…
Elle est extraordinaire, oui, c’est une métaphore du film, en fait. Deux fois, elle fait une espèce de métaphore du film, quand elle dit : « Fais comme moi, dors », c’est vraiment comme un secret, fais comme moi, dors, oublie, etc. Et l’autre : « Elle n’est pas encore arrivée, parce qu’elle n’est pas encore à son point de départ… » C’est vraiment l’histoire du film. Quand j’arrive à l’exposition, qui est en fait le point de départ, c’est-à-dire le décès de ma mère, parce qu’elle est morte pendant une exposition. C’est une métaphore du film, évidemment, elle est géniale, je ne lui ai absolument pas…
Je me demandais si vous n’aviez pas pris cette deuxième photo pour l’amener à dire ça, justement…
Non, non, je n’aurais jamais imaginé qu’elle allait dire quelque chose comme ça. Elle est géniale, ça m’a complètement scié.
Ça fait partie des bonheurs du tournage…
Oui, c’est ça. Là vraiment, c’est ça que j’ai adoré dans ce film. Le mélange fiction
/ documentaire… Parce que moi, j’ai fait du documentaire car la fiction, ça me semblait
trop programmé, trop écrit. Et là, j’ai trouvé une espèce de bonheur entre les deux.
Entre à la fois quelque chose de très écrit, et en même temps la force du documentaire.
J’avais à la fois la force de la fiction dans son travail de construction, et la force du documentaire.
Vous êtes arrivée au montage avec quelque chose d’assez élaboré…
Oui, d’assez élaboré, mais il y a quand même eu… Voyez, par exemple, pour la scène de l’appartement, avec les tentures blanches, il y avait quand même vingt heures de rushes. Là, on a réduit à cinq minutes.
Préparer n’est pas monter
C’est vrai qu’il y avait une certaine élaboration, mais il y a eu énormément de choses encore à mûrir, à enlever, à décider, à choisir… Il y avait encore des choix à faire très, très importants.
Par exemple aussi, quand je dis à mon oncle et ma tante l’histoire de l’avortement : à
quel moment on le disait ?
Ces choix-là n’étaient pas inscrits dans le scénario ?
Non. Parce que je n’avais pas prévu les vingt heures, moi. Quand les gens me parlent
comme ça, pendant vingt heures, il y a beaucoup de choses qu’on peut enlever, garder, qui peuvent orienter le film autrement. Donc là, le travail de montage a été… Et il y a eu des tas de choses que je n’avais pas imaginées, que je voulais absolument mettre et que je ne savais pas comment mettre, je ne savais pas où, je ne l’avais pas prévu dans le scénario. Par exemple, les phrases qu’on met sur les paysages, avec les arbres, on sent un peu la rumeur qu’il y a eue après la mort, il y en a un qui dit : oui, il m’a dit que c’était l’appendicite, je trouvais ça bien bizarre, mais enfin bon… Ça, ça n’avait pas du tout été prévu dans le scénario.
Je ne savais pas que les gens allaient me parler de ça. Il y a beaucoup de choses
comme ça, pour lesquelles il a fallu une manière de les mettre dans le montage.
Vous avez travaillé avec une monteuse de documentaire ?
Une monteuse de fiction. Enfin, qui avait monté des documentaires il y a longtemps, mais surtout une monteuse de fictions. Parce que je voulais beaucoup travailler sur une certaine forme de poésie…
Et quelle idée vous aviez du rythme du film ? Comment l’exprimiez-vous ?
J’ai comme une musique dans la tête. Cette musique, j’essaie de l’écrire dans le scénario ou dans le projet. J’essaie de l’écrire, de la rendre perceptible.
Musique appliquée
Ce qui compte, c’est ce que, moi, j’ai dans la tête, et après, je sais si c’est juste ou pas, par rapport à cette musique-là. Il y a un moment donné, je me dis : là, je suis juste, là je suis à côté de la plaque.
C’est au tournage que vous dites que vous êtes juste ou à côté de la plaque ?
Ça, c’est le travail que je fais avant. Toute la préparation, toute l’écriture, c’est chercher cette musique. Et à un moment donné, je me dis que je sais ce que je cherche. Je le sens, je le sais… Et après, quand je tourne, à la chef opératrice, je lui dis : là, en plan large, je pense que ce sera plus juste. Elle me montre un peu, je lui dis : oui, là, je le sens, ce sera bien, là, on est juste. Ça correspond bien à la musique.
C’est comme ça que vous retrouvez le rythme que vous avez en tête ?
Voilà, et vraiment, la préparation, l’écriture, elle aide à ça. Elle aide à être sûre de ce qu’on cherche… Enfin, à être sûre, à sentir ce qu’on cherche. Et tant que je n’ai pas senti ça, je ne me mets pas à tourner, ce n’est pas la peine de tourner. Moi, ce que je cherche, c’est être juste, c’est juste vis-à-vis de moi-même. Une fois que je sens que j’ai ma musique en tête, je peux y aller. Quand j’écris, que ce soit pour moi ou pour le diffuseur, j’écris en général de façon très simple, c’est des phrases toujours très simples, très peu théoriques. Je ne suis pas du tout quelqu’un de théorique, je n’essaie pas de convaincre par un super raisonnement théorique, j’essaie d’être juste. En général, ça plaît assez, parce que c’est très simple, et en même temps, ils sentent quelque chose d’habité, je crois. C’est vrai que sur le scénario que j’ai écrit pour Histoire d’un secret, les gens ont vraiment énormément accroché, alors qu’il est très simple. Mais on sentait que c’était ça. C’est pour ça qu’il était toujours avec moi, parce que je relisais, ça me remettait la musique dans la tête. Et la chef opératrice, l’ingénieur du son, et l’autre personne (on n’était que quatre), on l’avait toujours sur nous. Et on savait quand c’était juste ou pas. C’est quelque chose de très instinctif…
Quelque chose de l’ordre de la fluidité ?…
Oui, une sorte de rapidité d’analyse. Analyser rapidement ce qui est en train de se passer, savoir si ça va dans le sens de ce qu’on cherche, s’adapter très vite et puis sentir le plan, le cadre, si c’est là qu’il faut être. Mais ça, on ne peut réagir vite et être bien que si, avant, il y a eu un long travail de maturation et d’imprégnation.
Chasser les fausses notes
Si vous êtes en train de filmer une scène et que vous vous apercevez que là, vous n’avez pas le bon angle, comment vous faites ? Vous vous déplacez, quitte à bouleverser l’image pendant deux à trois secondes ?
Oui, bien sûr, à un moment donné, il faut… Quand je fais moi-même l’image et tout, il y a un moment donné, je me dis : là, je suis mal placée, je bouge. Je change de place. On a toujours un moment d’hésitation, mais tant pis. On ne peut pas rester tout une scène à une mauvaise place.
Et au montage, vous faites quoi ? Vous coupez le flou ?
De toutes façons, quand les gens se parlent, les choses se répètent, donc il ne faut pas… Et puis, on ne sait jamais, la scène, aussi, on peut la faire commencer plus tard, il peut y avoir des ellipses, ça peut être plus efficace. Donc il ne faut pas trop s’obséder sur le montage.
Moi, je me dis : j’ai raté le début, ce n’est pas grave, on va retrouver, ou ils vont répéter… Il ne faut pas laisser filer une scène entière en étant mal placée, parce que là, c’est l’horreur…
La scène est inutilisable…
Oui, là, il n’y a plus rien à faire au montage !… Ça, c’est quelque chose que j’aimais beaucoup faire, mais maintenant que j’ai fait Histoire d’un secret, j’ai eu un tel plaisir à travailler avec une chef opératrice, à éclairer, à faire les décors, à maîtriser plus de choses avant, que je ne sais pas si j’arriverai facilement à retrouver l’autre façon de faire…
Vous voulez passer à la fiction ?
J’ai un petit peu envie… En même temps, je voudrais faire une fiction où j’arrive à avoir quelque chose de l’ordre pas forcément de l’improvisation, mais de la surprise, je ne sais pas… Là, j’ai une vague idée, la petite musique commence à venir…
Moussa Touré
Pour Poussière de villes et Nous sommes nombreuses, je n’ai pas écrit. En fait, j’ai pris des notes. Des notes visuelles et orales.
Visuelles ? Vous avez pris des photos, filmé ?
Des photos, filmer… Et puis écouter. J’ai pris des notes écrites. Par exemple, je suis en
train de tourner un nouveau film, sur le naufrage du Joola. Et c’est un peu la même chose, que je fais. C’est-à-dire que j’ai rencontré le président des familles des victimes. Il m’a parlé, dans un premier temps. J’ai pris des notes comme ça. J’avais ma caméra et j’ai filmé un tout petit peu, des moments, des tas de trucs. Et après, tout cet ensemble, moi, je le regarde. Je regarde déjà ce que j’ai filmé, je regarde mes grifouillis, et le lendemain, j’ai demandé à rencontrer cet homme pour l’interviewer.
Donc là, pour le filmer pour de bon, pour faire l’entretien définitif ?
Non, ce n’est pas terminé. Je ne sais pas si ça l’est vraiment. Parce que quand j’ai terminé notre interview, on rigolait, nous deux, j’ai dit : j’espère qu’on va se revoir. Et je me rends compte que je vais le revoir.
Construire à petits bouts
En fait, par rapport à ce que j’ai filmé, il y a eu une évolution des choses le lendemain.
Parce qu’il m’avait dit des choses comme si c’était une prémonition. En gros, vous savez, la vérité… Parce qu’en fait, un documentaire, c’est une vérité, c’est une vie. Moi, je ne peux pas comprendre comment on peut faire un dossier sur une vie. Les choses peuvent évoluer.
Comment on peut les écrire ? Ou sinon, on écrit et on dit : à certains moments, si ça évolue, c’est ça que je veux faire. Moi, c’est vraiment un dialogue que j’ai avec une personne, un dialogue qui peut être filmé à petits bouts, écouté à petits bouts, c’est un dialogue continu. Et dans un dialogue, je peux prendre des directions autres, revenir sur cette direction, revenir sur la deuxième personne qui m’a parlé… En gros, moi, c’est comme ça que je travaille. C’est pour ça que j’ai des problèmes de production, parce que personne ne veut me produire !
Alors vous n’avez pas de production ?
Non, mais je peux le faire. Vous savez, aujourd’hui, avec le matériel qui existe, la DVCAM, franchement, on peut faire des choses. C’est juste ne pas être con. Moi, je n’attaque pas des sujets où je dois dépenser, déjà. Je vais vers les arbres, vers les feuilles ! Et puis après, c’est un travail de longue haleine. Je crois que là où je ne vais pas aller présenter un dossier, je le compense par un travail où je ne dors pas, presque, parce que je regarde mes rushes, qui me font avancer, qui me font reculer.
Vous écrivez un peu votre film au jour le jour ?
Oui et non. Parce qu’en fait, regardez. Sur le Joola, j’ai interviewé cette personne, et en venant, là, dans l’avion, j’ai écrit le début du film. J’ai commencé à écrire le début du film, donc, c’est pas du jour au jour. Je n’écris pas du jour au jour le film, mais je fabrique le film du jour au jour.
Avant de commencer le tournage, vous avez une idée générale ?
Non…
Pas du tout ?
Non, pas du tout…
Vous dites : je vais faire quelque chose sur le Joola. Mais c’est tout ?
Oui, et puis après je dis : voilà, dans l’état où je suis, comment je suis par rapport à ce drame, je dis, moi, Moussa Touré, je suis traumatisé par ce drame.
Filmer comme je vis
Parce que nous sommes en pays d’eau, j’ai perdu des amis, mon fils a perdu ses copains, allez, on y va. C’est dans l’état où je suis, aussi. Parce que l’état où je suis me permet… Je dis des bêtises ?
Non…
Même si je dis des bêtises, c’est exactement ça…
Alors ce n’est pas des bêtises, si c’est ce que vous faites…
C’est ça ! C’est pour ça que j’ai des problèmes avec les gens qui sont assez classiques. Je te jure, j’ai des problèmes ! Ce travail, ce que je fais là, il n’y a pas de scénario, rien…
Alors les Films du Crocodile…
C’est moi ! C’est moi, Moussa. Qu’est-ce que vous pensez de ce travail ?
Je trouve ça super intéressant, parce qu’on a une véritable liberté…
Oui, moi, c’est ça. Je crois qu’on ne peut pas faire un documentaire si on n’est pas libre. Ce que je vous explique, la méthode que j’emploie, c’est vraiment une liberté. Moi, je peux pas décrire aujourd’hui…
La liberté de se nourrir simplement du réel
Sur une fiction je peux donner un scénario. Sur un documentaire, je ne peux pas, moi, je ne peux pas. Je crois qu’un documentaire, c’est un travail de tous les jours. Parce qu’en fait, vous savez, vous ne pouvez pas terminer un documentaire. En gros, vous êtes un personnage, je vais vous parler, votre vie continue, bon il faut s’arrêter à un certain moment. Une fiction, ça se termine, ça se prépare, ça se termine, mais un documentaire… C’est pour cela, je peux revenir sur toi, je peux faire quelque chose, arrêter, partir et revenir sur toi. Je peux rester un an, terminer un film sur toi, puis revenir sur toi. Ça s’est prouvé avec le film L’Enfant Noir. Il a fait un film de fiction, et puis là, aujourd’hui, il fait un documentaire sur le jeune homme, sur le personnage. Alors ça, on ne peut pas le mettre en règle, on ne peut pas régler ça.
Il y a des réalisateurs que j’ai rencontrés qui m’ont dit qu’écrire un dossier, un scénario, leur permettait de préciser leurs idées…
Oui, oui, c’est comme ça !… Quatre-vingt-quinze pour cent des réalisateurs de documentaires, c’est comme ça.
Paperasse
Pour préciser leurs idées… Quelles précisions ? Un documentaire, c’est une position qu’on prend…
Un point du vue…
Un point de vue, exactement. Un point de vue, on ne peut pas le préciser. Il se précise lui même.
Ça, c’est mes dires. (à une jeune femme qui le cherche) Je suis là ! Elle est terrible,
cette fille, on doit aller voir un film ensemble. Assois-toi…
Kofi Annan, tu es partout, là, là…
On va aller voir le film…
Tu veux ?
Oui je veux… C’est un point du vue, un point de vue qui se précise. A partir du moment où tu t’enfonces dans ton point de vue, c’est un point de vue qui se précise. C’est lui-même qui se précise. Et puis parfois, il te dit : stop, c’est bon, là, laisse tomber ce monsieur-là, et tu reviens dans deux ans pour le retrouver. Mais en gros, tu ne peux pas préciser sur de la paperasse une idée de documentaire. C’est un dialogue de tous les jours avec quelqu’un, jusqu’à un certain moment.
Tu ne sais pas comment les choses évoluent…
Sinon, tu mets la pluie, le vent qui va passer le jour même. Le documentaire, c’est beaucoup d’images imprévues. Sinon, si c’est préparé, ce n’est pas bon. La majeure partie, c’est beaucoup de plans… C’est quelqu’un avec qui tu parles, il y a quelqu’un qui passe, tu le suis…
Justement comment vous filmez cet imprévu ?
Moi, en général, je suis quelqu’un d’imprévu. Je ne suis que mes yeux, très souvent.
Libérer la caméra
Je te parle, elle rigole, je peux me tourner vers elle et revenir vers toi. Je ne fais que ça, le plus simplement possible. Et je m’en suis rendu compte vraiment parce que j’ai fait beaucoup d’images sur les malades mentaux quand ils se réunissent. Et c’est comme ça que je les filme, et c’est peut-être là que j’apprends le plus à filmer. Les gens, en général, n’osent pas être imprévisibles. Ils disent que je suis avec toi, elle, elle rigole, on la laisse rigoler, elle ne fait pas partie du plan. Alors qu’elle fait partie intégrante. C’est elle-même qui va amener la grande sauce qui fait que toi, là, tu vas exploser.
Tu le fais souvent, d’ailleurs, dans tes films. Tu es sur quelqu’un et puis il se passe quelque chose et là, tu pars…
C’est la vie…
Tout à fait, c’est la vie. Finalement, le hors-champ devient super important, et c’est ça qui est bien.
Si on fait attention, dans notre vie, le hors-champ, il est là…
Le hors-champ, il est aussi important que…
Mais le hors-champ, c’est lui qui nous dirige. On fait le malin mais c’est le hors-champ.
Marche au soleil, tu vas aller à l’ombre. L’ombre, c’est le hors-champ. Et le soleil, pourtant, c’est lui qui prend. Mais l’ombre : regarde où on est…
De la même manière, les silences peuvent en dire largement autant que la parole.
Prenons la deuxième femme qui parle du viol, cette femme avec ses deux enfants. A un moment, elle fait le silence. Moi, c’est les moments qui m’intéressent.
Vous pensez au montage quand vous tournez ?
Oui, de temps à autres.
Comment ?
Tu connais l’histoire de la mémoire, tu sais, la mémoire ?
Non, je l’ai oubliée…
Tu sais, tu fais quelque chose : tu la mets là. Et tu as autre chose : tu la mets là. Puis tu filmes autre chose et tu dis : merde, j’avais ça et ça. Et tu dis : mais si j’ai fait ça, je peux le lier avec ce que j’avais fait là. Je fais très souvent ça, je ne fais que ça. Et en gros, on ne fait que ça dans la vie, en gros. On monte tout le temps. Les gens, ils refusent de filmer de la manière dont ils sont. Je crois que la meilleure des choses, c’est qu’on te retrouve dans la manière dont tu filmes. Mais les gens, ils refusent parfois de filmer comme ils sont. En général, tu vois leurs films, ils parlent, et il y a un décalage, ou sinon, ils recollent. Ils parlent pour que ce qu’ils sont et ce qu’ils ont fait se remettent ensemble. Moi, la manière dont je te parle, c’est la manière dont je filme. Je n’ai rien à cacher.
Tout simplement…
Exactement.
Là, vous savez déjà les personnes avec qui vous allez parler pour le Joola ?
Non, je ne sais pas. Tu sais, le personnage principal, c’est lui-même qui se dévoile. Moi
quand je filme, quand je commence un film, je ne sais pas qui va être le personnage principal.
C’est lui-même qui va se dégager…
Autres documents pour continuer la réflexion
Essai sur le principe de réalité documentaire : synthèse