Staber Mater

Christian Barani, Staber Mater, 2001, 5min

« J’enregistrais en vidéo 8 une seule prise. Cela a donné le film Staber Mater en hommage à Fra Angelico, peintre italien du Quattrocento. Cette tension du geste unique m’excite énormément et me met face à mes responsabilités.

J’ai travaillé sur l’oeuvre de Fra Angelico pendant environ 5 ans. Les raisons pour lesquelles je me suis passionné pour son oeuvre sont naturellement multiples. Je ne vais pas toutes les développer : la beauté et le minimalisme de sa peinture, son côté précurseur (ce fût le premier peintre à introduire une figure humaine dans un tableau religieux, bien avant la Renaissance), mais aussi la création d’une peinture abstraite. La poésie et l’esprit guidaient Fra Angelico. Il s’investissait totalement dans ce temps de la représentation. Ses assistants ont pu le retrouver en pleurs lorsqu’il peignait le Christ en croix, sa souffrance devenait la sienne. Il ne s’accordait aucune retouche. Pour être au plus près de la représentation, il entrait dans un état de méditation qui lui permettait de peindre en lien avec Dieu. Ce qui advenait était la volonté de Dieu. Il lui était donc impossible de retoucher. Il se mettait au service de.

Mais les deux principales raisons sont en rapport avec l’espace et la narration. Fra Angelico travaillait magnifiquement bien le rapport entre une image, son sens et l’espace architectural dans lequel elle se développait. L’exemple le plus radical est celui du monastère San Marco à Florence. Et plus particulièrement l’Annonciation qu’il a peinte et placée à la croisée des chemins dans ce monastère. Dans cet exemple, Fra Angelico scénarise la découverte de l’image de Marie (placée en haut d’un long escalier et à la croisée de deux couloirs comprenant des cellules de méditations). Le moine ou le visiteur découvre cette image en contre plongée afin de renforcer la puissance et l’importance de Marie dans la pensée dominicaine. Cette image formalise la séparation entre les moines débutants et ceux plus expérimentés. Une fois face à la fresque, ces derniers prenaient le couloir de gauche et avaient accès à des fresques (également peintes par Fra Angelico et ses assistants) plus sophistiquées et qui nécessitaient une grande connaissance théologique. Les moines débutants devaient prendre le couloir de droite. Fra Angelico travaillait ce rapport entre image et espace, en intégrant une poutre en bois dans la fresque qui dialogue parfaitement avec une poutre présente dans la charpente du toit, situé au dessus de l’image.


Fra Angelico, Annonciation (vers 1438-1450). Fresque. Couvent de San Marco, corridor septentrional, Florence

L’architecture et la peinture hiérarchisaient les rapports entre la connaissance et la représentation. Cette fresque était au coeur de cette structure architecturale et philosophique. Tout cela devient très intéressant lorsque que l’on sort de la simple lecture du tableau en soi et que l’on étudie son rapport à l’espace. Bien sûr, ce travail de réflexion et d’intégration dans l’espace architectural m’a beaucoup servi pour mes installations vidéos.

L’autre raison importante est son rapport à la narration. Fra Angelico créait des couches de lecture dans son oeuvre, permettant de s’approprier, selon son degré de connaissances, une relation particulière à la pensée dominicaine, à l’art. Si l’on continue d’étudier cette fresque de l’Annonciation, nous allons nous apercevoir, grâce au magnifique livre de Georges Didi-Huberman Figuration et Dissemblance, que des couches de lectures et de compréhension sont possibles à partir d’une même image. La première lecture du néophyte est une représentation de l’archange Gabriel venant annoncer à Marie la venue du Christ. Cette lecture est partagée par tous. Mais si l’on se penche un peu plus sur cette image, nous allons nous apercevoir que les petites fleurs blanches qui figurent dans le jardin à droite des personnages ne sont pas que de simples fleurs mais représentent le Christ lui-même. Fra Angelico a peint le cœur de ces fleurs avec un pigment rouge qu’il n’utilisait que pour peindre le sang du Christ. Et à cette époque, le Christ était souvent appelé le “Christ Fleur”. Mais ce changement de regard provoque un bouleversement dans la lecture de cette fresque. Quelque chose d’inconnu, de complexe apparaît. La fresque devient un ensemble de temporalités qui cohabitent. Le temps de l’Annonciation est associé au temps de la souffrance et de la mort du Christ. Fra Angelico réunit dans une image, dans un même espace, la vie et la mort du Christ, le début et la fin de la vie du Christ.

Ce sont ces éléments qui m’ont le plus impressionné dans le travail de Fra Angelico. Penser une image qui peut être compréhensible par tout le monde et se complexifier selon les connaissances des visiteurs. Penser le rapport d’une image à son espace. »

extrait de l’entretien de Christian Barani par Michael Guarneri, mis en ligne le 6 février 2013 sur Débordements : https://debordements.fr/christian-barani-146/

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