(Marco) de Aminatou Echard

Texte de Damien Marguet, 2015

« Le cinéma, c’est l’art de laisser revenir les fantômes. », formule mystérieuse du philosophe Jacques Derrida que m’a rappelée (Marco), dernier film d’Aminatou Echard. « Laisser revenir », comme si ce retour était affaire d’attente, d’abandon. Marco, justement, est un fantôme, comme il le dit lui-même. Venu de Bolivie, il est resté clandestinement à Barcelone pour travailler. Parce qu’il est sans droit, sans existence légale, il s’efforce d’être invisible, il se fait oublier. Il mène une vie « entre parenthèses », comme l’indique le titre du film. Comment capter au cinéma un tel effort d’effacement ? Comment restituer par l’image quelque chose de cette condition d’invisible que partagent tant d’hommes et de femmes aujourd’hui en Europe ? Le portrait que livre Aminatou Echard de cet homme délicat, réservé, absorbé par un travail harassant qui contribue à l’effacer du monde, a ceci de rare qu’il ne cherche pas à dévoiler, à dénoncer, mais d’abord à capter, laissant venir les choses, les regards, les paroles.

Nous suivons Marco dans ses tâches quotidiennes, au sein de la pension pour touristes dont il est l’unique employé. Contraint de tout prendre en charge (accueil des clients, ménage dans les chambres, etc.), il travaille constamment, douze heures par jour, sept jours sur sept, disposant d’un placard de quatre mètres carrés pour dormir. Dès les premiers plans, sa parole, recueillie au cours d’échanges avec la cinéaste, se superpose aux scènes de travail. La douceur de sa voix et la nature philosophique, voire poétique de certains de ses propos contrastent avec la dureté, la pauvreté de ses conditions de vie. Le film, composé de longs plans fixes, nous inscrit dans le rythme de ces journées de labeur interminables et répétitives. C’est un formidable document sur le corps au travail, corps-machine qui est aussi un corps-refuge. Marco, qui accomplit mécaniquement et silencieusement toutes les corvées qui lui sont assignées, semble s’être retiré, enfermé dans cette série de gestes sans fin. À tel point qu’il lui est difficile de s’interrompre lorsque la cinéaste tente d’engager un dialogue avec lui.

Il explique ce choix de l’exil, lui qui avait une bonne place en Bolivie : deux jours de travail en Espagne permettent de gagner l’équivalent d’un salaire bolivien mensuel. Il dénonce l’injustice de cette situation sans colère, sans révolte. Il n’en a ni le temps ni l’énergie. Marco doit tenir le coup jusqu’à l’obtention de papiers qui lui rendront sa liberté, son existence. D’ici-là, le monde s’arrête pour lui aux portes de cette pension, qui pour les autres n’est qu’un lieu de passage. Si la réalisatrice fait logiquement le choix du huis-clos pour rendre compte de cet isolement, elle laisse percevoir par le son (les fenêtres à Barcelone sont souvent ouvertes) le bouillonnement de la ville, auquel Marco ne prête pas attention. Comment le pourrait-il ? Il y a dans la condition de sans papier quelque chose du supplice de Tantale : tout ce qui vous entoure vous est interdit. Se couper du monde est la seule façon d’y survivre.

Le choix de la fixité, d’un traitement quasi pictural des espaces, faisant appel à des jeux de lumière, au clair-obscur, renforce encore ce sentiment d’encadrement, d’enfermement. Si l’immense appartement barcelonais dans lequel travaille Marco est d’une grande beauté, Aminatou Echard ne tombe jamais dans le piège de l’esthétisation. Filmé en DV, (Marco) échappe au contraire et avec bonheur aux standards actuels de la Haute Définition pour nous ramener du côté de la construction, de la composition. Non plus tout voir, tout savoir, mais apprendre à bien regarder et à s’interroger. Marco garde ainsi, en bon fantôme, une grande part de mystère, et son portrait ne s’engage jamais sur la voie de l’explication ou de la justification. Il nous invite au contraire à ne jamais oublier qu’il y a de l’invisible et que l’image n’est pas toute.

C’est du reste par une double échappée que se conclut le film. En deux plans, le spectre devient un homme souriant, vivant. Quelques images tournées en Bolivie quatre ans auparavant (Aminatou et Marco se sont connus là-bas) démontrent combien ce travail de forçat l’a usé, vieilli. Et le travelling qui suit, où l’on voit Marco sillonnant à vélo, à grande vitesse et en pleine nuit une avenue barcelonaise, lui rend sa liberté et fait voler en éclats les parenthèses du titre. Comme si le film avait servi à ça : donner corps au fantôme, le ramener à la vie.

Texte initialement publié dans la revue A bras le corps.

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