Cinéma [et] politique. « Faucille et marteau, canons, canons, dynamite ! »
Entretien avec Jean-Marie Straub et Danièle Huillet

LE GENOU D’ARTEMIDE (IL GINOCCHIO DI ARTEMIDE)
Propos recueillis par François Albera, 2001

 

LE STREGHE (Femmes entre elles)

Ces rencontres avec eux

 

JMS : Pour commencer, il faut dire que la conjonction “et” c’est toujours de la connerie : cinéma et histoire, cinéma et littérature, cinéma et musique, tout ça c’est la fin du monde, la faillite intellectuelle…

Maintenant, quant au cinéma politique : je ne sais vraiment pas ce que c’est, je le sais de moins en moins et j’espère bien que je ne le saurai jamais : c’est la première chose.

Deuxièmement : — laissons le cinéma — il n’y a pas de film politique sans morale, il n’y a pas de film politique sans théologie, il n’y a pas de film politique sans mystique.

Qu’est-ce que ça veut dire ? Eh bien, par exemple, que la musique d’Anton Webern est plus politique que celle d’Alban Berg, que la musique d’Arnold Schönberg est plus politique que celle d’Alban Berg, que la musique de Hanns Eisler est beaucoup plus politique que celle de Kurt Weill. Et, pour parler de nos toutes dernières expériences, ça veut dire qu’un film comme Fury de Fritz Lang est bien plus politique que M, contrairement à ce qu’ont dit tous les gens de gauche sur la montée du nazisme dans M et dans Mabuse. Ç’a pu avoir de l’intérêt pour des gens comme Sadoul à un moment donné mais il ne sert à rien de répéter cela comme des ânes…

Ça veut dire qu’Un Roi à New York est un grand film politique.

Pas de film politique sans morale, pas de film politique sans théologie, pas de film politique sans mystique.

Ça veut dire aussi — si on veut soutenir ce paradoxe qui n’en est d’ailleurs pas vraiment un, disons plutôt : une provocation —, que nos trois films les plus politiques à nous, c’est le Fiancé, la comédienne et le maquereau, Chronique d’Anna Magdalena Bach et Moïse et Aaron.

Moïse et Aaron, pour la première fois — alors que jusqu’à présent, en dehors d’un sous-titre à Non réconciliés qui était : « seule la violence aide où la violence règne », on s’était toujours refusé à laisser s’immiscer quelque message que ce soit dans nos films, on les détruisait à mesure car on ne voulait pas infliger aux gens qui voyaient nos films, imposer un message : on ne s’en sentait pas le droit. Or il se trouve que grâce à Moïse et Aaron, grâce à Schönberg, tout d’un coup, à la fin du film, il y a un message politique qui est de plus en plus actuel : « toujours quand vos dons vous auront portés aux plus hauts sommets, toujours de nouveau vous serez précipités du succès du mésusage, renvoyés au désert ».

Un jour, il y a au moins quinze ans, on a vu à Rome, par hasard, une projection en plein air de deux films, c’étaient la Marseillaise de Renoir, qui est un film magnifique, que je connais très bien pour l’avoir vu très souvent, et Orphans of the Storm de Griffith, film que je connaissais très mal, que je n’avais vu qu’une seule fois. Eh bien, ce soir-là, on s’est dit tout d’un coup, que, politiquement, peut-être que le Griffith est plus fort que le Renoir. Donc la force d’un film politique n’a rien à faire avec son idéologie. Depuis on a eu l’occasion de revoir Orphans of the Storm à la Cinémathèque — c’était une projection plus ou moins agaçante parce que c’était la copie du MoMA avec des couleurs, etc. (peut-être bien qu’elle contenait des choses qu’on avait jamais vues auparavant…) —, mais on n’a pas éprouvé à nouveau cette impression, on a vu plutôt dans le film son côté sadien, enfin ! le côté cinéma. Mais je ne crois pas qu’on se soit trompé en le voyant quinze ans auparavant, en voyant ce film après le Renoir. Evidemment il y avait un film qui était accablant et l’autre qui était optimiste. Il faudrait partir de là et savoir ce qu’on peut faire.

Je veux maintenant rajouter une chose aux trois points de tout à l’heure et dire qu’il n’y a pas de film politique sans mémoire. La mémoire cela suppose de se mettre carrément en travers de la social-démocratie, du réformisme et tout le bazar, parce que ceux-là la seule chose qu’ils refusent c’est qu’il y ait eu un passé, des choses différentes, ils sont complètement anti-marxiens : la méthode marxienne par excellence qui consistait à aller chercher jusqu’aux Assyriens en quoi les choses étaient différentes, ce qui avait changé. Et Marx allait de plus en plus loin au fur et à mesure qu’il vieillissait. La social-démocratie cultive au contraire la fuite en avant : les gens n’ont même plus le droit de vivre leur moment présent, on leur raconte qu’il faut que le progrès continue, qu’il n’y a pas d’autre solution que de se précipiter dans l’abîme du progrès jusqu’à ce que la catastrophe ait lieu. La croissance est infinie, elle ne peut pas s’arrêter. Dès qu’il y a un accroc la solution c’est que la croissance reprenne, se multiplie. On vit donc dans “le meilleur des mondes possibles” et tout ce qui précédait était nécessairement moins bien. C’est exactement ce contre quoi s’est insurgé Walter Benjamin quand il a dit que la révolution « c’est le saut du tigre dans le passé ».

Donc un film politique est un film qui doit rappeler aux gens qu’on ne vit pas dans “le meilleur des mondes possibles”, loin de là — ça Buñuel le disait déjà — et que le moment présent, qu’on nous vole au nom du progrès, ce moment présent qui passe, est irremplaçable. Qu’on est en train de saccager tous les sentiments comme on saccage la planète et que le prix qu’on demande aux gens, pour le progrès ou le bien-être, est beaucoup trop élevé, qu’il est sans justification. Sans compter que la pauvreté et la misère se multiplient dans ce système — non seulement dans le Tiers-Monde, parlons de l’Angleterre sur laquelle on apprend des choses hallucinantes ces temps-ci, l’Angleterre berceau du capitalisme, justement !

Il faudrait qu’on fasse sentir aux gens que le prix est trop élevé et qu’il n’y a qu’une chose à défendre, c’est justement le moment qui passe et de ne se laisser en aucun cas embarquer dans une fuite en avant.

Il faut donc revenir à ce que dit Benjamin ; la révolution, « c’est aussi remettre en place des choses très anciennes mais oubliées » (Péguy). Les films qui font sentir ça sont des films politiques. Les autres sont des truffe, des tromperies.

Ce qu’on appelle le cinéma politique, c’est quelque chose qui va et vient selon les modes… Quand Comolli est arrivé chez nous, à Rome pour préparer La Cecilia, il n’avait qu’une idée en tête, une idée fixe, il voulait nous convertir à la religion esthétique, à l’esthétique religieuse de Monsignore Dario Fo. Ça a donné La Cecilia, Durutti… Il faut savoir une bonne fois que Hölderlin est cent fois plus politique que Jacques Prévert. C’est tout ! Même si on n’a pas découvert que Hölderlin était le seul esprit européen, le seul poète en tout cas, qui avait été capable, avant la menace industrielle et sa réalisation, d’inventer la seule chose qui pourrait sauver « les enfants de la terre » comme il les appelle, et « leur berceau, la terre » de la catastrophe. Ce qu’il a inventé et que j’ai appelé : une utopie communiste. Alors qu’au même moment tous les beaux esprit de l’époque apportaient de l’eau au moulin du développement, du progrès.

 

Quelle part peuvent prendre les circonstances quand on fait un film politique, peut-on s’en affranchir ?

JMS : Un Roi à New York est vraiment un film fait sous le coup de la menace maccarthyste qui visait Chaplin personnellement en plus des autres.

Rien n’est plus difficile que de faire des films militants ou de militants.

DH : Quand Eisenstein fait de la publicité pour les tracteurs c’est parce que c’est le moment qui veut ça, mais c’est aussi extrêmement dangereux car si l’on peut dire que les tracteurs sont très utiles il faudrait dire ce que ça peut apporter comme dégâts. Quand on voit ça aujourd’hui, on se dit qu’il n’a pas fait son travail jusqu’au bout.

Le tracteur, cela dit, tombe en panne, il faut la détermination politique de Marfa pour qu’il reparte… Et puis dans la version originale du film — modifiée dans sa fin quand le film change de titre —, le tractoriste choisit de rester au village, on le retrouve dans un char à foin tiré par des bœufs !

JMS : Ça au moins c’est marxiste.

DH : C’est qu’Eisenstein n’était pas si bête. Mais il doit tout de même y avoir une autre façon de s’y prendre que de pousser les gens à se révolter et à agir en truquant la réalité pour leur faire croire qu’il faut absolument s’engouffrer dans cette direction.

JMS : Le film militant de nouveau enferme les gens dans l’urgence. Et l’urgence on y est, c’est l’aboutissement du système qui a inventé les chambres à gaz ; l’urgence actuellement, elle nous vient de la social-démocratie anglaise et de la social-démocratie française, ça consiste non plus à massacrer des Juifs mais à massacrer des centaines de milliers de bêtes de manière préventive pour maintenir le marché. Même si certains Juifs en prennent ombrage, il n’y a pas de différence entre ça et le massacre des Juifs, c’est le même esprit et c’est le même système industriel et c’est « der gleiche Geist », comme dirait Hölderlin, qui a inventé les chambres à gaz et ce système-là. Après tout il n’y a pas besoin d’être hindou pour savoir qu’un être vivant est un être vivant [qu’il soit un Juif ou un mouton], d’ailleurs les Juifs le savent bien parce que l’agneau pascal c’est eux qui l’ont inventé.

Moi je vois un grand film politique quand, dans Arsenal de Dovjenko, je vois un paysan qui s’appelle Ivan et qui se met à frapper son cheval, tout seul sur un champ désert, qui ne peut plus s’arrêter parce qu’il est à bout, et que soudain on entend une voix qui dit : « Ivan, Ivan, tu t’es trompé d’ennemi ! »

Il y a une préface de Schönberg aux “Bagatelles pour quatuor à cordes” de Webern où il dit : « Chaque regard se laisse étendre à un poème, chaque soupir à un roman, mais exprimer un roman par un seul geste, un bonheur par une seule respiration, telle concentration se trouve seulement où la sentimentalité manque dans une mesure correspondante ».

Voilà qui pourrait servir de définition à un cinéma politique : éviter absolument ce qui fait que le capitalisme continue à vivre, l’inflation. Si en esthétique on pratique la même inflation qui fait vivre la société capitaliste, le monde dans lequel on vit, c’est pas la peine, on apporte de l’eau à ce moulin-là.

Elio Vittorini dans les Lettres françaises du 27 juin 1947 dit ceci :

« Ma première prise de conscience au spectacle de la société où je vivais. Cet énorme mensonge, je le connaissais assez, lui. Tous se référaient à une morale antérieure au fascisme, à une morale d’où était justement issu le fascisme. Tous conduisaient donc finalement au fascisme encore. Au mieux à la stagnation morale, à la stérilité. Ils essayaient de panser les plaies, de panser encore. Jamais ils ne s’attaquaient à la maladie elle-même. Cela on pouvait le voir sans avoir lu Marx. Il y a dans toute époque historique donnée une certaine somme de moyens possibles, une certaine provisions de moyens, si vous voulez. Or à toutes les époques de l’histoire, tous les moyens dont elle disposait en fait ont été employés, quelle que fût la morale professée par la même époque. C’est cette hypocrisie que dénonçait déjà Machiavel qui voulait rendre le Prince conscient de ce qu’il faisait. Aujourd’hui nous venons de découvrir des moyens nouveaux : ceux de l’énergie atomique. S’est-on privé de les employer ? Non. Posons donc que tous les moyens dont dispose une époque sont pratiqués par cette même époque. Mais le monde capitaliste est tel que ces moyens sont pratiqués dans une absurdité et hypocrisie absolues. Ce sont des moyens sans fin, un chaos de moyens. Nous sommes dans une époque où règne un fantôme de morale. »

Et cela date de 1947, qu’est-ce qu’il dirait de nos jours ! Depuis il n’y a même plus de fantôme, il n’y a plus que le cynisme qui ne s’avoue même pas en temps que tel…

Enfin, bon Dieu ! la grande musique politique ce n’est pas une musique d’agitation ou de cabaret, même s’il y a des choses très caustiques et très drôles dans les cabarets — et encore : la seule grande chanson de cabaret c’est Schönberg, finalement, qui l’a écrite : il y en a trois, ça dure à peine dix minutes…

La grande musique politique, qu’est-ce que c’est ? Eh bien c’est Beethoven et, dans cet ordre d’idées, un grand film politique c’est This Land is Mine de Renoir qui est, en un sens, un film d’agitation d’ailleurs. Ou d’un autre côté, un grand film politique du type Beethoven, c’est Un Roi à New York.

Comolli et Monsignore Dario Fo, c’est énorme parce que c’est déjà ce contre quoi Brecht se battait. Sa religion esthétique, c’est exactement la mentalité de notre banquier dans Leçons d’histoire.

Le banquier de Brecht dans les Affaires de M. Jules César, c’est le mec qui dit : « zum Volk muss man Volkstümlich sprechen… » (au peuple – au folk – il faut parler folk-loriquement). Et Brecht dira plus tard : « Ich bin nicht tümlich, sagt das Volk » (Je ne suis pas “lorique” dit le “folk” /“[popu]laire” dit le “peuple”). Il faut au contraire traiter les gens comme des adultes et les aider à voir et à entendre, car il n’y a que quand leurs sens sont aiguisés que leur conscience se développe. Au contraire toute la société contemporaine travaille à la restriction, au malthusianisme, au saccage des sentiments. L’histoire des paysans, c’est la même chose. La bourgeoisie quand elle était naissante, qu’a-t-elle fait ? Les guerres de paysans. La dernière en date s’est d’ailleurs terminée avec la complicité de la Maison de Lorraine, alors l’une des plus grandes provinces françaises. Ceux de l’autre côté du Rhin ont eu besoin de son aide pour massacrer les paysans alsaciens. Ensuite on a inventé l’industrialisation, la culture intensive, les engrais et le reste. De quoi s’agit-il dans tout ça ? de liquider la paysannerie. Entretemps la bourgeoisie a pris le pouvoir en 1789 et maintenant on cherche à éliminer ce qui reste de paysans avec des réglements, des normes européennes.

Alors un grand film politique serait aussi un film qui donne non pas des statistiques — car il ne faut pas tomber dans le travers qui nous vient d’Outre-Atlantique — mais des chiffres. Dans Fury, il y a des chiffres : tant de lynchages par semaine depuis tant de temps. Dans Trop tôt / trop tard, il y a des chiffres : un tiers de la population de tel village est incapable de survivre… Ce sont des chiffres qui proviennent des cahiers de doléance que cite Engels.

Cependant dans la dispute entre Eisler et Schönberg, le premier pose la question de l’adresse, du destinataire par rapport à une musique de laboratoire. Il choisit de diriger des chœurs ouvriers, composer de la musique de scène, de film, de chansons…

JMS : Eisler ne s’est pas posé ces questions-là, il savait bien, il le dit dans ses entretiens avec Bunge, que sa musique était mise sous le boisseau de l’autre côté du mur. Il a eu la chance de vivre dans une autre société, mais il lui est arrivé pour des raisons idéologiques ce qui arrivait à Schönberg pour des raisons moins ouvertement idéologiques.

 

Je parlais des années vingt pas de la DDR.

 

JMS : Les querelles des années vingt, ce n’est pas très grave, ce sont des querelles d’amitié. Eisler a récusé la “musique savante” de son maître et Schönberg conseillait à Eisler de faire moins de politique et de plus s’occuper de musique. Il en a dit de plus vertes — dans sa lettre à Kandinsky par exemple —, qu’on a enlevées dans notre film.

Mais Schönberg flirtait aussi avec des socialistes à Vienne, comme Kafka. D’ailleurs Benjamin a dit un jour à Brecht que le grand écrivain socialiste c’était Kafka et que lui il était un écrivain catholique. C’est pas bête du tout à partir du moment où on ne met pas de mépris dans l’expression “écrivain catholique”.

Est-ce que ce serait à rapprocher de ce que tu appelais le “catholicisme” de Rossellini, dans un article ancien ?

JMS : On fait tous des erreurs de jeunesse. De toute façon même cela a été censuré parce qu’on ne pouvait pas dire “catholique” pour Radio-Cinéma-Télévision, c’est devenu “cinéaste chrétien” : il ne fallait surtout pas dire qu’il était catholique parce que cela mettait en cause le catholicisme. Je disais cela parce qu’il avait fait Jeanne au bûcher, c’est tout. Mais au fond Rossellini n’était pas du tout un cinéaste catholique, c’était un cinéaste voltairien qui flirtait avec l’idéologie de la Démocratie chrétienne et faisait de la propagande pour De Gasperi. J’ai donc eu tort d’écrire ça et ils ont peut-être eu raison de le censurer…

Disons que Brecht était intéressé à l’idée d’édification morale…

DH : Kafka, lui ne l’était pas !

JMS : …c’est très clair dans l’une de ses pièces les plus fortes, Sainte Jeanne des Abattoirs. Là, c’est la pratique de toutes les vertus chrétiennes, y compris la résignation, la charité et le reste, avant de découvrir, comme le dit Johanna que « Es hilft nur Gewalt wo Gewalt herrscht » (seule la violence aide où la violence règne). Elle en a marre…

Alors le cinéaste politique, quitte à être un peu prétentieux, c’est celui qui termine un film en disant : « faucille et marteau, canons, canons, dynamite ! »

C’est là qu’on en est, il n’y a plus d’autres solutions, il ne faut pas avoir peur de le dire. Mais ça, quand cela se produira, ça coûtera cher.

On vit dans un monde, on fait partie d’une humanité que cet esprit et ce système-là ont rendus très malades, malades jusqu’à la mort ! Par conséquent quand ça aura eu lieu, si c’est encore possible, il faudra bel et bien une convalescence. Ainsi, les gens qui font ce film qui se termine comme ça, eh bien, ils ne s’arrêtent pas là-dessus, ils ajoutent, en demandant le cadeau à Beethoven, ils ajoutent l’idée de convalescence.

Et s’il n’y avait que l’un ou l’autre aspect, ce ne serait pas un film politique.

Il ne faut en aucun cas avoir peur des contradictions, sinon on fait exactement comme la société dans laquelle on vit qui travaille à fabriquer des robots, des culs-de-jatte : des robots aux plans moral et intellectuel et des culs-de-jatte au plan des sentiments. Il faut donc aller à contre-courant.

Faire des films d’agitation, je ne crache pas dessus — je n’ai d’ailleurs aucun droit de le faire —, mais je crois que ce serait encore plus difficile à faire et si on les fait en se laissant porter par les courants d’air de la mode, ça ne vaut pas la peine

DH : Ni même les faire emportés seulement par la colère. La rage. La fureur.

JMS : Parce que comme disait Brecht, la rage ça rend la voix rauque. « Nous n’avions pas le choix mais sachez que nous nous sommes fait la voix rauque ». Or si on a le droit de se faire la voix rauque, on n’a pas celui de faire la voix rauque aux gens qui l’ont déjà pour d’autres raisons… Et surtout on n’a pas le droit de leur faire croire que si on applique telle et telle recette en sortant du cinéma, tout ira mieux, etc. “Comme c’est simple, tiens ! on n’y avait pas pensé…” Comme dit Delahaye il y a toujours les bons derrière la caméra et les méchants devant.

Il y a pourtant dans vos films quelque chose qui relève de la nécessité de les réaliser, ils sont ancrés en un lieu, un moment, peut-on appeler tout de même cela une urgence ?

JMS : C’est chaque fois différent.

Le Fiancé, la comédienne et le maquereau, le moment, l’urgence, c’était qu’on quittait l’Allemagne au moment où la police enfonçait les portes des universités à coups de hache, que nous on avait mis dix ans à se faire traiter comme des chiens pour essayer de faire des films, en particulier Chronik qui était le premier projet puis les deux autres, Machorka Muff et Nicht Versöhnt. On partait, voilà tout, et, à ce moment-là, il y avait ce qu’on a appelé “mai 68” et il y avait un petit décalage.

On était là-bas, je n’avais pas du tout l’intention, aux côtés de Cohn-Bendit et d’autres, de rentrer en France et de me faire foutre en tôle pour un an, mais on était là, il y avait une certaine nostalgie, même si c’était, en partie malgré tout, une “chienlit” comme disait l’autre… Qui d’ailleurs s’est fait vider à son dernier referendum, ça c’est clair, parce qu’il avait demandé une miette : la participation. Ça a suffi pour qu’on liquide De Gaulle ! On pouvait rigoler de la “participation”, maintenant on y revient : les ouvriers et employés actionnaires… Mais c’était suffisant pour qu’on le renvoie à Colombey, qu’on le renvoie “traire ses vaches” comme disait Anna Magnani dans le Carrosse d’or. Alors les circonstances…

DH : Les circonstances on y réagit forcément, comme individus, mais ce n’est pas une raison suffisante pour mettre ses réactions individuelles dans un film : ça recoupe les histoires de sentimentalité.

Regarde : quand Cézanne peint ses joueurs de cartes, dieu sait que personne n’aurait l’idée de dire que c’est politique. Et tout d’un coup tu vas dans un bistro à Froidcul au-dessus de Moyeuvre-Grande en Lorraine, et dans ce bistro il y a une reproduction des Joueurs de cartes : ça fait un drôle d’effet. Alors tu en parles au type derrière le bar et il dit : « Oui, ça me plaisait »…

JMS : Ce n’est peut-être pas directement politique, mais je suis fasciné par le fait que Cézanne est complètement réaliste. Je vois des gens qui jouent aux cartes depuis vingt ans en-dessous de chez moi, qui, socialement, ne sont pas du tout les mêmes, ils sont en blue-jeans, il y a des loulous et d’autres qui sont d’anciens métallurgistes, mais quand j’observe les mecs debout, assis, les gestes, c’est hallucinant de voir combien Cézanne est réaliste. Or les films politiques commencent avec le réalisme. Le réalisme qui consiste, comme disait Brecht, à commencer avec le particulier et, bien enraciné dans le particulier, là seulement, à s’élever jusqu’au général. Il dit : « la chose unique, boutonnée/liée, avec le général ».

En plus dans notre petite biographie personnelle — notre “carrière” qui fait des progrès gigantesques puisqu’on ne parvient même plus à avoir d’argent du CNC !… —, les choses sont en dents de scie, la chronologie des films n’est pas celle des projets : Chronik aurait dû être le premier et Moïse et Aaron le deuxième, et cela s’est passé autrement. Machorka Muff n’aurait jamais dû être le premier.

Faire des films politiquement c’est aussi faire ce que disait Cocteau : « Ce qu’on te reproche cultive-le, c’est toi-même ». Chronik on l’a fait tel qu’on voulait le faire et non pas comme des gens nous conseillaient de le faire au cours des dix années où on attendu de pouvoir le faire. Le premier avec Curt Jurgens, le second en nous donnant le double d’argent qu’aurait coûté le film mais en payant Herbert von Karajan… Et on les a tous envoyés foutre parce qu’on voulait faire ce film avec Gustav Leonhardt qui, à l’époque, n’était pas au box office de l’industrie culturelle, quand tout le monde, même les musiciens et les musicologues nous disaient : « Comment ? Qui ça ? » et on devait écrire le nom sur un bout de papier. De même Nikolaus Harnoncourt. Quant à ce pauvre Wenzinger, le bras droit de Paul Sacher à Bâle, il n’était pas plus connu : ils sont dans le film avec Leonhardt et comme cela n’avait aucune valeur au box office de l’industrie culturelle, personne ne voulait donner un sou pour ce film. Or si on fait un film politiquement, c’est-à-dire en organisant ce qu’on fait, cela veut dire qu’on choisit ses acteurs en ne s’adressant pas au casting ou au box office sous prétexte qu’il faut faire ça sinon on n’aura pas de sous, que sans Depardieu le film ne se fait pas, sans la dernière belle fille à la mode on n’aura pas d’argent du CNC, le film n’ira pas à Cannes, etc. Sinon, non seulement on ne fait pas des films politiquement mais on ne fait pas les films qu’on a envie de faire. Brecht lui-même disait déjà dans sa préface à Kuhle Wampe : « l’organisation nous a coûté bien plus de peine que die kunstlerische arbeit… le travail artistique lui-même » et, dit-il, cela vient du fait que c’était un film politique.

C’est une autre réponse à la question initiale : si on veut faire des films politiques, il faut les organiser soi-même et ne pas s’en remettre à des organisations, même amicales, même de chers amis qui nous aident un petit peu…

DH : Il y a toujours un moment où on est forcé de dire : eh bien non ! ce sera comme ça et si vous n’en voulez pas on s’en chargera nous-mêmes. Même écrire sur un dépliant « ce film a été refusé par le comité de sélection du festival de Cannes », ce qui est la stricte vérité, déclenche des réprobations de nos amis qui s’écrient : « Qu’est-ce que vous voulez ? secouer le cocotier de Cannes ? » Et nous on dit : « Ecoutez, si vous ne voulez pas vous brouiller avec votre monde, parce qu’après tout c’est le vôtre, pas le nôtre, on prendra ça en charge nous-mêmes »… Et puis finalement, parce que “Straub” c’est devenu une marque, qu’ils nous aiment bien, ils cèdent, mais ce sont tout de même des rapports de forces.

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JMS : Faire un film politiquement, c’est faire un film avec les objectifs dont on a besoin, le nombre de mètres de pellicule dont on a besoin, le tourner dans l’ordre dont on a besoin, avec le matériel dont on a besoin, c’est payer les techniciens au moins au tarif syndical et de les payer au début de chaque semaine et non à la fin et ne pas se laisser imposer des économies ridicules alors que la production commerciale dans son ensemble gaspille l’argent en faux frais et à des choses inutiles et condamne les gens qui font des films, même des gens prestigieux comme Bertolucci, à avoir des rushes en noir et blanc ou à se limiter à deux objectifs. Sur Lothringen !, cela nous est arrivé, quand on a demandé à avoir le zoom “Primo”, on nous a dit que c’était beaucoup trop cher pour un court-métrage. Or nous on sait ce qu’on veut tourner, où, et ce dont a besoin techniquement, et si vous ne voulez pas nous payer ça, eh bien ! on le paiera nous-mêmes.

DH : Le sens du mot politique c’est aussi celui de liberté. Si je tiens à ce qu’il y ait cette phrase sur le festival de Cannes, ce n’est pas par vengeance, ni pour secouer quoi que ce soit car ça ne secouera rien du tout, mais parce qu’il faut que quelques jeunes-gens sachent…

JMS : …qu’il n’y a pas de liberté artistique en système capitaliste ! et que même ces organismes soi-disant au service de la culture ne sont qu’au service de l’industrie culturelle du cinéma français et quand ils voient arriver un film où il n’y a pas la dernière belle fille à la mode ou Depardieu ou dieu sait qui, ils n’en veulent pas.

DH : Quand on a fait les affiches pour Nicht Versöhnt et qu’on les a apportées à la responsable du cinéma où le film sortait, elle nous a dit : « Ach ! das ist nicht unser Geschmack » [c’est pas notre goût]. On a dit : « Très bien on les paiera nous-mêmes » et, à l’époque, nous n’avions pas un sou et il a fallu trouver mille marks. Tu me diras que c’est un grand privilège parce que le prolo, lui, ne peut pas faire ça, mais curieusement, quand on entend les dockers de Saint-Nazaire, au moment des grandes grèves, ce dont ils parlent le plus, ce n’est pas d’histoires d’argent et des différences qu’il peut y avoir entre eux, ce dont ils parlent le plus c’est de la liberté, de pouvoir ne pas aller travailler si on le veut, pouvoir changer d’endroit, « simplement pouvoir changer de quai quand ça nous plaît ! » C’est cela le statut de docker qu’il défendent. C’est tout de même extraordinaire que ce soit ceux-là qui parlent de liberté…

JMS : La preuve : Toscan du Plantier ! Je me limite à deux collègues à nous, estimables comme on dit, l’un qui s’appelle Syberberg et l’autre Benoît Jacquot. Voilà deux garçons — pas des petits vieux, ils devraient donc être encore capables de résister —, qui se sont tous deux fait avoir, en l’espace de vingt ans, par le même système qui s’appelle Toscan du Plantier. Syberberg voulait enregistrer l’opéra de Wagner en son direct, en même temps que l’image, et il y a renoncé parce que Toscan lui a fourgué un enregistrement à Monte-Carlo qu’il avait dans sa phonothèque et que ça coûtait moins cher. Il a donc fait un film qui n’a aucun rapport avec ce qu’il voulait faire ! Voilà une manière de faire qui n’a rien de politique.

La même chose vient d’arriver à Benoît Jacquot qui tourne La Traviata je crois, qui a travaillé quelques semaines ou mois avec un ingénieur du son parce qu’il avait juré que ce serait en son direct et tout d’un coup il fait son film en play-back.

La morale évoquée au début, définissait-elle une position individuelle ?

JMS : Non, je voulais tout simplement dire que l’on vit dans un monde où on est en train d’évacuer la morale et de faire régner le cynisme. Le cynisme s’affiche sur les murs, les slogans, les publicités on pourrait même aller plus loin et parler de liquidation de la moralité publique.

La morale c’est aussi savoir que la délation est une chose horrible. Or le gouvernement italien a promulgué une loi encourageant la délation. Ça a eu pour résultat que Craxi, Andreotti, plusieurs fois par mois, sont allés trouver le Juge d’Instruction pour lui dire : « Attendez ! je vais encore dénoncer un autre petit copain de mon parti… » C’était fait soi-disant contre les Brigades Rouges et même certains des Brigades Rouges sont allés dénoncer des gens parce que la loi prévoyait qu’ensuite ils bénéficieraient de circonstances atténuantes ; on leur faisait miroiter qu’on les traiterait avec plus de douceur. On a fait la même chose avec la mafia et tous les mafiosi ont dénoncé à tour de bras et le seul qui n’ait pas dénoncé, c’est un vieux, le plus vieux de tous les mafiosi qui est en prison à New York depuis quarante ans ou presque. On est allé le trouver et on lui a dit : « Alors ? qu’est-ce que vous nous dites, vous nous donnez des noms ? » Et lui : « Des noms ? je n’en donnerai pas un seul. Je suis là ; je purge ma peine, vous n’aurez pas un nom de moi… »

Voilà un type qui avait encore le sens de la morale.

Un gouvernement qui promulgue une telle loi est une école de cynisme : il contribue à la démoralisation de la nation. Quand d’Alema (à la section du PC de Pise où était également notre Angela qui vendait l’Unità le dimanche matin — « A vot’ bon cœur M’sieu Dames » —, et qu’elle rapportait l’argent, le secrétaire, c’était d’Alema), alors, quand d’Alema, il n’y a pas si longtemps, après quelques semaines de guerre contre Milosevic, a fait une déclaration reproduite à la une du Messagero di Roma, sur toute la largeur de la première page : « Usciremo più forti di questa guerra ! » [Nous sortirons plus forts de cette guerre], c’est ce que j’appelle de la démoralisation publique.

C’est une remarque d’un cynisme vertigineux et d’une bêtise insondable… En plus il devrait savoir qu’aucun vainqueur n’est jamais sorti plus fort d’une victoire ! Il n’y a qu’à voir les Vietnamiens. Et dire ça quand on a participé comme des laquais à la guerre du Golfe et qu’on participe à la guerre contre Milosevic, c’est ça l’absence de morale.

Quant à la morale économique, elle est encore plus cynique, la morale de la “New Economy”, c’est la morale, tout simplement, du supermarché.

On est frappé quand on voit des ouvriers qui restaurent une cour, abattent le crépi qui tombe et repeignent quatre couches avec un ciment et un autre ciment, deux couches de peinture, etc., pendant six mois, on est frappé de la conscience professionnelle que cela suppose. La bourgeoisie qui, dans son travail, n’est plus capable de conscience professionnelle, en voyant ça elle devrait ou bien leur rigoler au nez devant tant de naïveté ou bien aller voir son confesseur et demander pardon. Il n’y a qu’un seul crime irrémissible dans l’Evangile, c’est le crime contre l’esprit. Eh bien ! celui-là, il y a belle lurette que la société dans laquelle on vit, non seulement l’a commis mais le pratique et le cultive à longueur de jours et d’heures !

Quelle place occupe la théologie que tu évoquais dans la définition du cinéma politique?

JMS : Ce que j’appelle théologie, c’est ce qui a rapport avec dieu ou les dieux. Il faut savoir qu’avec les civilisations, les paysans ont inventé les dieux, il faut savoir ce que c’est que l’invention du monothéisme, que c’est très difficile de se passer de dieux. Qu’on mettra encore des siècles pour y arriver et que s’en passer à la manière de la bourgeoisie voltairienne, ce n’est certainement pas la solution. Ce n’est que celle du cynisme. Et quand on a dit ça, il faut dire aussi que la théologie — revenons une fois de plus à Péguy qui dit : « Je ne suis pas pieux dit Dieu » — ça veut dire éviter aux gens d’entretenir des sentiments frelatés là-dessus, de pratiquer le sentimentalisme et la piété. Et c’est justement ce qui sert d’ersatz et là encore on peut dire que Goebbels a gagné la guerre. On vit dans une société des ersatz, à tous les niveaux : pour l’eau, l’air, les sentiments, la morale, pour Dieu, pour tout. C’est pour ça qu’on a inventé la sociologie et les psy qui remplacent les confesseurs.

Au cinéma le fait de représenter, d’imiter participe-t-il la même idéologie du simulacre, de l’ersatz ? et votre attachement au son direct, à la matérialité des objets et des lieux procède-t-il de cette théologie?

JMS : On peut le dire autrement : « Retour à la réalité ! retour à la réalité ! retour à la réalité ! »

Dans votre rapport aux textes on observe plusieurs démarches : les uns sont repris intégralement, d’autres mis en pièces, cela relève-t-il d’une “lecture politique”…

JMS : Corneille : c’est la pièce, je n’ai changé qu’un seul mot. Pavese : c’est six dialogues sur beaucoup plus. Ensuite la deuxième partie, c’est seulement une strate du roman. Le dernier film : c’est trente-neuf pages de quatre cents, ou Leçons d’histoire : c’est une trentaine de pages de trois cents, etc. C’est chaque fois différent, mais chaque fois l’idée est toujours de ne pas prendre de textes descriptifs. Au fond, j’ai toujours détesté la littérature ! Le type qui prend un roman de Balzac ou même de Kafka et se met à illustrer ce qu’ils décrivent, son film est perdu d’avance. Ce qui nous intéresse, ce n’est pas ce que l’écrivain voit : on ne peut pas illustrer ce qu’il voit, ça ne fait que bloquer l’imagination, et on ne peut pas savoir ce qu’il voit. Ce qu’il voyait c’est dans les mots, ça ne peut pas passer dans les images. Le cinéma n’est pas descriptif — c’est ce qu’a fait Orson Welles d’ailleurs… Ce qui nous intéresse, ce sont des textes qui seront incarnés dans des êtres vivants, des dialogues, pas le plot. Ce qui intéresse les productions commerciales, c’est d’acheter un plot. Ensuite on ne retrouve pas un seul mot de l’écrivain dans le film mais on a acheté un “plot” très cher ! Nous on prend des mots et on les garde tels quels. Dans le Kafka on a gardé presque tous les dialogues, à 90% peut-être même plus, du premier chapitre, le seul qu’il avait publié, et pour tous les chapitres suivants, il n’y a parfois que trois ou quatre dialogues étant donné qu’il avait été trahi par son ami Max Brod qui lui avait promis de détruire ça… A part le premier chapitre — “Le Chauffeur” —, le reste Kafka considérait que ce n’était pas fini et d’ailleurs ce n’est pas fini, cela se sent très bien. Ce n’est pas par hasard que j’ai presque tout gardé du premier chapitre et que, dans les autres, j’ai gardé très peu en essayant de voir avec prudence et beaucoup de temps, ce qui résistait et qu’il aurait certainement gardé. On peut se tromper ; ça c’est mon côté “censure stalinienne”, mais je suis assez sûr. Modestement…

Dans la lettre à Kandinsky, on a censuré plusieurs petits paragraphes ou phrases entières de Schönberg, là où chaque fois il y a un noir. Mais ce qui nous intéresse ce sont les mots des écrivains. D’Empedokles, on a pratiquement tout gardé à part la dernière scène parce que celle-là c’est à peine un brouillon. Mais ces textes-là ne nous intéressent pas en tant que littérature, si c’était le cas on aurait tout lu, or je suis loin d’avoir lu tout Corneille, tout Kafka, tout Hölderlin, tout Böll…

Avec Böll c’est un peu différent, comme avec Brecht : on a fait une construction qui n’a plus rien à voir avec le roman de Brecht mais chaque mot est de lui et on a gardé ce qui nous a paru le plus dense au niveau de l’analyse économique et le plus fort littérairement.

Ce qui nous intéresse ce n’est pas de faire concurrence à la littérature, c’est de faire passer la littérature de l’autre côté, c’est-à-dire de passer de Gutenberg à ce qui se passait au temps où il n’y avait pas d’imprimerie, il n’y avait pas de télé, où les gens se réunissaient le soir et se racontaient des histoires au coin du feu. Disons de passer d’une civilisation écrite à la culture orale qui est complètement refoulée.

Walter Benjamin a consacré un texte qu’il appelle “le narrateur” (Der Erzähler] (qu’il a traduit lui-même en français) où il oppose le récit oral au roman sur le plan de l’échange d’expérience., du collectif et de la solitude.

 

JMS : Ah! bon, tu le connais mieux que moi celui-là. Mais il est certain que l’écrivain est condamné à être un individu dans la société où l’on vit, la capitaliste, et pas seulement elle. Dans cette autre tentative de l’autre côté du mur, la société des démocraties dites populaires étaient malgré tout une société où l’artiste était condamné à être un individu même s’il rêvait de ne pas en être un. S’il n’était pas un individu, il ne pouvait être un artiste. D’ailleurs cette même société condamnait Lénine à être de plus en plus un individu, c’est ce qu’il dit quand il dit que son travail politique ne lui permet pas d’écouter de la musique. Dans le monde où on vit, l’être humain étant limité, le monde étant tel qu’il est, on ne peut pas faire trois choses à la fois, ni même deux. On est condamné. C’est ce que disait Schönberg — ça n’est pas très différent — quand il disait à Eisler « Au lieu de faire tant de politique, tu ferais mieux de te concentrer sur ton travail ». C’est une provocation un peu… poujadiste, mais c’est un fait, on ne peut pas à la fois faire de la politique et fabriquer des objets qu’on appelle des objets esthétiques ou des œuvres d’art ou des films.

DH : Par contre on peut laisser mûrir les choses. Tu parlais des circonstances tout à l’heure. Quand on est comme on l’a été et on l’est encore, obsédé par les massacres et les guerres de paysans et qu’un beau jour on fait Trop tôt/Trop tard, c’est justement parce que ça réapparaît d’une certaine façon quand ça a trouvé sa forme.

JMS : Sa forme selon les hasards d’une rencontre triple : premier voyage en Egypte pour Moïse et Aaron, deuxième voyage en Egypte, puis retour en Italie et découverte d’un livre de deux individus qui avaient passé un an dans un camp de concentration de Nasser…

DH : Plus les cahiers de doléances dont Engels extrait des chiffres. Et tout ça, la partie française, se termine par une inscription « Les paysans se révolteront », en partie masquée par un poteau. Quand le film en 1981 était fini, on nous a dit que c’était impossible une révolte de paysans. Et maintenant on voit ce qui se passe.

C’est le contraire des films qui suivent la mode…

 JMS : Même de bonne foi ! A ce moment-là j’aime mieux Un Film comme les autres que certains films du groupe qui s’était intitulé Dziga-Vertov. Ce cher Jeannot ne serait certainement pas d’accord car il a plutôt envie d’occulter ce film, mais enfin, c’est mon avis. Là il y a un individu qui s’est fait modeste à un certain moment bien précis et qui s’est contenté de radiographier quelque chose sans interposer de grilles. Il était vraiment dans le moment et dans la mode mais il fonctionnait sans apporter de l’eau au moulin de la mode.

 

Je crois que j’ai découvert Chronik der Anna Magdalena Bach à Locarno en 1968, en août, où Buache l’avait choisi à côté de films militants issus de mai, ce qui offrait un certain contraste, et je me rappelle que Jean-Luc nous disait avoir des difficultés avec ce film par rapport à l’Allemagne, ce qui vient après Bach, le nazisme, etc.

JMS : C’est qu’il avait de la peine à voir un objet marxien. Je ne prétends pas marxiste mais marxien, parce que la démarche intellectuelle de ce film, on l’a découvert bien après, c’est vraiment la démarche du jeune Marx. Donc, par hasard, le film est marxien. Mais à nous il ne nous avait pas dit ça. Il m’avait dit : « Il faut quand même que je te parle de ton film ». Et il a dit…

DH : « Alors voilà : la première partie, je me suis dit “Non ! ça ne va pas du tout” … La deuxième, je me suis dit “Oui ! c’est ça qu’il faut faire” et la troisième je me suis dit à nouveau que “ça n’allait pas” »…

JMS : Ça voulait dire : tu aurais dû rajouter un commentaire, en mettre moins ou en mettre plus, et un commentaire qui commentait politiquement la situation. Au début il s’est dit : « T’aurais dû le faire », ensuite, au deuxième tiers : « Non, non, il a raison de ne pas faire ce que j’aurais fait » et au troisième tiers : « Non ! non ! c’est quand même moi qui ai raison… »

Moi je ne disais rien, j’étais un peu timide et je n’avais pas tellement envie de rigoler. Je l’ai regardé et je lui ai demandé avec un pâle sourire : « Alors qu’est-ce que tu aurais voulu que je fasse, que je mette à la fin “Tout est politique” ? » Et il m’a dit : « Tu vois, ça aurait peut-être suffi ».

Or il y a déjà un film qui se termine par « Tout est grâce » et comme je n’aurais jamais fait Chronik s’il n’y avait pas eu le Journal d’un curé de campagne, pour d’autres raisons, je n’allais tout de même pas terminer un film avec la phrase « Tout est politique » pour que ça plaise à Jeannot !

En plus tout le monde le sait que tout est politique. Alors c’est se foutre du monde.

Je crois que les films politiques sont faits par des gens qui n’essaient pas de faire les malins.

DH : Don’t be clever for the sake of being clever, c’est une petite pièce de Glenn Gould qu’on a entendue ce matin…

JMS : Quand Lang, ce demi juif viennois, après des années de silence, après être passé de l’autre côté de l’Atlantique, essaie d’assimiler l’américain, la réalité américaine comme il était capable de le faire, à coups de patience quotidienne, de dictionnaires et de recherches, quand il fait Fury, eh bien ! oui, on n’a pas l’impression d’un monsieur qui fait le malin, on a l’impression de l’irruption de x années d’expérience, de travail, de découvertes. Quand Chaplin fait Un Roi à New York, il ne fait pas le malin. Quand l’auteur de Durutti fait Durutti on voit le résultat. Ça devient de la débilité mentale, deficienza… Alors à quoi ça sert ?

Il y a tellement de conneries dans le monde que faire un film politique ça consiste au moins à ne pas en rajouter une de plus. Il y a même des moments où on aurait pu dire qu’il faut travailler suffisamment pour arriver à faire un film qui ne soit pas pernicieux parce que tout ce qu’on vend aux gens, tout ce qu’on leur raconte est pernicieux.

D’abord le travail ça se fait sur soi-même, il faut éviter l’auto-complaisance, alors, la soi-disant originalité.

Cette perspective de rétablir la culture orale, n’est-ce pas un projet politique de votre cinéma ?

JMS : Comme tu le dis là ça a l’air très flatteur, mais il ne faut pas croire que c’est systématique et conscient, c’est quelque chose qui est venu lentement. C’est aider les gens à rêver à quelque chose que l’industrie en général et l’industrie culturelle en particulier a refoulé, éliminé. C’est entendre non seulement quelque chose qui a un rapport avec le collectif, mais des choses qu’ils ne connaissaient pas. Quand des gens, après avoir vu Leçons d’histoire sans savoir que c’était tiré d’un roman de Brecht, ont envoyé des lettres à la télé allemande demandant : « Qu’est-ce que c’est que ce texte ? comment s’appelle-t-il ? », on s’est dit qu’on était content. C’est pour la même raison que j’ai dit que le Bachfilm était dédié aux paysans de la forêt bavaroise qui n’avaient jamais eu l’occasion d’entendre du Bach dans leurs églises catholiques, qui n’allaient jamais au concert. Ou — et tous les Bonitzer et autres m’ont traité de volontariste — que Corneille c’était fait pour les ouvriers de Renault.

DH : Si tu prends des gens presque illettrés comme Angela ou qui sont carreleurs, maçons et même ingénieurs des Ponts & Chaussées et que tu leur donnes un texte comme celui du dernier film…

JMS : Qu’ils connaissent ou non Vittorini, ça ne joue plus !

DH : …et qu’ils s’assimilent ce texte — parce qu’enfin toutes ces histoires de “distanciation”, etc., c’est tout de même de la rigolade ! il ne peut pas y avoir de film où le texte fasse plus partie des gens que nos films ! Forcément car il y a des mois de travail, ça entre dans leurs tissus nerveux. Ça, c’est une forme de culture populaire, c’est ce dont tout le monde parlait dans les fameuses années “Pop”… mais que personne ne faisait parce que c’est trop difficile, trop long.

JMS : Parce que l’industrie, même artisanale, du cinéma français ne le permet pas, parce que “Time is Money”.

DH : Ça appartient à une caste, tu te heurtes à un mur. Le refus de Cannes, ce n’est pas seulement parce qu’il n’y a pas Depardieu ou la dernière petite star à la mode, c’est parce qu’ils savent tout de suite — pour ça ils ont un nez infaillible —, que ce n’est pas des gens du “beau monde”, ce n’est pas des gens de leur monde. Aumont l’a dit, ce qu’ils racontent « n’est pas intéressant ». Ce ne sont pas des gens intéressants. Nous, c’est avec ceux-là qu’on fait de la culture populaire et c’est difficile parce que ce sont des gens qui travaillent, qui ont un autre travail, et par conséquent si ça marche, c’est parce qu’ils en ont envie, envie de découvrir autre chose. Mais d’autre part, ils arrivent aux répétitions à 6 heures du soir crevés et c’est pas facile. Mais pour ça, ils apportent des solutions qu’aucune personne du beau monde n’aurait imaginée parce qu’ils ne sont pas enfermés dans le préfabriqué.

C’est l’anticipation du communisme selon le jeune Marx où l’on est chasseur le matin et poète l’après-midi…

JMS : Ce serait beau !

DH : Chasseur !!!

JMS : Ce “salaud” disait ça parce qu’il n’aurait jamais mis les pieds à la chasse…

 

Il pensait au néolithique, la cueillette, la chasse, la poterie…

 

JMS : Au-delà des Assyriens encore !

DH : La grandeur du cinéma c’est que c’est un travail collectif, c’est ce qu’il a en commun avec le théâtre sauf que le théâtre c’est une caste, on ne va pas chercher les gens dans la rue, c’est encore pire que pour un film ! Mais ce caractère collectif c’est ce qui est passionnant. Et le rapport à la politique il est là.

JMS : Mais l’envie de la chose n’arrive pas comme ça un beau matin, on ne se dit pas : « Tiens on va revenir à la culture orale », c’est comme pour tous les gens qui travaillent dans un domaine comme ça, ça vient, pourquoi pas, de Farrebique, du Journal d’un curé de campagne ou du Fleuve ou même, pourquoi pas, du Capitaine Fracasse de Gance, parce que là on se dit tout à coup qu’il y a quelque chose…, ou de deux-trois phrases de Michel Simon dans Boudu : « Qu’est-ce que ça peut te foutre à toi vieux schnock ! »

Comment avez-vous évolué sur cette question de l’acteur professionnel et du non-professionnel depuis vos premiers films ?

JMS : Dans Nicht Versöhnt on en avait réellement un qui n’était pas capable d’écrire son nom et deux-trois autres qui ne pouvaient pas lire le journal. Dans le Kafka, ce n’est pas tout à fait comme ça mais il y en a tout de même un, le portier, avec sa lanterne. Mais là il y a un mélange puisqu’à l’autre bout de l’éventail il y a Mario Adorf, Alfred Edel, Laura Betti ou Libgart Schwarz.

Il y a des films où il y a un mélange et d’autres pas, mais ça n’est pas voulu en tant que tel, ça dépend des personnages. Il est évident que pour faire l’oncle dans le Kafka, on avait intérêt à prendre un acteur et pas un plouc, cela n’aurait pas fonctionné. L’acteur, c’est l’ersatz du bourgeois en un sens, mais le bourgeois en ce cas-là, n’aurait pas été juste non plus. Et dans Nicht Versöhnt, la mère finalement, c’est pas une actrice, c’est une vieille femme, vraiment pas une intellectuelle, qu’on avait rencontrée dans notre ascenseur ; Ferdi nous l’avons vu dans la rue à Cologne : il balançait sa bicyclette sur un camion où son père chargeait des tonneaux de bière de Dortmund.

 

C’est son apparence qui vous a retenue ?

 

JMS : Quand on prend un acteur, c’est toujours que pour une raison ou pour une autre, on tombe amoureux de lui.

Cette vieille qu’on avait rencontrée dans un ascenseur où elle maugréait chaque fois qu’il tombait en panne et deux heures après on lui a proposé, mais auparavant on avait fait un petit voyage au Berliner Ensemble. On s’était mis dans la tête que pour cette vieille-là, il valait mieux une actrice parce qu’elle raconte le passé en récitant, il y a un côté “Quarante siècles nous contemplent” ou “les siècles qui défilent” de Pierrot le fou… Là ce ne sont pas les siècles, c’est la crise économique et l’arrivée… de ceux qu’on a fait venir pour résoudre la crise. Comme on avait vu plusieurs fois la Weigel sur les planches du Berliner Ensemble pour trois-quatre pièces de Brecht, elle nous plaisait bien en tant que bonne femme et en tant qu’actrice, alors on est allé la trouver. Un an avant de faire le film. Elle a lu ça et tout à coup elle nous a dit : « Pourquoi vous voulez absolument une actrice pour ce personnage-là ? Au cinéma tous les acteurs sont mauvais ! Prenez donc un non-professionnel… » Alors on a dit : « Merci bien ».

Tu vois qu’au point de départ, il fallait qu’on rencontre un monstre sacré de ce genre pour nous entendre dire qu’au cinéma tous les acteurs sont mauvais et on ne s’attendait pas à ça d’elle. C’est certainement pas la Libgart Schwarz qui nous aurait dit une chose pareille, ni Peter Stein. Ça prouve que celle-là elle avait quand même ses expériences personnelles et n’avait pas vécu en vain avec Brecht et travaillé avec lui. On s’attendait à tout avec elle, sauf à ça. D’ailleurs au bout de dix minutes on la trouvait trop jeune…

Les gens c’est pas les films qu’ils voient, ni la réalité ou la matière du film, c’est toujours des projections, en tout cas ces gens-là ; c’est très difficile de voir seulement ce qui est sur l’écran, ce qu’on entend et ce qu’on voit. Moi il m’a fallu vingt ans et même maintenant des fois en voyant un film que je n’avais pas vu depuis vingt ans je m’aperçois que je ne l’avais pas vu. Alors ils voient l’Angela Nugara dans Sicilia!, ils trouvent ça bien, « Oh! oh! elle respire avec son ventre… et puis comme c’est une mère, très bien, très bien !… » Mais la même femme dans l’autre film [Operai, contadini], ils ne la trouvent plus bien du tout, alors qu’au niveau technique, elle a fait un joli petit pas en avant. Elle avait réfléchi sans qu’on lui fasse des discours, elle avait réfléchi pendant deux ans entre les deux…On n’a pas eu besoin de se quereller, ça s’est fait comme ça et on sent un progrès, disons artisanal, de sa part. Mais ça personne ne le remarque, ça ne les intéresse pas. Et même Vittorio, parce qu’il n’a plus de bicyclette et qu’il ne pédale plus, c’est pareil, ça ne les intéresse pas.

J’ai été frappé quand j’ai été amnistié, les premiers films que j’ai vus en France, au bout de onze ans, c’était par exemple la Bête humaine, à Chaillot. C’était déjà le moment où il n’y avait plus que des étudiants dans la salle, les collègues ne venaient plus ou à peu près, et les bourgeois cultivés non plus, c’étaient donc des étudiants plus ou moins prolongés et ils ricanaient, quand Renoir arrivait, sur sa façon de jouer, ils ricanaient là-dessus et je me suis dit : « Nom de dieu! il n’y a pas grand’chose de changé », parce que, après “La Chambre noire”, mon ciné-club à Metz, j’avais un petit ciné-club 16mm à Nancy à la fac, avec deux films par mois, et quand on montrait les Dames du Bois de Boulogne, les mecs ricanaient tout le temps jusqu’à ce qu’on les engueule. Même à Soupçons de Hitchcock ou Give us this Day de Dmytryck.

 

Propos recueillis à Paris, le 19 mars 2001 par François Albera

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Cet entretien a été réalisé à Paris, le 19 mars 2001, à la demande du Centre Georges-Pompidou pour figurer dans une publication consacrée au thème « Cinéma et politique » (série de films de 1968 et après, films militants, ciné-tracts, etc., table-ronde avec les revues qui furent liées à cette période – Cahiers du cinéma, Cinéthique, Filmkritik, Cinema e film…– prévus pour juin-juillet 2001). La responsable de cette manifestation était Sylvie Astrik. Cependant la responsable du cycle et la direction de la BPI du Centre Pompidou (alors Gérald Grunberg) exigèrent des coupures de plusieurs ordres dans le texte de l’entretien. En particulier pour ce qui touchait aux critiques de J-L. Comolli et de Dario Fo et sur le rapprochement établi entre l’extermination industrielle des animaux et le génocide juif. Jean-Marie Straub et Danièle Huillet refusèrent toute censure de propos qu’ils avaient énoncés, relus et qu’ils assumaient. Le texte fut donc refusé par l’institution qui l’avait sollicité. Jacques Rancière renonça à participer à la publication ainsi que Jean-André Fieschi mais un livre parut par les soins de la BPI sous le titre Cinéma et politique. 1956-1970. Les années Pop, avec des contributions de Jean Narboni, Jean-Louis Comolli et Gérard Leblanc. L’entretien trouva accueil dans la revue Hors Champ d’août 2001 qui le mit en vente lors du festival de Locarno. Il suscita une série de rumeurs au sujet de « l’antisémitisme » des Straub qui firent brièvement surface dans un article de Libération signé Olivier Séguret, auquel le journal refusa tout « droit de réponse ». Les lettres (signées Louis Seguin, Anne-Marie Faux et François Albera) parurent dans le n°7 de Hors Champ (automne-hiver 2001-2).

Entretien repris de la Revue Leucothéa

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