L’affolement de toutes les boussoles existantes, voilà ce que vise Révolution Zendj dans la souveraineté d’un geste cinématographique radicalisant la puissance de déterritorialisation à l’œuvre dans les deux précédents longs-métrages du cinéaste algérien, Rome plutôt que vous (2006) et Inland – Gabbla (2008). D’une part, le film organise l’affolement de la boussole interne du spectateur en ce que la dissémination aux quatre vents de sa matière narrative propose un poudroiement de points de connexion dans l’éloignement relatif desquels s’expose souverainement la force hallucinante et tellurique des plans. D’autre part, cette dynamique narrative de ventilation induit l’affolement des boussoles externes de la géographie et de la géopolitique au nom de l’affirmation politique d’une condition nomadique et exilique suffisamment générique pour donner à voir dans les intervalles de la mondialisation du capital la puissance contestataire des peuples. Ainsi, un journaliste algérien (Ibn Battûta, comme le grand voyageur et explorateur marocain du 14ème siècle) au travail d’une enquête portant sur la révolte des esclaves noirs contre le pouvoir abbasside dans le sud de l’Irak entre 869 et 883 entreprend un voyage démarrant dans la région algérienne du M’zab alors électrisée par des émeutes pour aller ensuite en direction de Beyrouth après la seconde offensive israélienne de 2006, avant d’atteindre Bassorah détruite par deux guerres étasuniennes livrées successivement en Irak. Ainsi, une étudiante palestinienne (prénommée Nahla en hommage au film éponyme de l’algérien Farouk Beloufa, son unique long-métrage de fiction réalisé en 1979) qui vit en Grèce parmi les étudiants et anarchistes insurgés contre la mainmise des banques sur les richesses du pays voudrait retourner en Palestine occupée en passant par Beyrouth et le souvenir brûlant des massacres de Sabra et Chatila en 1982, pour finalement échouer et revenir à Athènes alors sous le feu de nouveaux affrontements entre la jeunesse en révolte et la police. Ainsi, un groupe de capitalistes étasuniens imaginant de construire sur les ruines fumantes de Bassorah un complexe commercial sur le modèle de Disneyland et Babylone retournent à New York après avoir été délestés à Beyrouth de leurs valises de dollars par le journaliste alors épris de l’étudiante. C’est que la puissance de déterritorialisation se comprend dans Révolution Zendj comme une esthétique de la désorientation au nom de laquelle la vision hallucinée d’un autre Orient arrache à la désertification grandissante du monde la multiplicité parcellaire d’oasis riches en potentiel libertaire.
La désorientation du spectateur sera donc l’épreuve à relever afin de découvrir, halluciné, l’aveuglant soleil en train de se lever des peuples en lutte contre les pouvoirs qui les assignent à résidence à l’intérieur des frontières étatiques-nationales ou qui les attrapent dans le filet transnational du capital. Contre le pouvoir de réification des cartes et des histoires dressées ou racontées dans la seule perspective des vainqueurs, Tariq Teguia aura mis au point durant trois années une ample machine cinématographique susceptible de cartographier des lignes de fuite (dont les nœuds se nomment ici Beyrouth ou Bassorah réinventée en Égypte) au croisement de lignes de faille des affrontements d’avant-hier (les Zanj), d’hier (les Palestiniens des camps de Sabra et Chatila) et d’aujourd’hui (les émeutiers du M’zab comme d’Athènes). En filmant pendant 135 minutes la quête homérique d’un homme et d’une femme dont la singularité quelconque consiste à partir d’ici pour aller voir ailleurs s’ils n’y sont pas aussi, le cinéaste arrive alors à faire glisser son film le long de plaques tectoniques qui, telles des toiles de Mark Rothko, attestent d’une dérive des continents non-réductible à la mobilité du capital comme au morcellement communautariste des vieux États-Nations. Ces nouveaux « exotes » (Victor Segalen) figureraient dans le film de Tariq Teguia une singulière mobilité qui, sachant triompher des alibis exotiques et touristiques de l’utopie capitaliste, se comprendrait comme « exterritorialité » (Siegfried Kracauer). Autrement dit, c’est l’affirmation libertaire d’une puissance du dehors qui, bifurquant tel le Z de Zendj entre un chant de Nico et une lecture de René Schérer, le corps du cinéaste libanais Ghassan Salhab et une citation du poète irakien Saadi Yousef, une projection de Ici et ailleurs (1974) de Jean-Luc Godard et Anne-Marie Miéville et la référence à quelques mythes littéraires (Snark ou Moby Dick), un rock de Godspeed You ! Black Emperor et l’adaptation théâtrale de Mobile (1962) de Michel Butor, rendrait justice à un anarchisme légendaire faisant miroiter et cristalliser, au milieu du désert idéologique de la postmodernité, les roses des sables désignant la carte au trésor des résistances actuelles comme inactuelles. Au nom d’une désorientation conduisant à cette éblouissante cristallisation, il faudra célébrer l’archéologie du présent de Révolution Zendj comme la preuve qu’il est exemplairement notre contemporain.