Je dédie ces quelques pensées à la mémoire de Guy Debord, qui s’est donné la mort le 30 novembre 1994 à l’âge de soixante-deux ans. Il avait publié, en 1967, La Société du spectacle (1), à ce jour la critique la plus radicale du présent système. Après sa disparition, d’éminentes personnes lui ont rendu hommage, reconnaissant l’influence qu’il avait eue sur leur vie. Parmi elles figure l’actuel responsable des campagnes médiatiques de M. Silvio Berlusconi !
Une chose a changé depuis l’analyse percutante de Debord : le système n’est désormais nulle part contesté. Rien pour le moment ne peut s’opposer à la généralisation de ses usages. Partout le monde subit son triomphe et ses promesses de salut.
D’autres systèmes de croyance ont doté l’avenir de telles promesses : l’utopie communiste ou le paradis après la mort. Désormais, le salut par le marché est vénéré en tant qu’instantané, car il est de moins en moins de distinction entre réalité virtuelle et réalité tout court. L’avenir a été éliminé. Pour les vainqueurs, la plus longue perspective ne dépasse pas la durée d’un mandat présidentiel, pas plus. Les perdants doivent se contenter de la lutte pour la vie, minute après minute. L’espoir instantané est une sorte de désespoir.
Au sein du système, des millions et des millions de gens — qui ne devraient jamais être confondus avec lui — vivent leur propre vie. Et pourtant ces vies n’échappent pas au système.
Les images sont omniprésentes. Jamais on n’a montré et décrit autant. Nous avons à tout instant des aperçus de ce qui se passe de l’autre côté de la planète, ou de l’autre côté de la Lune. Apparitions enregistrées et transmises à la vitesse de la lumière.
Ainsi s’opère un changement, comme si de rien n’était. Il fut un temps où il s’agissait d’apparitions physiques parce que venues de corps solides. Elles sont désormais volatiles. L’innovation technologique a rendu aisée la séparation de l’apparence et de l’existant. Et c’est précisément ce que la mythologie du système actuel a besoin d’exploiter en permanence. Il transforme les apparitions en réfractions, comme des mirages : non des réfractions de lumière, mais d’appétits, en fait un seul appétit, l’appétit d’avoir plus.
Il en résulte — paradoxe, étant donné les implications physiques de la notion d’appétit — que l’existant, le corps, disparaît. Nous vivons au sein d’un spectacle de vêtements vides et de masques flottants.
Regardons n’importe quel présentateur de nouvelles de n’importe quelle chaîne de télévision de n’importe quel pays. Ces personnages sont l’épitomé (2) mécanique du désincarné. Il a fallu au système des années pour les inventer et leur apprendre à parler comme ils le font.
Voici à la « une » d’un journal une photographie en couleur de l’agence Reuter, dont telle est la légende : « Choquée par un obus : une jeune Tchéchène, le visage masqué de poussière et de sang, se tient parmi les décombres… » Tout est devenu masque.
La violence occupe une place centrale dans la mythologie du système car elle accapare l’attention et hypnotise. Les images explosives pleines de violence sont partout. Mais très rares sont les images de souffrance. Comment pourrait-il y avoir souffrance s’il n’y a pas de corps ? Ici réside la dure perversité du spectacle offert par le système. La violence, oui. Mais pas la souffrance.
Pas de corps, pas de souffrance, et pas de Nécessité — car la Nécessité est la condition de l’existant. Elle rend réelle la réalité. Et la mythologie du système ne nécessite que le pas-encore-réel, le virtuel, le nouvel achat. Voilà qui ne produit pas, ainsi qu’il est proclamé, un sentiment de liberté chez le spectateur (la prétendue liberté de choisir), mais un profond isolement.
Jusqu’à il y a peu, l’histoire, toutes les narrations que les gens faisaient de leur vie, tous les proverbes, les fables, butaient sur le même problème : le combat pour vivre avec la Nécessité, combat perpétuel, redoutable, et beau à l’occasion, qui est l’énigme de l’existence, qui fit suite à la Création et n’a cessé d’aiguiser l’esprit humain. La Nécessité produit à la fois la tragédie et la comédie. Elle est ce que l’on embrasse et ce contre quoi on se cogne la tête.
Elle n’existe plus dans le spectacle de nos jours. A une exception près peut-être, la musique pop, dont sentiments et paroles affrontent l’inéluctable. Partout ailleurs la Nécessité a été éliminée.
En conséquence, aucune expérience n’est transmise. Reste en partage le spectacle, le jeu auquel personne ne joue et que chacun contemple. Et ce qui ne s’est jamais produit auparavant, les gens doivent tenter de situer tout seuls leur propre existence et leurs propres souffrances dans la vaste arène du temps et de l’univers. Ici pourrait se situer la fatale faiblesse du système. Il finira par s’écrouler car il demande trop à l’être humain.
Quant à ceux qui résistent, ils doivent le faire avec une croyance qui fut une proposition de type mystique : c’est dans l’existant que réside le sacré. Ecce homo (3).
John Berger
Ecrivain anglais
(1) Nouvelle édition, Gallimard, Paris, 1994.
(2) NDLR : abrégé. Se dit, en particulier, d’un ouvrage d’histoire antique.
(3) NDLR : « Voici l’homme », phrase prononcée par Ponce Pilate en présentant au peuple Jésus couronné d’épines, avant le chemin de croix et la crucifixion.
Texte initialement publié dans le Monde Diplomatique en mars 1995