Robert Kramer et moi avons une relation d’ambiguïté – nous nous rencontrons en des points obscurs et au hasard du temps. Nos conversations sont obliques, rarement longues, et presque toujours en passant.
Chacun voit le travail de l’autre de la même façon – fugitivement, sans s’y attendre. Nous sommes dans un état permanent d’association et nous ne nous croisons que rarement sur le même terrain. Si nous parvenons à nous connecter, c’est comme un accident. Il peut s’agir d’un fax codé en pleine nuit – d’un message du coeur de l’esprit. Ou bien ça peut se passer dans une ville étrange, devant un bon repas, par une nuit de pluie et de vent – dans un restaurant accueillant, à l’écart. Ce n’est jamais prévu, jamais long et d’une certaine façon, nous n’en avons jamais fini. Je ne sais pas à quel point c’est important et je ne sais pas quand nous nous sommes parlés pour la première fois.
Un jour, j’ai – ou peut-être devrais-je dire “nous” – commencé. Je ne me souviens plus ni où ni quand. Il suffit de dire que ce n’était pas à New York où nous sommes nés tous les deux, la même année. Même génération. New York aurait été logique – nous étions tous deux au même endroit en même temps et nous faisions des films. Mais nous ne nous sommes trouvés qu’en Europe, bien des années après avoir quitté New York. Nous avions évolué différemment. Rien ne coïncidait dans nos vies si ce n’est deux aspects essentiels qui n’avaient pas changé – nous faisions des films et nous étions toujours des Américains happés par l’Europe. L’un comme l’autre, nous questionnons l’étrangeté de cette double dualité – une situation dont on ne peut rien conclure. Elle nous avait amenés à réfléchir et fut à l’origine de notre dialogue inachevé – dont une partie prit la forme de lettre vidéo. Elles sont loin d’être terminées mais en raison de la disparité de nos chemins, je ne sais pas si elles continueront. Nous en parlons, mais peut-être furent-elles les rares points de rencontre de notre réflexion. Au cours de cette brève période, nous nous sommes utilisés l’un et l’autre comme miroirs. Cela nous a appris beaucoup – ou devrais-je maintenant dire “je” et ne parler que pour moi ? En faisant les lettres vidéo, j’ai commencé à réapprendre des choses. J’ai aussi commencé à re-regarder des choses. Ces lettres nous ont procuré les avantages de la réflexion – un lubrifiant pour la pensée fait de choses essentielles – la réduction de la complexité. De ce point de vue, il reste encore un long chemin à faire.
La plus grande partie de la redécouverte tournait autour du cinéma. Apprendre à travailler d’une façon primitive, simplifiée. Ni scénario, ni argent, ni équipe – juste moi, la caméra et une pensée. Ce fut difficile mais sain. Cela signifiait revenir à soi et faire avec ce qui était immédiatement à portée de main – ni trucs ni sujets exotiques pour détourner l’attention. Un exercice de méditation filmique. L’échange de ces œuvres – ces lettres vidéo – m’offrit une connaissance éthérée de Robert et de moi-même. Humeurs et sensibilités – c’était assez à l’époque. Plus tard, je fus en mesure de peindre un portrait mental de Robert. Surtout à travers l’attachement qui se renforça à mesure que notre échange se développait. Le portrait devint une conjecture sauvage, mais elle m’amena à réaliser que Robert et moi étions frères – ou peut-être les deux côtés d’une même pièce de monnaie.
Là où Robert se tient, cela semble instable et agité – là où je suis assis, c’est dense et singulier. Une contradiction ? Robert est assurément un solitaire, un ami peut-être, un « perceiver » à coup sûr, un acteur parfois, mais tout le temps un cinéaste. Peut-être est-ce dans la combinaison de ces éléments que se trouve la clé des films de Kramer – vagabond agité qui bouge avec l’œil, qui fixe sur chaque point un regard en suspens. La sensation de presque vérité de ses films devient à la fois le document et le drame de sa propre approximation du cinéma. L’impression qu’il est un éternel visiteur qui ne cesse de penser. Vous pouvez être sûr qu’il est toujours là – au sein des films. Ici, l’idée que voir, c’est penser. Robert est un chasseur et un voyageur – pas moi. Il s’agit d’une simple supposition, mais Robert a l’air de se regarder avec la curiosité de celui qui ne sait pas tout à fait pourquoi il est, mais qui est sûr d’exister. Qui sait, peut-être qu’un jour, j’apprendrai vraiment à mieux le connaître. En attendant, il reste cette situation d’ambiguïté. Une chose est certaine, nous continuons tous les deux à déborder les barrières de l’écran.
Texte initialement paru dans le livre Trajets à travers le cinéma de Robert Kramer : Conçu et réalisé par Vincent Vatrican & Cédric Venail, 2001, Edition Institut de l’image