Oui je reconnais les faits : je sifflote l’internationale.

Filmer et punir (2007), Pierre Merejkowsky
Texte de Pierre Merejkowsky, 2003

(chronique permanente et cinématographique)

PROLOGUE NUMERO UN

Il est inutile de revenir sur cette décision.

Ma décision est prise. Et je ne changerai pas de décision.

Je dois suivre une ligne, une ligne idéologique, claire et précise.

Je dois définir le sens de ma vie. Il est impossible de vivre en
ignorant le sens de la vie.

Je ne veux pas être manipulé. Je ne veux pas non plus m’exposer à
un Procès.

Je ne suis pas suicidaire. Je refuse de sortir le premier de la
tranchée. Et de me faire tirer dessus comme un petit lapin. Les
petits lapins n’ont aucune défense face aux chasseurs. Je ne suis
pas un petit lapin. Je suis un artiste itinérant employé par une
association itinérante.

Je n’ai aucune raison de prendre inutilement des risques. Par
conséquent, et cette décision sera en ce qui me concerne
irrévocable et définitive, je ne filmerai aucun visage, aucune tête,
aucune main, aucun nez, aucune jambe, aucun sexe.

Je ne filmerai pas les bâtiments publics.

Je ne filmerai pas les bâtiments privés.

Je ne filmerai pas les enfants mineurs.

Je ne filmerai pas les adolescents mineurs.

Je ne filmerai pas les adolescents majeurs.

Je ne filmerais pas les éducateurs dans le cadre de leur
responsabilité.

Je ne filmerai pas le Maire dans le cadre de ses responsabilités.

Je ne filmerai pas les policiers dans le cadre de l’exercice de leurs
professions.

Je ne filmerai pas le directeur du centre social dans le cadre de
l’exercice de sa profession.

Nous vivons dans un système démocratique.

La Laïcité et le Droit à l’Image constituent les deux principaux
principes de la Démocratie.

Nous sommes un pays libre.

Un pays libre.

T’as compris?

La Loi est formelle.

Les mineurs ne peuvent être filmés sans l’autorisation de leurs
parents, les majeurs ont le droit de préserver leurs images, les
professionnels de la Mairie et de l’Education n’ont pas le droit d’être
filmés dans le cadre de l’exercice de leurs professions.

C’est la Loi.

Un artiste itinérant ou fixe ne transgresse pas la Loi.

Un individu ou un artiste itinérant ou fixe qui s’oppose à la Loi fait
généralement l’objet d’une condamnation.

Je ne peux pas être condamné.

Un individu qui casse une chaise commet un délit.

Je ne casse pas de chaise.

Un individu qui pose une bombe dans un bâtiment privé ou public
commet un délit.

Je ne pose pas une bombe dans un lieu public ou privé.

Je ne commets pas de délit. Je ne veux pas être condamné.

(Je traverse parfois les passages cloutés lorsque le petit bonhomme
dans la lucarne est éclairé par une ampoule rouge).

Un individu qui ne respecte pas la loi est un hors la Loi.

Je respecte la Loi.

Je respecte mes parents.

Un artiste itinérant qui respecte ses parents mais qui ne respecte
pas la Loi et le Droit à l’Image peut être mis en examen par le Juge
d’Instruction.

Je ne suis pas un artiste lâche. Je ne suis pas un artiste stupide. Je
ne suis pas un artiste itinérant irresponsable.

Je ne veux pas m’opposer à la Loi ni au Droit à l’Image. Le Conseil
d’Administration de l’Association qui m’emploie inscrit son action
dans le cadre d’un questionnement.

Le questionnement s’inspire des principes de la Loi et du Droit à
l’Image.

Je n’ai par conséquent aucunement l’intention de provoquer un
incendie volontaire dans le centre culturel désaffecté qui héberge
notre atelier d’artiste itinérant le lundi le mardi le jeudi le vendredi
entre neuf heures du matin et douze heures (y compris les jours
légalement chômés).

Le déclenchement d’un incendie volontaire ne s’inscrit pas dans le
champ de l’interrogation.

Le psychiatre de garde affirmera en effet que mon état dépressif
nécessite manifestement un traitement d’urgence.

Je ne veux pas être enfermé dans un hôpital psychiatrique.

Je lutte contre la Loi en m’appuyant sur un groupe, sur des
théoriciens, sur des intellectuels, sur des journalistes, sur des
médias.

Je n’ai aucune chance de recueillir le plus petit soutien en ne
respectant pas le droit à l’image, en cassant une chaise (ou un
tabouret), ou en déclenchant un incendie volontaire.

Les journalistes, les intellectuels, les théoriciens, les groupes
politiques ne fréquent pas les centres culturels désaffectés.

Je réalise un film. Je suis un réalisateur.

Je ne filme pas les couples qui s’aiment.

Je ne filme pas les couples qui se haïssent, qui divorcent, qui
achètent des glaces, des canapés, des frigidaires.

Je suis un artiste de terrain.

Je suis sur le terrain.

Je suis le terrain.

Ils ne m’enfermeront pas.

Ils ne me marginaliseront pas.

Je suis un employé modèle; je respecte les horaires.

Le Conseil d’Administration qui m’emploie a fixé un horaire.

Je respecte l’horaire.

Je réalise mon film entre neuf et douze heures du matin, à
l’exception du mercredi, du samedi et du dimanche.

Je ne suis jamais en retard.

Je dis bonjour et au revoir aux personnes qui entrent et qui sortent
du centre culturel désaffecté.

Je sais prendre des risques.

J’ai pris un risque.

J’ai filmé sans son accord le délégué de la SCAM.

J’ai envoyé ensuite un fax au Délégué de la SCAM pour lui
annoncer que le film que j’avais réalisé pendant l’assemblée
générale extraordinaire qu’il présidait serait diffusé la semaine
suivante sur la chaîne de télévision associative nationale Zalea.

Le Délégué de la SCAM m’a envoyé une lettre par huissier.

Il ne m’interdisait pas de diffuser mon film, il demandait à le
visionner.

J’ai appelé le Service Juridique de la SCAM pour leur demander de
me défendre si le Juge d’Instruction à la suite de ce commandement
d’huissier décidait de procéder à mon interpellation.

La femme du service Juridique de la SCAM m’a demandé de
retéléphoner le lendemain. J’ai ensuite lu le commandement
d’Huissier dans le Hall de la SCAM.

Je n’avais pas d’autre solution.

L’étau se resserre contre moi.

J’avais également filmé la rédaction des Cahiers du Cinéma, sans
l’accord du Service Juridique des Chargeurs Réunis qui financent
les Cahiers du Cinéma. Il fallait passer de toute urgence à
l’offensive et donc utiliser la puissance de feu des médias pour
désamorcer ma future mise en examen.

Les Juges hésitent à se heurter de front contre les médias.
Et puis j’ai un statut d’auteur, encore une fois, je n’ai pas cassé de
chaise pendant l’assemblée générale extraordinaire de la SCAM,
(j’ai juste demandé publiquement un revenu minimum garanti et à
vie pour tous les artistes). Je n’ai donc pas un statut de casseur. Et
il est manifestement difficile de mettre en examen un artiste.

La laïcité favorise l’expression du citoyen (y compris des artistes),
c’est évident.

Le Délégué de la SCAM m’a finalement proposé d’intervenir dans
mon film. Il a visionné la VHS et il a affirmé qu’il n’avait rien à
reprocher à ce ciné tract.

Je ne suis donc pas un irresponsable.

J’agis en m’appuyant sur la réalité, sur le rapport de force existant.
En filmant sans leur autorisation des individus, ou des bâtiments, je
m’expose à des poursuites, à des plaintes. A une mise en examen
et donc à une condamnation.

Personne ne me défendra.

Les jeunes manquent de respect, ils taguent, ils veulent des
mosquées, ils fument dans les lieux publics. Mes collègues
réalisateurs filment des films.

Le Directeur Délégué de la SCAM défend la Loi et le Droit à l’Image.
Le Conseil d’Administration de l’Association qui m’emploie ne
peuvent donc pas soutenir une action illégale qui serait en
contradiction avec son cahier des charges et la déontologie la plus
élémentaire.

L’Association qui m’emploie défend la légalité, donc le Droit à
l’Image.

Le Parti défend le droit à l’Image.

C’est également pour ces raisons, que je ne citerai aucun nom dans
mon film.

Les personnes mineures ou majeures qui interviennent dans ce film
seront désignées par la lettre X (X1, XII etc ) dans l’ordre de leur
non apparition à l’écran.

Je ne vois pas pourquoi je devrais m’exposer en pure perte à être
mis en examen pour diffamation publique.

En fait je me demande si la sagesse ne consisterait pas à se taire.
Définitivement.

Il faut agir avec stratégie, la présidente de l’association qui
m’emploie a raison, il faut agir avec stratégie.

Nous occupons le terrain.

Lorsque nous aurons occupé le terrain sur nos positions, nous
pourrons présenter nos théories, nos oeuvres, nos travaux, nos
délires.

Pour l’instant, il vaut mieux agir encore une fois avec stratégie.
Je suis un stratège.

J’ai été formé à la stratégie.

Ma mère est une stratège hors paire, mon oncle également.
Il faut être clair et net.

La caméra est un formidable outil, je suis le responsable du
tournage, je pose les questions et surtout je monte les questions,
les extraits de mon choix.

La caméra est un enjeu de pouvoir.

Si les interlocuteurs ne me répondent pas, ils entrent aussitôt dans
la dramaturgie que j’ai fixée.

S’ils acceptent de répondre à mes questions, c’est moi qui ait le
choix des questions et j’ai la liberté de couper leurs interventions.

Dans tous les cas, je gère en parfaite impunité tout le système.

Je veux sortir du système.

Je filme le terrain.

Le terrain, c’est la vie, c’est la réalité.

Il est temps encore une fois d’adopter des positions claires.

Il faut casser les systèmes de prise de pouvoir par la manipulation.

Je supprime la caméra. définitivement.

L’écrit cependant peut être aussi passible d’une mise en examen.

Je prends un risque.

Je nomme mes interlocuteurs par le titre de leurs fonctions ou par le
recours à la lettre X.

Je ne suis pas certain que juridiquement, je ne prenne pas un
risque (en tout cas je ne filme pas les façades des bâtiments, là sur
ce point je suis tranquille).

Les ‘X’ ainsi désignés peuvent se reconnaître et porter plainte par
diffamation ou interdire au nom de la laïcité la diffusion de mon film.
J’ai peur.

Mais cette peur ne m’empêchera pas de mener mon combat jusqu’à
son terme.

Je prends un risque calculé.

Un artiste est rarement mis en examen pour ses écrits.

Un artiste qui casse une chaise peut être mis en examen à la suite
de la destruction volontaire d’un mobilier public ou privé (voir d’une
dégradation).

Ils ont décidé que les artistes avaient le droit de création absolu.
Un film, un écrit, une musique ne concernent pas le réel.

« Vous êtes sans doute un Poète » a en effet commenté le critique
des Cahiers du Cinéma que j’ai filmé sans l’autorisation préalable
du Service Juridique des Chargeurs Réunis.

Un Poète est rarement mis en examen dans notre système
démocratique.

Pourtant, je ne suis pas un Poète.

Je suis un réalisateur.

L’étape ultime et définitive est donc tracée: je ne dois pas prendre
de risque.

Un Poète ou un réalisateur qui enfreint le Droit à l’Image, qui met en
cause nommément des personnes privées ou morales, qui casse
une chaise, ou pire qui incendie volontairement un centre culturel
désaffecté qui l’héberge perd son statut de Poète ou de réalisateur.

Je ne suis pas un irresponsable. J’agis avec stratégie. Je ne veux
pas être mis en examen.

Je pense qu’il serait plus prudent de renoncer à filmer, à écrire, à
enregistrer sous tout support présent ou à venir.

La laïcité et le droit à l’image et le droit à la vie privée doivent être
préservés.

Les professeurs, les éducateurs enseigneront.

Le Maire présidera le Conseil du Quartier dans le respect des idées,
du dialogue, de la tolérance, de la liberté.

LE SILENCE SERA TOTAL
L’ORDRE REGNERA
ET LES NEVROSES LAISSERONT ENFIN LA PLACE A LA PAIX
A LA TOLERANCE ET A
L’AMOUR DU PROCHAIN.

Lire le texte en entier :
Oui je reconnais les faits : je sifflote l’internationale.

D’autres textes :

COMPTE RENDU NARCISSIQUE ET NON OBJECTIF DU HUITIEME FESTIVAL DU CINEMA DIFFERENT DE PARIS HORS LES MURS

LA PROJECTION (chronique pénitentiaire)

Aucun article à afficher