Tout Philippe Garrel (ou presque) projeté à la Cinémathèque… Occasion rêvée de rencontrer celui qui, à 56 ans, s’apprête à fêter quarante ans de cinéma. Jeune homme électrique du Paris des années 60 (Marie pour mémoire, le Lit de la vierge), auteur de films-poèmes en alchimie avec sa compagne des seventies, la chanteuse Nico (la Cicatrice intérieure, les Hautes Solitudes, le Bleu des origines), Garrel est devenu, entre remodelage des souvenirs enfouis (l’Enfant secret, Liberté, la Nuit, les Sunlights…, J’entends plus la guitare, Sauvage innocence) et traversée de l’imaginaire du présent (les Baisers de secours, la Naissance de l’amour), le plus grand cinéaste du couple, sinon le plus secret des grands cinéastes. Il n’aime plus parler de ses films. Alors, pour Libération, il décrit le cinéma des autres. Au détour, il n’est pas interdit d’y entendre un air d’autoportrait…
« Dans Notre musique, Godard nous dit que ça ne sert à rien de s’énerver. On est entre deux guerres mondiales, c’est sûr, mais on n’est plus à dix minutes près et on pourrait commencer par réfléchir. Il montre qu’être d’actualité, c’est revenir là où les journaux ont déjà tourné la page. Depuis Sarajevo, il peut penser Israël et la Palestine autrement que dans l’hystérie de la télévision. J’admire comment, en monteur, il superpose la cause juive et palestinienne. Et comment, en plaçant des philosophes dans un décor de bibliothèque en ruine, ce qui relève du collage, il arrive à une peinture complètement classique, raccord avec celle du Louvre. »
Un Godard plus ouvert…
J’admire son romantisme : les visions de nuit, le tramway, ces plans en voitures, avec la musique. Juste avant, il a tenté d’être abstrait, moderne, dans la pensée, puis il lâche prise un moment, avant de redevenir abstrait, de frôler la frontière de l’entendement…
Ce mouvement de vague, vous le connaissez ?
C’est un problème propre à chaque cinéaste qui veut affronter la modernité : un front où l’on ne peut pas rester, de toute façon. Donc, on est obligé de revenir en arrière, aux émotions figuratives. Puis après, parce qu’on s’ennuie, on persévère dans la tentation moderne, avant de reculer au moment même où on allait frôler le non sens. Godard connaît ce mouvement de rabat et cet élan moderne qui peut le mener au bord du rien. C’est perceptible quand il dit qu’une société qui aurait connu l’athéisme réel, ça n’a jamais existé.
Vous êtes athée tout en ayant pris la Sainte Famille comme sujet…
Je n’ai jamais foutu les pieds dans une église ni été au catéchisme. Buñuel n’était pas croyant, il a fait l’Age d’or, une vision purement blasphématoire. La question du Lit de la vierge, pour moi, c’était : « Je n’ai jamais lu la Bible, je suis athée, comment vais-je avoir le culot de faire une série B de l’Evangile selon Saint Matthieu de Pasolini ? » Je me suis posé sur Jésus la même question que Warhol dans Imitation of Christ : comment un être se détache-t-il du groupe, devient fou ? C’est la vie du Christ comme bouffée délirante.
Une mystique psychédélique ?
La mystique n’a rien à voir avec la religion. Etant athée, je me dis : « Il n’y a pas d’au-delà après la vie. » Mais je crois qu’il y a un au-delà dans la vie, entièrement psychique. Je suis mystique, au sens de l’art, une mystique sans cesse remise à jour.
Une mystique charnelle ?
Seul le cinéma de couple a été important pour moi : Godard, Antonioni, Bergman. J’ai d’abord cru qu’ils incarnaient la frontière du moderne et de l’ancien. Je sais aujourd’hui qu’ils sont aussi à la frontière d’une certaine honnêteté en art. Du jour où j’ai appris que Lumière avait été collabo, j’ai fait démarrer le cinéma à Godard, Bergman, Antonioni. Avant, il y a des exceptions : Vigo, Gance, Lang, Murnau, Dreyer, Buñuel… L’art est la magnificence du règne de l’esprit. Qu’esthétiquement un film de Lumière ou de Riefensthal se défende, je m’en fous. C’est ma remise en question récente, ma mystique du cinéma : je n’en suis plus au moderne, mais à l’endroit où le cinéma va commencer enfin à avoir des causes claires.
Ça vaut aussi pour la peinture ?
Pour moi, elle commence avec Georges de La Tour, au moment où on a lâché la peinture d’Eglise, quand soudain il y a un couple, quand la vierge est aussi une femme, sexuée.
Le peintre, c’est un idéal de cinéaste ?
J’ai voulu montrer mes films comme un peintre montre ses toiles, à quelques-uns. C’est une autre éthique, celle de ceux qui ont eu 20 ans en 68, quand quelqu’un comme Frederic Pardo refusait d’exposer. Cela recoupe l’histoire de l’underground, aux USA puis ici. Il n’y a aucune notion de ratage : dire je vais faire des films, ne pas les sortir en salle, les montrer à des gens qui sont un peu comme moi, faire des réseaux… Je n’ai pas souffert du fait que mes quatre premiers longs métrages ne sortent pas. Ils étaient vus parallèlement. Et aujourd’hui encore, le principal pour moi c’est d’arriver à faire mes films. Je me souviens, quand Langlois est mort en 1977, j’étais avec Nico, et elle m’a dit : « Ça y est, c’est foutu… » Elle voulait dire : « Tu ne pourras plus montrer tes films de cette manière. » C’était vrai. Il fallait Langlois et la Cinémathèque, qui défendait le Lit de la vierge devant des ministres de la Culture, s’indignant qu’ils ne connaissent pas ça.
La Cinémathèque célèbre vos 40 ans de cinéma…
Il y a des films que j’ai faits n’importe comment, d’autres en y croyant, certains où je me suis vraiment planté alors que j’y ai cru, des films qui, au contraire, étaient faits rapidement et qui, en fait, étaient bien… C’est inexplicable : les meilleurs ne sont pas ceux qui sont le plus travaillés… Mais, au final, ce n’est pas vrai : les plus travaillés sont les mieux, du moins ceux qui me plaisent le plus ! A la Cinémathèque, je ne reprends que mes films de cinéma. Pas ceux faits pour la télé : je n’aime plus beaucoup les Ministères de l’art, ni mes émissions de jeunesse, réalisées en 1966 pour gagner ma vie et m’exercer au cinéma quand j’avais 16 ans. Rien de tout ça ne trouve grâce à mes yeux, sinon le clip avec les Who, Pictures of Lili en 1966. C’était comme un brouillon.
Que reste-t-il de l’éthique de Mai 68 ?
En 1968, pendant dix minutes, pas plus, on s’est foutu du cinéma, de la caméra… On s’est dit, un temps : cette autre vie est plus importante que sauvegarder le cinéma. Mais non. Il est vrai que je préférais vivre avec des gens extérieurs au cinéma : Frédéric Pardo, Daniel Pommereulle, Jaime Semprum, des gens qui avaient arrêté l’école avant la terminale parce qu’ils étaient adultes beaucoup plus rapidement. Eux, le cinéma ne les intéressait pas. C’était un truc de notables, la France la plus rance qui soit, le glauque des Champs-Elysées, des décolletés médiocres, les trucs d’Audiard écrit au bistrot, pas drôles, pas brillants du tout, misogynes… Godard, Bergman ont extrait le cinéma de cela… Aujourd’hui, et Doillon le dit bien, un gouffre s’est ouvert sous les pieds des auteurs : les institutions préféreraient revenir au système notarial des années 50. Mais on ne pourra pas revenir en arrière. Car ils ont fait rentrer l’art à l’université. C’était certes pour que les jeunes ne fassent pas la révolution, mais on y a enseigné Godard, c’est-à-dire Picasso. Ça ne s’oublie pas, ça s’imprime : je parie sur l’oubli de Chirac, pas de Godard. Où sont les vrais grands hommes ? Est-ce qu’il existe une autre manière d’être héroïque aujourd’hui que celle de la pensée ou de l’art ? Ça, c’est 68 qui nous l’a appris…