Monument du cinéma à venir

Texte de David Legrand, 2013
(Fragments et balbutiements)

*

Je viens de voir les trois chapitres de Mes entretiens filmés du cinéaste Boris Lehman.

J’ai cru au départ qu’on pouvait le placer entre les Histoire(s) du cinéma de Jean-Luc Godard et Cinéastes de notre temps d’André S. Labarthe ­­ou L’Abécédaire de Gilles Deleuze de Pierre-André Boutang. Mais NON, c’est celui qui vient main­tenant, à brûle-pourpoint pour nommer à travers le verbe cinématographié d’un cinéaste hors du temps et celui de ses amis connus et inconnus, une pensée sur les forces futures du cinéma à venir, comme le surgissement d’une tradition, d’une chose qui n’est pas encore connue.

L’ART SANS COMMERCE

UN CINÉMA IMPARFAIT

SANS SCÉNARIO

SANS DÉBUT NI FIN

QUI NE SE LAISSE PAS SÉLECTIONNER

AVEC ENCORE BIEN D’AUTRES CHOSES QUI LE RATTACHENT AUX ÊTRES

Tout nous y mène et dans ces paradoxes nécessaires envers le cinéma.

La chose que l’on croit bien connue, va nous montrer ses côtés inconnus.

Par exemple, il est clair que Mes entretiens filmés tiennent un casting d’enfer de critiques et de cinéastes amis à qui le cinéaste demande de parler de son cinéma.

Mais la chose moins connue est qu’entre tien et mien (l’espace entre nous), il y a une mise en scène du cinéma qui vient, une mise en scène du cinéma à travers la recherche du contact initial : la rencontre et le dialogue amical.

Ce qui relie les hommes entre eux. ÊTRE AVEC.

à la différence de toute les interviews de cinéastes, ici s’entretenir comme répliquer, comme dialoguer est un travail de cinéma, de mise en scène, montrer que l’espace entre soi et lui ou elle est mythique, qu’il n’est ni documentaire, ni autobiographique : il est mythique.

Que cette collection d’images et de paroles crée un autoportrait du cinéma de l’étonnement entre soi et les autres.

C’est de cet espace que surgissent les performances filmées du cinéaste lui-même. Ses actions de l’étonnement.

Encore une chose connue qui est impliquée dans tout le cinéma de Boris Lehman et finalement inconnue dans l’histoire de la performance. Seulement là dans Mes entretiens filmés, on ne peut pas les louper, les bouder, les occulter, faire comme si elles n’étaient que des interludes. Elles sont autant de points de contacts, d’entrées ou de sorties du film pour l’expérience du spectateur, même quand elles prennent la forme d’un jeu créatif.

Aussi, ce n’est pas tordu, oserais-je dire, d’y voir un rapport intime avec le Body Art et l’actionnisme viennois.

Le corps du cinéaste, que l’on retrouve par exemple en saint Sébastien percé par des flèches dans Histoire de ma vie racontée par mes photographies, ou encore nu comme une carpe, en modèle vivant échappé d’un cours de dessin, dans Tentative de se décrire. Qui finit dans Homme portant, par se réduire à une image.

Ce corps, d’abord caressé, massé, ensuite noyé, brûlé, découpé, crucifié, en un mot martyrisé, donne à voir un sado-masochisme filmique, sur une façon de vivre indissociable d’une façon de tourner.

Je ferais donc l’hypothèse que les performances filmées de Boris révèlent, tout comme le montage, autre élément primordial de son cinéma, ce qu’il essaye de nous cacher.

« C’est comme si la pellicule devenait ma camisole de force, elle a été ma délivrance, disparaître dans la pellicule, je suis devenu un morceau de pellicule, je ne suis plus qu’un morceau de film. »

Oui c’est vrai. Comme dans une performance de Vito Acconci se battant contre son ombre ou se caressant le ventre avec un cafard, Boris, sur un air de Bach, enroule et habille littéralement son corps avec sa pellicule.

A son tour il devient sculpture, objet de cinéma et repousse les limites de la perception de son corps.

Corps simplifié, corps allégorique, émotionnellement important, qui ne nous permet pas d’oublier que les images viennent du coeur, que chaque plan est une expérience vivante, une expérience vitale. Qu’un cinéma qui participe à l’existence du corps du cinéaste en y investissant son destin personnel est une question de vie ou de mort.

La prise de risque est comme la prise de vue.

C’est le phénomène de la vie à travers la caméra.

Mes entretiens filmés réaffirme en quelque sorte que chaque apparition de Boris est une « action ». Son corps rejoint ceux des artistes « conceptuels chauds » tels Joseph Beuys, Michel Journiac, Vito Acconci déjà cité ou Gina Pane.

Corps métamorphosé, transmuté pourrait-on dire. Pour «entrer en cinéma» – dans un état second, un état de transe filmique en quelque sorte-, Boris infliges à son corps un sacrifice, une blessure.

C’est peut être ça, le devenir de l’homme filmique : un devenir masochiste entre la figure et le figurant.

Et c’est aussi la force de son action, il parvient à franchir le seuil du réel et tout se transforme, tout devient cinéma.

C’est sans doute cette action sur le corps que Boris nous montre.

Alors nous pouvons considérer que l’œuvre de l’acteur, c’est son corps et son maniement du presque rien, en image de bonheur.

L’inconnu de Mes entretiens filmés serait donc cela : un film performatif et militant dans sa forme frontale, simple, drôle et radicale.

Il est aussi dans l’esprit des ciné-tracts ponctués de cartons, de titres (images-textes) qui nous avertissent par exemple que la pellicule est à bout, mais aussi annoncent, nomment, classent, datent, numérotent, identifient, inventorient la somme des entretiens.

Alors j’ai l’espoir un peu fou que tout le monde la voit, cette somme.

J’espère qu’à chacune de ses visions vous ferez une nouvelle expérience, vous vivrez une nouvelle aventure humaine et découvrirez un cinéma du possible.

Un cinéma que vous croyez voir et qui n’est pas :

Autobiographique / Expérimental / Narcissique / Documentaire

Juste un cinéma modeste qui possède dans sa vision brute une force d’expression considérable.

Montrant l’humour inouï de la vie, quand elle est sans calcul, préservant sa liberté. Et c’est aussi parce que quelque chose d’intact du projet de cinéma initial de Boris Lehman a été préservé, qu’une nouvelle génération de ciné-vidéastes de notre temps en mutation peut percevoir dans Mes entretiens filmés et interpréter avec délices le primitivisme d’un cinéma à venir.

Voilà sûrement pourquoi dans Mes entretiens filmés le projet verbal de Boris Lehman ne communique pas. Il y a en lui quelque chose d’insignifiant (de l’insignifiant ?) exposant le langage de ses compagnons de route, dialoguant avec eux et résistant à la demande débordante de la communication.

Mais je suis certain qu’iI faudra un minimum de cinquante ans pour admettre ce film comme étant la dernière somme du cinéma sur pellicule qui ait su incorporer son désastre, pour nous livrer une force de création future.

Pour ma part, c’est déjà admis.

Mais nous serons combien à le voir, si plus aucun festival de cinéma ne veut du cinéma, mais seulement des films !

Voilà vous avez bien lu, je suis encore ivre par ce que je viens de voir.

Alors j’ai balbutié un texte qui est aussi un témoignage de mots préservant la vision brute de Mes entretiens filmés du cinéaste Boris Lehman.

D’ailleurs Jean Rouch le dit lui-même, dans l’un d’eux, en lançant une pierre à son chien : « Un tournage c’est comme quand on joue avec un chien, il faut jeter une chose qu’il aime et qu’il peut venir vous rendre. C’est ça le cinéma. »

Le petit chien de Jean Rouch, maintenant c’est moi, qui ai voulu rendre quelque chose d’émotionnellement important à ce film.

Pour qu’il y ait un retour, il fallait qu’il y ait un aller.

Mais comment s’y prendre après cet aller que tu nous as donné, Boris ?

Peut-être qu’en ayant osé écrire cette sensation immédiate, je m’aperçois que je venais de voir un MONUMENT DU CINÉMA À VENIR.

English Version

A MONUMENT OF THE CINEMA TO COME

(Fragments and babblings)

I’ve just seen the three chapters of Boris Lehman’s My Conversations on Film.

At first I thought this work would be a cross between Jean-Luc Godard’s Histoire(s) du cinéma, André S. Labarthe’s Cinéastes de notre temps and Pierre-André Boutang’s L’Abécédaire de Gilles Deleuze. But no! This film comes to us at us in the here and now, point blank, to instate, through the filmic words of an out-dated filmmaker and those of his friends, both known and unknown, a reflection on the future powers of a cinema to come, like the emergence of an as yet unknown tradition.

ART WITHOUT COMMERCE

AN IMPERFECT CINEMA

WITH NO SCRIPT

WITH NO HEAD OR TAIL

THAT IS NOT SELECTABLE BY ANY JURY

AND With plenty of OTHER THINGS connected IT with BEINGS.

Everything leads us here, into these necessary paradoxes of cinema. The thing we thought we knew inside-out will now show us its unfamiliar aspects. For example, it is clear that My Conversations on Film has a hell of a cast of critics and filmmakers, friends of the director whom he asks to talk about his films. But what is less obvious is that between yours and mine (the space between us) a film production is being staged, a mise en scène is created by seeking out an initial contact: an encounter with friendly dialogue. This is what connects people, BEING together.

Unlike all other interviews with filmmakers, here conversing as well as answering and chatting is a cinematic task, of staging, showing that the gap between the self and the other is mythic — neither documentary nor autobiography, but simply mythic.

This collection of images and words thereby creates a self-portrait-cinema of surprise between oneself and others. From this space emerges the filmmaker’s own performances, his surprise actions. This is another element that is common throughout Boris Lehman’s cinema and yet remains unknown in the history of performance. But in My Conversations on Film we cannot miss, deny or hide these actions, or pretend they are only interludes. They are contact points, in or out points between the film and the viewers’ experience, even when they take the form of a playful game.

Also, it would not be farfetched if I venture to see in the film an intimate relationship with body art and Viennese Activism. The filmmaker’s body, seen for example as St. Sebastian pierced by arrows in Story of My Life as Told by My Photographs, or naked as a carp in a live model drawing class in Trying to Describe Oneself which ends up being reduced to an image in Man Carrying. This body is first caressed, massaged, then drowned, burned, cut, crucified — in a word, martyred — showing us a filmic sadomasochism, a way of life inseparable from a way of filming. I would posit that Boris’ filmed performances — like his editing, another key element of his filmmaking — show us precisely what he is trying to hide from us.

« It’s as if the film became my straitjacket, it was my salvation, to disappear into film material. I became a piece of celluloïd. I’m nothing more than a piece of film. »

Yes, this rings true. Like in a Vito Acconci performance, fighting against his own shadow or caressing his belly with a cockroach, Boris, to the tune of Bach, literally wraps and dresses his body in his film. Boris then becomes a sculpture, a filmic object himself, and widens the perceptual limits of his body.

This streamlined, allegorical and emotionally significant body forcibly reminds us that images come from the heart; that each shot is a living experience, a vital experience; that a cinema which participates in the very existence of the filmmaker’s physical body, by devoting his personal destiny to it, is a matter of life or death. Taking risks is like taking shots. This is the phenomenon of life as seen through the camera.

My Conversations on Film reaffirms somehow that every one of Boris’ appearances is itself an “action.” His body has joined those of conceptual artists Joseph Beuys, Michel Journiac, Vito Acconci, and Gina Pane. The body is transformed, even transmuted: to enter a “cinematic state” — a new state of being, a kind of filmic trance — Boris inflicts on his body a sacrifice, an injury. Maybe this is the future of the filmic man: a masochistic relationship between the work and the viewer. And the power of Lehman’s action is that he manages to cross the threshold of reality and everything changes, everything becomes cinema. Boris undoubtedly shows us this action upon the body: therefore, we can consider that an actor’s work is the manipulation of his body and his handling of mere nothingness, a picture of happiness.

This would be the unknown element within My Conversations on Film: a performative and militant film in its funny and radically stark frontality. It follows in the footsteps of the Cinetracts punctuated by title cards (text images) warning us for example that the film is running out, but that also announce, name, classify, date, number, identify and create an inventory of the totality of the interviews.

So I harbor a crazy hope that everyone may see this totality. I hope that each viewing will bring you a new experience, that you will undergo a new human adventure and discover a cinema of the all-possible.

A film you think you are seeing and that is not:

Autobiographical / Experimental / Narcissistic / Documentary

Just a modest movie that contains in its raw vision a considerable expressiveness.

It demonstrates the amazing humor life holds when not calculated, when remaining resolutely free. And also, because something of Boris Lehman’s initial film project remained intact and preserved, a new generation of contemporary film- and video-makers in transformation can perceive within My Conversations on Film the delightful primitivism of the cinema to come.

This is surely why in My Conversations on Film, Boris Lehman’s verbal project does not communicate: something insignificant (or signifying nothing?) exposes the language of his companions, interacts with them and resists the overwhelming demand for communication.

But I’m sure it will take at least 50 years before we admit this film as the great summing up of film about film, able to incorporate its own disaster, delivering strength for future creation. For my part, it has been admitted.

But how many of us will ever see this, if film festivals no longer want cinema, but only films?

Here you can see how intoxicated I still am from what I have just seen. So I have scrawled out a text that, in its stammering, acts as a written testament preserving the raw vision of Boris Lehman’s My Conversations on Film.

Jean Rouch even says it himself in one of them, while throwing his dog a stone: “Shooting a film is like playing with a dog — you have to throw him something he likes for him to come running back to you with it. That’s cinema.” I am now Jean Rouch’s little dog; I wanted to give something emotionally significant back to this film.

In order to return from a place, you have to get there first. But how to get back from this place you have brought us, Boris? Maybe by having dared to write down my immediate sensations, I realize that I have just seen a MONUMENT OF THE CINEMA TO COME.

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