Les laboratoires cinématographiques d’artistes, perspective historique

www.filmlabs.org
Texte de Nicolas Rey, 2009

Les laboratoires cinématographiques d’artistes forment une expérience originale d’organisation collective d’outils de production par les artistes, cinéastes, plasticiens, travaillant aujourd’hui avec le support film.
Ce texte est issu du site filmlmabs.org qui donne un aperçu des structures qui ont émergé ces dernières années en Europe, en Amérique et en Asie, et qui sert de relais d’information et de lieu de débat à propos des questions esthétiques, politiques et techniques que pose cette histoire en devenir.

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Au tout début du cinéma, l’absence de labo de type industriel obligeait le cinéaste à se faire l’ouvrier de sa production à toutes les étapes y compris le développement et le tirage. La caméra des frères Lumière, dont on sait souvent qu’elle servait également de projecteur, servait aussi de tireuse et les opérateurs de la firme, lors de leurs déplacements, savaient filmer, développer le négatif, exposer et développer puis projeter une copie positive. La notice du Cinématographe est très explicite :



« Les diverses opérations du développement, du fixage et du lavage des pellicules peuvent être exécutées commodément à l’aide de simples seaux d’une contenance d’une dizaine de litres. (…) La pellicule est alors déroulée très rapidement et plongée au fur et à mesure qu’elle se déroule dans le développateur. Lorsque toute la pellicule est déroulée, on la fait passer, toujours très rapidement, dans le deuxième seau, en ayant soin de la faire glisser entre les doigts de manière à bien étaler sur toute sa surface la couche de liquide révélateur et de supprimer les bulles ou arrêts de développement qui auraient pu se produire. Il est donc indispensable que l’immersion dans le seau et le passage du premier au deuxième seau se fasse le plus rapidement possible. »



Ce chapitre réjouissant se termine néanmoins par les mots suivants :



« Il est difficile d’obtenir, par le développement en seaux, des images très régulières et bien uniformes sur toute la longueur de la pellicule. Nous possédons dans notre usine un matériel spécial pour le développement des pellicules qui nous permet d’obtenir à coup sûr des images d’une régularité parfaite, et nous offrons à nos clients de développer, à un prix très modéré, les vues qu’ils auront prises. »



Petit à petit, vint le temps des « professionnels » et, l’emprise de l’industrie s’étendant, la posture du cinéaste-laborantin, qui consiste à vouloir assumer lui-même les tâches de développement et de tirage de ses films se fit plus marginale.



On la trouve pourtant de loin en loin, parcourant l’histoire du cinéma bien au-delà des Frères Lumière et d’Edison.  Par exemple au début des années 1920, du côté du cinéma d’amateur : il était courant de développer soi-même le format 9,5 mm, comme il était courant de développer soi-même ses photographies à cette époque. Au même moment, il y a un exemple fameux d’un cinéaste célèbre développant et tirant son film lui même sur le terrain, : Flaherty lors du tournage de Nanouk l’Esquimau. 



« Ma tireuse était une vieille tireuse anglaise Williamson qui se vissait au mur. Je découvris rapidement au tirage que la lumière venant de mon outillage était soumise à trop de fluctuations. Aussi, j’abandonnais la lumière électrique et utilisai la lumière du jour à la place, en introduisant un filet de lumière de la dimension du cadrage à travers la fenêtre et je rectifiai cette lumière en ajoutant ou en enlevant des pièces de mousseline de devant l’ouverture de la tireuse. (…) Il a toujours été très important pour moi de voir mes rushes. C’est la seule manière dont je peux faire un film. Mais une autre raison de développer le film dans le Nord, c’était de le projeter aux Esquimaux de manière à ce qu’ils puissent admettre et comprendre ce que j’étais en train de faire et travailler avec moi comme des collaborateurs. »



Bien plus tard, on retrouve cette pratique du développement et du tirage par les cinéastes eux-mêmes dans le cinéma expérimental, en particulier au moment où ce cinéma se structure à travers les « coopératives » de distribution aux Etats-Unis d’Amérique puis en Europe. L’idée qu’on peut monter des structures collectives de post-production est alors contemporaine d’autres expériences comme les Newsreels aux USA, les groupes de réalisation militants associant des ouvriers, les collectifs du champ théâtral, artistique, etc. mais peu pousseront l’expérience jusqu’à mettre dans les mains des cinéastes eux-mêmes les outils techniques du développement et du tirage. Il faut dire qu’à l’époque, le matériel de laboratoire cinéma est très coûteux à acquérir.



En 1966, à Londres, pourtant, la London Film-makers’ Cooperative naissante choisit d’aller au delà de l’exemple new-yorkais et d’être non seulement un outil de distribution et de diffusion du cinéma expérimental mais aussi un outil de production. Un laboratoire de cinéma fonctionnant de par les cinéastes eux-mêmes, aussi faiblement équipé qu’il soit au début, est institué. Rapidement, un accord avec un mécène permet l’acquisition de machines plus conséquentes (tireuse Debrie, développeuse noir et blanc) et la production prend de l’ampleur.



Dans les années 1970, en France, plusieurs cinéastes vont régulièrement à Londres pour travailler à la LFMC. En 1978, lorsque le Centre National du Cinéma ouvre une porte à l’attribution d’aides pour le cinéma « indépendant, différent, expérimental », ils proposent aux cinéastes réunis par le C.N.C. à Lyon la création d’un atelier de production financé par l’Etat. Mais sur cette question comme sur d’autres, les discussions s’enferrent avec ceux qui préfèrent à une aide collective des aides directes au projet et cette ouverture n’a aucune suite.



Guy Fihman : « Je propose que ceux qui pensent que l’atelier de production n’est pas une solution se réunissent pour discuter des vrais problèmes du cinéma indépendant expérimental. »

Dominique Noguez : « Bon alors je propose qu’on fasse comme hier, qu’on tire à pile ou face, comme ça il n’y aura pas de problème. »



Il faut attendre les années 1990 pour que ressurgisse l’idée de monter des labos. En 1990, trois étudiants de l’Ecole d’Art d’Arnhem aux Pays-Bas n’acceptent pas que leur école se débarrasse du matériel film pour acheter de la vidéo. Ils veulent tourner en Super-8. Ils récupèrent des machines d’un laboratoire qui vient de fermer et démarrent « Studio Een ».  En 1992, ce sont des étudiants de Braunschweig qui à leur tour créent « Sector 16 » à Hanovre. Cette période sera le point de départ de tout un ensemble de structures en Europe. Un facteur déterminant a changé la donne : le développement de l’utilisation de la vidéo. Cela fait que le matériel cinéma commence à être délaissé par l’industrie et susceptible d’être récupéré à bas prix.



A la fin des années 1980, les membres du groupe Metamkine ont de leur côté commencé à faire des performances image et son associant notamment des projecteurs de diapositives et de films super-8 et 16 mm. En 1992, ils montent à Grenoble, où ils sont basés, un atelier pour pouvoir produire des éléments pour leur performances. En 1993, invités à un festival, il vont à Arnhem et rencontrent là-bas Karel Doing de Studio Een. 



Parallèlement, les Metamkine on fait savoir par bouche-à-oreille qu’ils étaient prêts à accueillir eux-mêmes dans leur atelier-laboratoire du 102, rue d’Alembert (« l’Atelier MTK ») des artistes désirant apprendre le maniement de ces outils. En l’espace d’une année, un nombre croissant de cinéastes, de la Belgique à l’Italie en passant par la Suisse et la France, viennent, expérimentent, découvrent… Finalement débordés par une demande exponentielle, ils organisent une réunion en juin 1995 pour inciter les utilisateurs de leur ateliers venus d’une même ville (qui parfois ne se connaissent pas) à s’organiser pour monter des structures de ce type ici et là.



C’est le point de départ de ce qui s’appellera le réseau « Ebouillanté » [Du nom du fanzine commun publié à tour de rôle par ces labos à l’époque. Quelques numéros [à télécharger.]] et des labos voient effectivement le jour à Nantes (Mire), au Havre (Elu par cette Crapule), à Paris (L’Abominable), à Strasbourg (Burstscratch), à Genève (Zebra Lab), à Marseille (Labo de la Belle de Mai) etc. En 1997, une première rencontre de ces labos qu’on appelait à l’époque « indépendants » au cinéma Spoutnik de Genève. A l’époque les échanges sont intenses entre toutes ces structures et à peu près tous adoptent un fonctionnement proche de celui de l’Atelier MTK : pas de service, il faut apprendre à faire soi-même les travaux, pas de sélection sur le projet. C’était déjà les principes de fonctionnement de la LFMC en 1966. Les différents ateliers connaissent des fortunes diverses suivant la disponibilité, l’engagement et les compétences techniques de ceux qui s’en occupent et les coups de chance de la pêche au matériel.



En 2000, les Grenoblois organisent à leur tour une Rencontre des Labos intitulée « Pellicula, et basta ! » qui sera l’occasion de découvrir les productions des premières années d’existence de ces labos. La plupart des films on trouvé une distribution dans les coopératives du cinéma expérimental, Light Cone en tête ; il y aussi des performances, des installations.



Entretemps, l’Atelier MTK a déménagé deux fois : en 1996 dans un très grand espace mis à sa disposition par la Mairie de Grenoble ou une tentative de passer à une échelle beaucoup plus importante s’est achevée par une crise et un nouveau déménagement tandis que se créait, à l’écart de la ville, l’atelier « Ad Libitum » avec la volonté de développer d’autres activités comme la restauration de films et le service à des cinéastes qui ne souhaitent pas apprendre à faire eux-mêmes ce type de travaux.



A ce moment, le cinéma expérimental connaît une certaine vogue en France qui culminera en 2000 avec la rétrospective Jeune, Dure et Pure à la Cinémathèque Française. Une nouvelle génération de cinéastes, ayant en particulier découvert le cinéma expérimental à travers son enseignement à l’Université, émerge. En 1997 se fonde à Paris l’association Le Cinéma Visuel dont l’activité d’atelier collectif deviendra ensuite L’Etna et comprendra également un petit labo de développement.



Pendant ce temps à Londres, la London Film-makers’ Cooperative se regroupe avec London Electronic Arts, une association de vidéastes qui proposait de partager des outils de production vidéo et les deux ensemble convainquent les subventionneurs de la National Lottery de les loger dans un bâtiment tout neuf dans le centre de Londres : le Lux Center. On peut y trouver de quoi produire à la fois sur support film et en vidéo, la distribution des films, un espace d’exposition et une salle de cinéma. Malheureusement, le projet se révèle désastreux financièrement et en 2001, tout s’arrête et après seulement quatre ans de fonctionnement et le Lux est fermé. La distribution des films rémergera peu après mais il faudra attendre l’initiative de No-where Lab qui réussi à récupérer le matériel de la Coop en 2004 pour que Londres retrouve un laboratoire cinématographique d’artistes.



A cette époque également, Sebastjan Henrickson monte à Toronto au Canada, le Niagara Custom Lab, un laboratoire spécifiquement conçu pour les travaux d’artistes. Toronto est à la fois un centre important pour l’industrie cinématographique nord-américaine et un des points focaux du cinéma expérimental canadien, avec le Canadian Filmmakers Distribution Centre et une importante association de cinéastes mettant à disposition du matériel de tournage et de montage, LIFT. Sebastjan apporte la pièce manquante : un laboratoire cinématographique avec de véritables machines de développement récupérées de l’industrie et mise au service de projets d’artistes, demandant une attention particulière et des travaux en dehors des normes de l’industrie.



L’utilisation collective de machines de développement, que la LFMC avait initié à la fin des années soixante, devient une réalité palpable, à Londres, à Paris, et donne de nouvelles perspectives aux laboratoires cinématographiques d’artistes dans le sens où, affranchi des contraintes du seul développement en spire, de nouvelles possibilités se font jour : format 35 mm, métrages plus importants, copies sonores etc.



En 2005, une nouvelle Rencontre des Labos est organisée par l’équipe du Cinéma Nova de Bruxelles. Elle rassemble, au-delà du réseau déjà structuré à l’Ouest de l’Europe, des cinéastes ayant des pratiques similaires en République Tchèque, en Grèce ou au Portugal. Autre expérience convoquée, dans un contexte radicalement différent : le Bela Balazs Studio, créé à Budapest juste après l’insurrection de 1956, qui a longtemps regroupé les cinéastes hongrois désirant sortir des sentiers battus dans une forme collective très originale. Aussi, des cinéastes venus de Séoul en Corée, sont présents — eux mêmes sont sur le point de monter une structure de ce type, baptisée Space Cell. C’est aussi le moment où démarre le labo de Bruxelles, ville où des cinéastes avaient depuis longtemps une pratique du développement mais pas d’atelier commun. Comme souvent, c’est la question d’un lieu pérenne qui est le frein le plus fort à la naissance et à la survie de telles structures. A Berlin, après deux mises en place d’un labo dans deux lieux précaires successivement perdus, le projet d’un nouveau labo a repris en 2008-2009 grâce à de nouvelles énergies, même si la réinstallation n’a pas encore pu avoir lieu. A Zagreb, à Tanger, à Caracas, des initiatives de ce type voient le jour. Dans un petit village de l’Aveyron, Florent Ruch réinstalle les machines rachetées en bloc du laboratoire du Centre d’essai de lancement de missiles des Landes. Au fur et à mesure du dessaisissement de l’industrie, le matériel, les connaissances, les pratiques liées à ce support migrent dans le giron des artistes.

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