Le cinéma, la vie, l’amour

Texte de Bruno Dumont, 1999

(Projet d’un film)

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Des orgueilleux, las des vies monotones ; ils prirent leur élan au quasi-début du siècle. Dans un immeuble clos à Paris, ils firent de la seule fureur de leur amour et du scandale de leurs moeurs, la bataille, le dogme… Ils durent connaître la grâce.

Leur début / 3e lettre (perdue) :

Je reste bouleversé par le récit que tu m’as fait ; les mots venaient si clairs, comme obligés, sans crainte. Tu n’effaces rien, tout est là, mais tu le réduis, brisant son emprise. Il faut résoudre le mal, l’abattre, jusqu’à rompre vos liens, seul. J’ai senti ma solitude à t’écouter, j’admirais la tienne. Tu as été si seule mon amour, si seule, à te perdre et là tu vaincs. Tu te redresses si forte – tu es en train – magnifique et claire, que je n’ai pas peur. À ce dévoilement, tu apparais – je te l’ai dit – intacte et si belle. Tu l’es.

Que dire, qu’aimer.

Aimons-nous, croyant que c’est sans fin et que la modernité de nos moeurs triomphera de nos vies. Aimons-nous, mon amour, à cette lumière brune d’entre chien et loup et qui aux crépuscules est à joindre nos jours et nos nuits ; est-elle la lueur de nos regards, mêlant nos larmes et nos joies extrêmes ? Elle est à ses heures la seule possibilité du monde, la toute puissance de notre amour magique et qui se déploie.

Je suis avec toi, si près. Je te serre dans mes bras, t’inclus, de toute ma force.

Je cherche, dans la mise en scène du cinéma, des formes d’expression nouvelles capables de rendre le mouvement de notre vie, son temps, à nos regards contemporains. S’agit-il que de rythme, d’harmonie ? Je pense à Cézanne, à ce qu’il faisait, détruisant le motif, à ses centaines de Baigneuses peintes, ces merveilleuses compositions résolument artificielles, les maladresses, les gaucheries, et qui sont toutes à rechercher ce dont l’art est capable : pas tant une vision des choses mais l’expression par l’art de l’essence de la réalité. Aussi, je pense souvent quand, bien au début de ce siècle, il eut son élan, vers l’abstraction, aux regards qui se sont posés sur lui depuis lors et qui ont accompli toutes ses oeuvres.

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Toutes les oeuvres d’art ne sont-elles pas, comme les êtres, des commencements qui s’achèvent dans nos regards ?

Où est mon élan ?

Ne faut-il pas nous-mêmes sans cesse révolutionner le monde, sans cesse renouveler nos moeurs quand notre désuétude nous guette ? Elle nous mine aujourd’hui, à n’avoir presque de force sur rien, à subir un monde, dont la complexité et l’ordre contraignent nos épanouissements, nos libertés, au profit des masses informes qui nous aliènent. Qu’en est-il de nos regards ? Regarder quoi ? Sommes-nous assez dignes à vouloir vivre de la sorte ?

(Renversons des mass médias artificiels.)

Qu’est-ce que le cinéma contemporain a à voir avec l’essence de la réalité ? Si ce n’est de nous en divertir, de nous abstraire d’elle, de l’oublier, de ne plus y penser !

Mais le cinéma doit modifier le monde, le regard.

On ne peut pas ne pas penser, ne pas méditer nos vies, ne pas affronter nos troubles et délaisser nos pouvoirs à la vaine démocratie.

Les vrais films de cinéma ont aussi besoin des regards pour s’accomplir. Ce sont les regards qui achèvent ces commencements que sont les oeuvres. L’art accomplit notre possibilité d’être des femmes et des hommes ; il nous éveille à propos de l’énigme que nous sommes. Des oeuvres sont les compagnes de nos progrès, elles sont convaincantes.

La vie est moderne, mais plus nous ?

Que faire dès le début du millénaire ? Nous élancer, rompre nos liens, nous renverser.

Leurs corps se serraient, souvent, dans la splendeur, parce qu’ils s’y recueillaient. À ces moments, à se tenir aux maintiens immobiles de leur dogme, ils méditaient, physiquement, cherchant la pose, une attitude pensante aux recommencements de leur vie. À cette fonte, les amants primitifs séjournèrent mille ans. Ils étaient l’aube, la possibilité des mondes, apaisant leur souffle. Étaient-ils métaphysiciens ? Maintenant à leurs nuques immobiles. Il n’y avait que de l’air, de leur vie.

Ils étaient agnostiques, amants de feu, inclus, quasi muets, parvenus par les étreintes magnifiques, si clos dans leur immeuble, leur cantate, à baiser le monde.

Je suis belle.

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Texte initialement paru dans le journal l’Humanité du 23 décembre 1999

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