Nous sommes toujours en retard par rapport au désastre. Il est toujours plus en avant par rapport à notre imagination. Avec les images, ou bien avec ce que nous croyons être images, nous faisons face à l’événement: le réel qui se passe devant nous et continue de se passer malgré nous. Nous sommes partie de cet évènement. La mesure, la distance, la possibilité de voir loin sont désormais perdues. Le principe d’observation s’est évanoui et nous sommes au centre du panopticon (1791) de Jeremy Bentham: nous pouvons tout voir, mais en même temps nous sommes continuellement observés par tous: sujets objectivés et objets assujettis. Les images nous servent presque pour nous en faire une raison, pour chercher à lier ce qui se déroule sous nos yeux avec quelque chose qui ait un sens quelconque.
Nous sommes hommes de la contemporanéité, époque pendant laquelle le désastre n’a jamais fin, peut-être aussi saison où le désastre continue d’aller à la dérive. Naufragé lui-même. Que l’on songe à la légende du Hollandais Volant ou bien au Chasseur Gracchus de Kafka. L’ère du spectacle, avec sa dose quotidienne d’images, nous réserve l’amère surprise de nous apercevoir que devant le naufrage, près ou très loin qu’il soit, nous ne profitons plus du statut privilégié de spectateur. Hans Blumenberg a bien raison lorsque dans son Naufrage avec spectateur il part du „vous êtes embarqué” de Blaise Pascal. En effet Pascal nous fait entendre que nous sommes perdus dans l’étendue des mers, jamais sûrs, toujours suspendus. Si nous essayons de nous cramponner à quelque chose, elle est déjà et à jamais perdue pour nous. Rien ne s’arrête pour nous: voilà ce qui relève de notre essence et qui, cependant, est le plus contraire à nos inclinations. Nous brûlons du désir de trouver des fondements sûrs, incontestables mais ces fondements s’écroulent pour nous engloutir.
La modernité a maintes facettes, entre autres il y a la psychanalyse. Peut-être unique entre les pratiques, elle préfère ne pas s’abandonner confortablement sur le rivage de la certitude scientifique, ne pas participer au triomphe du scientisme. Par contre elle avance n’admettant qu’une condition paradoxale: ni couler à pic ni dominer les abysses, voire les abîmes. Avec son gestus inaugural Freud propose un emblème comme métaphore de son aventure: fluctuat nec mergitur. Quelque chose flotte et ne sombre pas. On continue, on danse sur une ligne de flottaison. L’aventure est au-delà et en même temps au-deçà du désastre. Cette ligne sépare notre regard: nous voyons au-dessous et au-dessus, nous percevons le vertige qui pousse nos yeux à scruter le fond et cependant nous voyons encore les flots, les nuages, le ciel. Cette division est l’instance insituable qui nous interpelle radicalement, qui nous pousse à l’extrême, qui nous harcèle sans cesse, sans répit. Être contemporains, ça coïncide avec ce point absolu. Selon Giorgio Agamben la condition de la contemporanéité signifie revenir à un présent qui n’a jamais eu lieu pour nous.
Le gestus de la psychanalyse se résume peut-être dans l’instance éthique par laquelle le sujet reste suspendu dans sa propre mémoire. Le sujet est la ligne de flottaison, ligne qui sépare la même chose tout en traçant deux directions: le dessus et le dessous. Dans une oscillation sans répit l’individu est sujet d’action, assujetti à l’inconscient, au grand Autre, de plus il subjectivise le réel… Et pourtant il ne sombre pas, il reste au milieu, parmi, entre…. Il flotte dans quelque chose. Il sombre dans ses racines. Il les perd et il les retrouve en même temps. Ce qu’il a perdu, il ne le reconnaît comme vraiment à lui et ce qu’il retrouve il ne sait pas à qui ça appartient: “Les hommes se sont fait une image d’eux-mêmes qui se reproduit avec des nuances”, cette phrase de Fernand Deligny ne cesse d’interroger notre égoité.
Mais c’est aussi une question de temporalité. Elle fonctionne d’une façon différente dans le désastre, pour mieux dire dans l’imagination du désastre, car – nous l’avons écrit – le désastre est toujours déjà arrivé. Il est toujours trop tard. Blanchot nous montre que le désastre est du côté de l’oubli, et – ajoute-t-il – nous sommes contemporains du désastre.
Nous ne pouvons concevoir le désastre qu’à l’envers: lorsque nous le pensons, il est déjà ailleurs; lorsque nous le rencontrons, nous ne pouvons pas le penser; lorsque nous ne nous en souvenons, il est certain que notre mémoire nous déçoit.
Et pourtant il ne reste que la mémoire et la mémoration. Le désastre est dans la mémoire. Peut-être bien que le désastre est la mémoire: sa radicale infidélité, l’insupportable séparation entre ce qui a été et ce qui aura été. Une déchirure dans la temporalité. Pratiquer cette division, l’évoquer – comme écrit Blanchot – ça ne signifie pas employer un mot ou un nom, il s’agit plutôt d’écrire une phrase entière, simple ou complexe, dans laquelle l’infini du langage cherche à se faire absorber par une séquence de verbes. Ainsi l’infini du langage mime l’inachevable, l’infini de l’événement. Mais les deux infinis ne se rejoignent jamais, comme Achille et la tortue. Entre eux s’ouvre un gouffre qui n’est pas à combler, lui aussi, encore et pour toujours, infini.
Néanmoins il faut imaginer, il faut produire une figuration. Malgré tout il faut laisser que les images parlent. Qu’elles racontent, évoquent, causent des pensées – mémoire et épique – et aussi un énigme. Si nous dépouillons l’image de cette magie, qui est de la même matière du travail onirique et de la même temporalité du cinéma, nous risquons de confondre l’objet avec le fétiche, la mémoire avec l’archive, le travail avec la manipulation, le montage avec le mensonge, la ressemblance avec l’assimilation. Didi-Huberman soutient que l’image n’est pas «le rien, ni toute, ni une». Ces trois assertions, qui cherchent à définir le statut de l’image, traversent l’histoire et la culture de notre civilisation. Nous hasardons presque affirmer qu’elles définissent une civilisation, instituent ses fondements. Toujours Didi-Huberman a démontré que la question des images reste au coeur du malaise, dont notre époque est accablée: le malaise dans la culture. Il faut apprendre à voir les images – ainsi Didi-Huberman – il faut apprendre à apercevoir ce à quoi elles ont survécu.
Les arts visuels – de la peinture au cinéma – sont ceux où notre regard se pose pour saisir une figuration hantée par un vertige, dont nous ne savons rien. Nous percevons le vertige d’une image puisque nous ne pouvons pas savoir d’où elle vient, de quelle survivance elle est arrivée jusqu’à nous. Quelque chose nous est livrée, mais nous ne savons pas à quel prix. Par quel désastre, à travers quel désastre, malgré quel désastre.
Les flots ont déjà englouti ce reste unique qui ne peut pas être qu’à nous et tout est comme auparavant, encore une fois c’est l’immuable événement du rien qui revient. Le regard du sujet se réfléchit dans un double, il s’agit alors d’un regard double, comme le grand cinéma a très bien montré et démontré. Il s’agit d’un regard qui voit la même chose, mais comme si cette chose fût plongée dans deux réalités différentes. C’est un regard qui flotte à fleur d’eau: tantôt il voit encore le navire, quelqu’une de ses parties qui se tient en surface; tantôt il voit ce qui est au-dessous, l’abysse qu’englouti à perte de vue. Tandis que la perspective déforme jusqu’à décomposer chaque figuration. Fluctuat nec mergitur….
BIBLIOGRAPHIE
– Giorgio Agamben, “Che cos’è il contemporaneo?” dans Nudità, Nottetempo, Roma 2009.
– Hans Blumenberg, Schiffbruch mit Zuschaurer. Paradigma einer Daseinmetapher, Suhrkamp Verlag, Frankfurt am Main 1979.
– Maurice Blanchot, L’écriture du désastre, Gallimard, Paris 1980.
– Fernand Deligny, “Les détours de l’agir ou le moindre geste” dans Oeuvres (éditées par Sandra Alvarez de Toledo), Edition L’Arachnéen, Paris 2007.
– Georges Didi-Huberman, Images malgré tout, Les Éditions de Minuit, Paris 2003.
– Blaise Pascal, Pensées, Gallimard, Paris 1954.