Conspiration de la perte (réflexions autour d’Abîme)

Texte de Zoheir Mefti, 2012

Sur la courbe du jour le soleil de la mort
Tisse un épais vitrail de beautés bien vêtues
Nous n’avons que deux mains nous n’avons qu’une
[tête
Car nous avons appris à compter à réduire

(Paul Éluard, Poésie ininterrompue)

 

Abîme est un monolithe. Un monolithe qui s’impose singulièrement par la fragilité permanente qu’il place d’emblée au cœur même de ce qui est donné à voir dans un premier temps, c’est-à-dire la vue zoom-panoramique d’un quotidien somme toute banal où l’on peut observer – de chez soi, ici ou ailleurs – l’assidu et précis accomplissement mécanique de tâches ménagères avec son lot de gestes répétés à cadence régulière et à heure fixe du voisin d’en face : « culottes », « soutiens-gorge », « dessous », « chiure de pigeons sur son balcon ». Au commencement donc est cette vue à basse résolution sur un monde donné pour connu car réglé par cette « pulsion heureuse qui fait que le soleil se lève à l’heure prévue par l’almanach, selon la latitude et la longitude des divers lieux de la terre » (Pessoa) que le réalisateur anonyme du film introduit – par l’inventaire – l’élément-phare de sa déconstruction à venir, voire son plasticage : l’image absolue (Daney) est ce regard générique qui ouvre Abîme en ce sens que cette vue depuis la fenêtre revêt les traits (principalement ceux de son cadre) d’une carte postale digitale. De fait, elle formule elle-même l’ambiguïté intrinsèquement voyeuriste qu’elle véhicule (à savoir l’outil qui ici n’est plus séparé de la pratique qu’il propose – ou impose, c’est selon –, et donc des segments proprement éthiques qu’il échelonne), jusqu’à en démanteler la nébuleuse logistique tout en en consacrant les interstices censés penser les enjeux des nouveaux rapports de forces dont il est question : le regard panoptique non plus comme un dispositif policier, mais comme une pratique publicitaire (ce qui revient au même) diffuse, c’est-à-dire la déclinaison d’une discipline normalisée avec tout un pan de productions/lectures de l’image que cela implique. De ce nœud, Abîme tente une percée : pousser ce processus – vaste matrice fonctionnaliste où la notion même de présence n’est qu’une accumulation de dispositifs sur lesquels il est permis de s’appuyer – au pourrissement en vue d’en faire imploser les préceptes originels et d’en ruiner les pré-requis ; bref, de liquider les attributs économiques de la présence, c’est-à-dire ceux de sa propre dénégation comme agrégat d’étants. En formulant la présence à travers le prisme de la propre crise de celle-ci, Abîme esquisse une entrée en présence. Geste accompli d’un film et non film accompli d’un geste.

Corps-combustible

Ce qui interpelle dans un premier temps dans Abîme est la notion d’échelle qui au fur et à mesure tend à glisser vers son propre parasitage comme valeur sûre. Ce film puise sa force dans l’infime marge de manœuvre que procure le téléphone portable (absence de profondeur de champ, mouvement cassé des images, netteté toute relative, etc.). À la réduction des espaces s’oppose l’intelligente organisation de la perte – par l’usure du son et de l’image jusqu’à les excéder – dans ces mêmes espaces, ainsi jusqu’à dégager les écarts où viennent s’incruster de nouvelles « intuitions » de plan (cadre)[1] et de combinaisons de plages sonores et visuelles (montage, attractions) ; en somme, à travers un agencement des pôles au minimalisme brut qui ne déroule pas un système d’images/sons dans une continuité énoncée, mais opère par jets de blocs graniteux sur lesquels il nous est donné de sculpter les dimensions d’une autre temporalité sans en cristalliser l’unité de mesure susceptible d’éclore en norme calibrée. Les éléments physiques qui y apparaissent ne sont plus livrés telles des entités que l’on reconnaît (une vieille dame, des volets, une tasse de café à côté d’un bout de papier froissé, un carrefour, etc.), mais comme des brèches qui ouvrent sur un déplacement forcé du regard. Et ce déséquilibre se trouve renforcé par le violent renversement du plan qui constitue initialement le « détail » (l’image absolue comme certitude) duquel part le réalisateur : la carte postale explose de ses milliers de pixels car la notion même de cadre – valeur cardinale de la carte postale – s’effrite sous nos yeux d’un simple mouvement (impressionnante séquence où le cadre qu’offre le plan se défait littéralement par l’apparition du cadre – physique celui-ci – de la fenêtre que la caméra se met à parcourir lentement). Ce faisant, ce n’est plus uniquement la notion de perception qui est mise en exergue – du reste, ça n’aurait pas été la toute première fois –, mais bien la consécration d’une réduction visuelle des espaces et leur maniement/détournement en vue de créer des ouvertures tangibles, sortes de portes dérobées sur une autre économie de l’image, c’est-à-dire sur toute une économie de la présence, et donc sur une autre pratique de cette dernière : les possibles se dessinent, mais suivant l’expérience de l’arpentage (perte dans l’espace et non abandon de celui-ci). Dans Abîme, les espaces sont traversés comme ils contiennent ceux qui les traversent. À ce titre, les « jeux de mots » ici ne forment pas un organe logomachique détaché de ce qui l’habille (l’image), mais bien la conjugaison d’un verbe répété jusqu’à dissoudre celle-ci dans une sorte de dérive onomatopéique sur fond de soliloques délirants, tels les gestes perdus d’une communauté linguistique – avec ses signes et ses affects, ses sens communs et ses obstructions – qui, tout en tentant de les retrouver, scellent par là même leur propre dégénérescence. Les sons, eux, se prolongent par-delà leur source et, ce faisant, c’est toute la mémoire du médium – et donc une certaine essence du monde que celui-ci saisit – qui vient se greffer sur la peau rétinienne du regardeur, telles des traces qui se dissolvent tout en affirmant leurs étants par le flux et le reflux des formes qui ne sont plus les leurs (ici le doigt qui obstrue la caméra du portable, là l’ombre du filmeur qui s’atténue vers le haut pour réapparaître par le bas, etc.), et dont le pixel en enfante le pouls. À ce titre, il est frappant de constater les troublantes similitudes avec les premiers films en super 8 de Rousseau : ici, une surface trop proche du mini-objectif de la caméra fait office d’une image pellicule surexposée, ou encore la sensibilité du téléphone portable dont les tremblements créent la sensation d’un filmé-monté avec les amorces joignant les blocs entre eux, etc., mais avec la substantielle différence qu’ici les « images » échappent à toute rigueur de composition. Les images tombent tels des rocs sur le parvis d’un panthéon jusque-là fermé à l’enfant bâtard pixel, ce même pixel qui en dépassant l’objet qui lui donne vie se met à peser de tout son magma de sensible sur un commun à réinventer. Abîme est la subjective expression éthique d’une traversée de l’image en quarante-deux minutes où les types d’êtres (les images), bien que s’apparentant à un régime initialement représentatif (mimésis), échappent – et la faible définition des celles-ci y est pour beaucoup – à « l’organisation des manières de faire, de voir et de juger. » À partir de

là, c’est la dualité passé/présent qui vole en éclats car c’est justement l’écart entre futur de l’art et ce qui ne l’est pas encore qui se trouve réactualisé par la quintessence même du régime esthétique de l’art : remettre en scène le passé (Rancière).

En fragmentant les attributs fonctionnels de l’objet en question (sorte de « ceci n’est pas un téléphone portable »), Nicolas dégage les fractions de ce qui va constituer l’expression de sa pleine subjectivité en tant que corps perdu. Son « Je vais mettre le feu à cette ville » n’est plus une formule tirée d’un verbiage CNTiste ou autre corpus idéologique livré en pack, mais bien la mise à exécution d’un vaste dessein de guerre où la nécessité de plonger – presque tous les plans sont orientés vers le bas – dans le vide que l’on cherche sous des pas fluets afin de s’arracher à la torpeur de la « joie-de-vivre-à-heure- fixe » relève de la stricte stratégie offensive, et donc en consomme la mort qui fait de lui un guerrier, c’est-à-dire un « Bartleby », l’être qui préfère n’être plus ; et c’est au fond le plus douloureux pour ceux qui ne parviennent pas à se mêler à lui dans son indéniable vocation pour le Néant. Ainsi, la surface que l’on foule du pied se mue en plate-forme d’existence de soi (va-et-vient de l’ombre, l’opacité), où il n’est plus question d’exil intérieur ou de survie, mais de peur (solitude), sinon de terreur (exposition), car c’est précisément de la conjugaison des ces coordonnées-là qu’émane la finitude du désir de vie (la mort), c’est-à-dire la pure soustraction à la machinerie des dispositifs. Se déserter soi-même. Abîme. L’écart est créé, l’écart à habiter (« il crée pour remplir cet abîme »), l’immédiateté d’un état d’âme qui s’auto-suffit (« Plutôt crever que comprendre »). En cela, Abîme assimile la pugnacité d’un jeûne (Kafka), il formule à sa manière – parfois avec désenchantement puisque c’est la fin d’un monde qui se joue sous nos yeux incrédules – l’opacité qui l’inscrit dans la durée, infatigable et renaissante poussée dont « la fin n’est jamais finale » (Michaux), une grève de la vie qui casse les enchaînements biopolitiques, où « autrui est un autre monde possible » (Deleuze), c’est-à-dire l’incarnation d’un monde à n’être pas, ou à être autre (Tiqqun). Abîme est un film profondément solitaire [2]. Pourtant, c’est de sa lourdeur que se dégage ce profond goût pour l’errance, car elle seule éprouve le corps dans son entièreté vitale ; l’errance, c’est le plan de consistance à être autre. Les rues tristement vides qu’il saisit ne disent que son aversion à les voir peuplées d’« êtres pacifiés » (puissante séquence carnassière – « centimètre après centimètre, tu dévores… » dit la voix – où, sur le quai de la gare Saint-Charles, deux jeunes se font fouiller leurs sacs par des flics pendant que la vie, elle, suit son filandreux cours de paix), quand elles ne sont pas livrées aux clairvoyantes balises de l’Empire (Article 8 : L’espace public est un espace neutre, c’est-à-dire que toute manifestation d’existence singulière y représente une atteinte à l’intégrité d’autrui. ETC., ETC., ETC.). Triste ironie, sur le parapluie d’une passante, la carte d’un monde qui ne sait plus tourner…

« Reprends ta position » dit la voix à la fin du film. « Reprends ta position ». Tout recommence sans recommencer, car recommencer n’est pas partir du passé – là où les choses ont été laissées –, mais de là où nous avons été suspendus ; non pas du passé comme une volonté cristallisée – donc perdue –, mais précisément de ce qui nous a été confisqué comme gestualité en lui. « Reprends ta position », c’est recommencer autre chose, c’est éprouver la rencontre dans la solitude, c’est sécréter les nouvelles configurations des passions, c’est relier les devenirs de là où nous nous trouvons dans le déplacement ici ailleurs partout et maintenant.

Dans l’îlot-fabrique Numéro Zéro, ceci :

Il y a les films en commun, l’histoire à écrire, commune.
On n’espère rien, chercher le filon, pour cela on sait qu’il va falloir creuser, creuser très profond.
Pour creuser il faut de l’argent, des machines et des trucs, si on ne trouve pas, on creusera avec les mains, et on en fera des films, de mains.

Désormais dans l’abîme, «Il nous suffit d’être chacun pour être tous D’être soi-même pour nous sentir entre nous » (Éluard)

jamais seul(s) nous ne creuserons.

Aber das Irrsal hilft.

(Mais l’errance aide.) Hölderlin

 

Valence (Espagne), le 15 mai 2012

Voir le film

[1] À voir, We Can’t Go Home Again de Nicholas Ray (en collaboration avec ses étudiants à la SUNY Binghamton) dans lequel il n’était plus question de « cadre » à l’écran.

[2] Pour Laura Ghaninejad, Abîme, dans ses pérégrinations convulsives, véhicule un profond sentiment de désarroi qu’elle compare au deuil de Tête d’otage de Jean Fautrier.

Aucun article à afficher