Alain Guiraudie : Cinéma, rêve, réalité

Propos recueillis par Marie Martin, 2001

D’où est venue votre envie de cinéma ?
Ma cinéphilie s’arrêtait à ce que je pouvais voir à Rodez, c’est-à-dire que ce n’était pas une programmation hyper pointue. Le premier déclic cinématographique, ça a été un film de Glauber Rocha que j’ai vu à la télévision, vers 16-17 ans, Le Diable blond et le Dieu noir . Ce film a fait la différence : c’était quelque chose de complètement lyrique, complètement ailleurs, qui se déroulait dans la pampa du Brésil. Là, je me suis dit qu’il y avait moyen de faire quelque chose de fondamentalement beau et poétique, avec pas grand-chose, tout en étant dans son « trou ».
Sinon, ça vient beaucoup de la télé, de choses comme Tarzan, Les Envahisseurs ou Les Incorruptibles, le western évidemment.
Ça vient aussi pas mal de la bande dessinée parce que j’ai beaucoup été nourri à ça : Tintin, Blek le Roc, Captain Swing, les petits trucs édités par Mon Journal et puis, Pif Gadget, quand même ! La BD, je trouve ça terriblement cinématographique, en terme de découpage et d’excitation de l’imaginaire…

Qu’est-ce qui vous a poussé à réaliser votre premier film ?
J’ai toujours raconté des histoires, y compris à moi-même. Quand j’avais vingt ans et que j’étais en fac, le cinéma me paraissait très loin et j’ai commencé à écrire des romans, qui étaient d’ailleurs complètement nuls. Alors je me suis pris par la main et j’ai écrit un petit truc, tout simple à filmer. Je me suis tout de suite senti bien dans le cinéma parce qu’on n’est pas seul, même s’il y a la phase d’écriture qui est assez solitaire mais où tu n’as pas à rendre quelque chose d’abouti… Un scénario, c’est juste une base de travail. Et après, tu es relié avec des gens. ?a me plaît bien, cet aspect humain du cinéma.

Vous n’avez pas fait d’école de cinéma. C’est assez rare…
J’ai mis du temps à avoir confiance en moi. A la sortie du bac, je voulais tenter l’IDHEC (Institut des Hautes Etudes Cinématographiques) mais je ne m’en sentais pas du tout capable. Je savais que j’avais des lacunes énormes alors je me suis dit que ce serait pour quand je serai plus grand… ?a n’a pas été une volonté d’être autodidacte dans le sens où j’ai tenté l’école de cinéma de Bruxelles, beaucoup plus tard, vers 26 ans, concours que j’ai foiré allégrement. Sur le coup, je me suis dit que j’allais faire des films quand même mais a posteriori, je me dis que j’aurais gagné du temps. Quand tu ressors d’une école, au bout de trois-quatre ans, tu as un carnet d’adresses, tu as quand même un certain savoir-faire, tu as pu tourner dans d’autres conditions que celles dans lesquelles j’ai fait mes quatre premiers films. D’un autre côté, même si tu as fait une école, il faut quand même travailler sans fric…
Je ne fais pas l’apologie de la précarité, de la difficulté de faire les choses, mais je sais que, pour moi, ça a été une très très bonne école même si ça m’a donné quelques sales réflexes dont j’ai du mal à me défaire, comme une certaine difficulté à déléguer, en terme de production ou de régie.

Libé disait de vous l’été dernier : « l’autodidacte, qui fait de l’art sans y penser« …
Ca, c’est le gros fantasme : le plouc qui arrive à sortir un truc, ça plaît beaucoup. Après, « qui fait le l’art sans y penser« , ce n’est pas vrai, j’y pense beaucoup. Mais c’est vrai que je me suis un peu fait sans influences, ou du moins en digérant les influences… C’est l’avantage de ne pas m’être bâti sur une culture cinéphilique.

Est-ce que ça pourrait expliquer le fait que vos films ne ressemblent à rien de ce l’on connaît dans le cinéma français ?
Il y a quelque chose que je n’ai jamais perdu de vue, en matière artistique : si, dans nos premières œuvres, on n’essaie pas de faire quelque chose qui ne ressemble à rien de connu, si on n’essaie pas de dégager notre propre style et d’aller directement, franchement, dans un sens nouveau, si c’est pour faire comme tout le monde, je ne vois pas trop l’intérêt d’aller dépenser autant d’énergie.
Et puis, tout ce que j’ai fait jusque là, je l’ai fait « contre », contre ce que je voyais. Quand j’ai vu dans les années 90 le réalisme social et tous ces films français qui se déroulaient entre quatre murs, j’ai décidé de prendre le large et d’aller tourner sur le Larzac, d’y faire mes huis clos.

Tourner dans le Sud-Ouest, c’est aussi aller « contre » ou c’est une nécessité?
Je me sens chez moi. J’ai envie de parler de ce que je connais. J’ai toujours eu du mal à quitter mon pays, donc j’ai obéi à une nécessité contre laquelle je ne peux rien. En même temps, je me dis que c’est très important que des gens restent chez eux pour faire ce qu’ils ont à y faire, là où ils ont envie de le faire.
J’ai tenté de vivre à Paris mais ça n’a pas réussi. En fait, mon seul exil, ça a été de passer de l’Aveyron au Tarn !

Pour Luc Moullet (cinéaste et critique aux Cahiers du cinéma), la Garonne, et non la Seine, serait le berceau d’un art cinématographique français. Il existe une école du Sud-Ouest ?
Personnellement, je ne me sens pas vraiment concerné par ça. J’ai plus d’atomes crochus avec Hal Hartley ou Abbas Kiarostami qu’avec Catherine Breillat ou André Téchiné. Je ne crois pas aux clivages géographiques qui sont, à mon avis, très réducteurs. Il n’y a pas d’école du Sud-Ouest, il n’y a pas d’école gaillacoise (allusion à Yves Caumon, cinéaste qui vit également à Gaillac et dont le premier long-métrage, Amour d’enfance, a reçu le prix Un certain Regard, à Cannes). Le point commun avec Yves Caumon ou les frères Larrieu, c’est qu’on filme les grands espaces et c’est vrai qu’à l’heure actuelle, je n’en vois pas beaucoup qui vont filmer à la campagne.

Vous avez déclaré à Libération l’été dernier que le cinéma s’uniformisait beaucoup. Qu’est-ce que vous entendez par là ?
Je trouve qu’il ne s’appuie pas assez sur les milieux populaires. On est toujours dans une certaine classe sociale, petite bourgeoisie cultivée et ça se déroule toujours dans les mêmes coins, à savoir le onzième et le dixème arrondissements de Paris. Une espèce de réalisme social, très ancré dans le quotidien -mais dans un quotidien qui ne m’intéresse pas- et sans dépasser ce quotidien-là.
C’est marrant parce que traditionnellement, même chez les Américains, même chez Carné, dans le réalisme poétique, on voyait toujours des ouvriers ou des paysans – les cow-boys, c’étaient des paysans ! – mais on a perdu ça de vue.

C’est difficile de décrire votre cinéma, mais une chose importante, c’est qu’il surprend constamment…
Pour Ce vieux rêve qui bouge, c’était le but du jeu et d’ailleurs, ce film est le meilleur exemple de quelque chose fait « contre ». Je parlais tout à l’heure de réalisme social et je pense à Ressources humaines comme étant un de ces films qui se bornent à un constat, dans lesquels on sent que le réalisateur se satisfait de la justesse de sa retranscription du réel. J’avais envie de parler de ce monde-là, de la fin d’un monde, mais en même temps, j’aime bien quand ça ne correspond pas au réel : me situer dans une veine documentaire mais mettre des tee-shirts orange ou roses aux ouvriers ! Je voulais aller contre cette simple reproduction du réel et je voulais aller aussi contre une représentation actuelle de l’homosexualité. Je commençais à en avoir marre de ne voir que de jeunes et beaux homosexuels, cantonnés dans une certaine classe sociale et dans certains arrondissements de Paris. Je voulais montrer que ça existe aussi chez les ouvriers. J’aime bien raconter une histoire qui pourrait se dérouler dans un salon et la mettre dans une usine. ?a m’intéresse, de glisser vers autre chose, de surprendre mon monde et je pense que ça plaît à un spectateur d’être surpris en cours de film.

Les lieux et les thèmes délaissés par le cinéma français, c’est un des moteurs de votre travail ?
Oui. Je crois que je me suis engouffré dans une brèche et qu’il y avait une certaine attente du public. Qu’est-ce qui dépend du calcul et qu’est-ce qui dépend de la simple intuition ? L’histoire, c’est de la simple intuition. Je savais que j’avais quelque chose de très crépusculaire, de très fin de siècle à trouver en liant les deux sujets : tout se casse la gueule, les gens n’arrivent pas à se rencontrer mais on est quand même dans une idée de la grande communauté des hommes, avec une histoire qui commence avec de la drague, quelque chose de purement sexuel, et qui débouche sur de l’amitié. Tout ça planté dans une usine qui va être abandonnée, un monde qui va devenir obsolète. Intuitivement, je savais que j’avais quelque chose à fouiller là-dedans.
Après, j’ai pris soin d’éviter certaines choses : qu’un mec pas trop mal flashe sur un mec pas éminemment beau, ça me plaisait de parler du désir en ces termes-là. Il y a beaucoup de gens qui forment des couples et qui, a priori, n’ont rien à faire ensemble. ?a, je ne le voyais pas au cinéma, donc je l’ai fait. Tout le problème est d’éviter certains écueils qui nous guettent au scénario. C’est vrai que sur le choix du contremaître, j’étais d’abord parti sur l’idée d’un bel homme, la cinquantaine, qui faisait beaucoup plus patron. Au casting, je l’ai beaucoup plus rapproché des ouvriers parce que je me disais que j’allais au casse-pipe si je situais les choses en terme de lutte des classes de façon beaucoup plus évidente.

Dans l’histoire, là encore, vous surprenez le spectateur car rien ne se passe comme les personnages le voudraient.
Le film est vraiment bâti autour de ça : c’est une histoire de drague qui foire. ?a tourne autour de cet « obscur objet du désir« . Qu’est-ce qui fait que les gens qui ont toutes les raisons de se rencontrer n’y arrivent pas ? Il y a quelque chose d’assez désespérant dans l’affaire mais en même temps, est-ce que c’est si désespérant que ça ? C’est aussi pour ça que j’ai voulu une fin légère…

Techniquement, la répétition des plans identiques, les mouvements incessants des personnages, c’est assez surprenant…
A un moment, ça devient presque chorégraphique, les lignes qu’on tire dans les mouvements des gens. En plus, ce sont des mouvements toujours oiseux et inutiles, qui n’ont pas d’autre vocation que d’amener un homme d’un point à un autre, parfois d’une façon un peu absurde. C’est là que le burlesque rejoint la poésie, mais je préfère parler de lignes chorégraphiques qui se tracent entre les déplacements des gens. Et puis, tout ça est dans un cadre large, c’est-à-dire que les mouvements sont très peu accompagnés. Je ne sais plus qui a dit ça : le cadre large est assez drôle, léger; le cadre serré est dramatique, plombé… Il y avait des déplacements que j’avais prévu de faire en travelling et puis je me suis aperçu au tournage que ça marchait très bien si la caméra ne les accompagnait pas, que c’était bien de les voir arriver de loin. C’est beaucoup plus drôle, beaucoup plus humain aussi, moins trafiqué.
Il y a autre chose aussi que j’avais un peu réalisé avant le tournage et que je voulais mettre en pratique sur Ce vieux rêve qui bouge, c’est le jeu de regard. Deux personnes qui se regardent, ça ne se joue pas forcément avec un champ/contre-champ, cadre serré sur l’un puis cadre serré sur l’autre, où on montre par le montage que tous les deux se regardent. Il suffit de planter sa caméra et même s’ils sont à dix mètres de nous, ils se regardent et on voit qu’ils se regardent. On appuie moins le regard, le spectateur en fait ce qu’il en veut, on n’est pas obligé de souligner que là, attention, c’est super dramatique.
Du coup, je trouve que ça laisse exister les gens, à l’intérieur de l’usine. ?a les replace toujours dans le décor, c’est moins manipulateur aussi, vis-à-vis des comédiens comme vis-à-vis du public.
J’ai même gardé des accidents de tournage. Il ne faut pas chercher à tout gérer, à tout maîtriser. Les comédiens, tu ne les mets pas en scène après, au montage. S’il n’est pas bon dans telle séquence, tu as la solution de virer la séquence mais tu n’amélioreras pas le mec en collant des bouts de gros plans où il est bon sur des bouts de scène en plan large où il n’est pas bon. J’aime bien ce côté risqué du cinéma. Je ne crois pas à la mise en scène universelle, à la mise en scène suprême. On filme à un moment, où il s’est passé ça, à un endroit, et on garde ou on jette. J’aime bien aussi quand tout ne va pas bien parce que tout ne va jamais bien…

Donc deux thèmes dans Ce vieux rêve qui bouge, la fin d’un monde ouvrier et l’homosexualité : on peut parler de cinéma engagé ?
Je parle de la fin d’un certain monde ouvrier, qui était attaché à la révolution industrielle, qui vient de très très loin, qui a même été mythifié par une certaine branche de la gauche, dans les années 70, comme étant moteur de l’Histoire. C’est pour ça que je parle de Ce vieux rêve qui bouge (le titre vient d’une chanson de Bernard Lavilliers), c’était porteur d’une utopie. A l’époque, on comptait beaucoup sur ce monde-là pour faire la révolution.
Là où je pense que je suis un peu plus militant, c’est surtout dans le fait que le film ne tombe pas dans le côté larmoyant qui accompagnait généralement ce genre de propos : on te montre une usine qui ferme, alors ça y est, on te met un ouvrier qui va se suicider, c’est la misère de partout, dramatisée à mort… Moi, j’ai vécu les fermetures d’usines à la fin des années 70, je n’ai pas trouvé les ouvriers si dignes que ça et ils ne se trimballaient pas leur déprime au quotidien. Les déprimes venaient beaucoup plus tard : il leur fallait un an d’oisiveté pour comprendre ce qui leur tombait sur le coin de la gueule.
Mon côté militant est aussi dans le fait d’avoir évacué le débat social : l’usine doit-elle fermer ou ne doit-elle pas fermer ? Dans les débats qui suivent les projections du film, on me pose régulièrement la question « Pourquoi on n’en parle pas ? » Le film se déroule au moment où le débat est clos. Je me suis dit que si je me lançais là-dedans, ça n’offrait que peu d’intérêt, cinématographiquement parlant.
J’aurais pu le faire de façon réellement documentaire ou de façon journalistique, mais cinématographiquement, ça ne m’intéressait pas. Je pense que le cinéma commence là où s’arrête le simple journalisme. Même si je suis attaché à une certaine veine documentaire, je pense que ce n’est pas le rôle des cinéastes à l’heure actuelle de déboucher les horizons.
Attention, ces débats-là m’intéressent énormément, mais c’est ma veine militante à côté. Au cinéma, c’est évident qu’il faut faire autre chose.

Est-ce que vous avez connu le militantisme en dehors du cinéma ?
Après le lycée, où je fréquentais l’extrême gauche marxiste-léniniste, j’ai décidé d’adhérer au PC, qui paraissait quelque chose de beaucoup plus utile, de beaucoup plus rassembleur. J’avais envie de changer le monde. J’ai été au Parti Communiste jusqu’en 1995, mais j’ai constaté, au-delà d’un parti, ma propre incapacité à proposer des perspectives collectives d’avenir. J’ai arrêté et j’ai passé six ans un peu hors du militantisme, à part quelques manifestations, pour le PACS ou contre la guerre au Kosovo. Là, je suis revenu au Parti Communiste depuis deux mois : le projet commun, à mon avis, n’existe toujours, pas mais maintenant, tout ce qui est contre Georges Bush et Ernest-Antoine Sellières, je suis pour ! Je sais que le rapport des forces n’est pas en notre faveur : le Grand Soir, c’est fini, mais si on peut sauvegarder un certain art de vivre et des acquis sociaux – parce qu’on en est là – ça sera toujours ça de bien. La tentative de construire un projet collectif m’intéresse toujours.

Est-ce que votre passé militant nourrit aujourd’hui votre cinéma ?
Tout le nourrit, de toute manière. Et je pense que je continue à faire des films militants. En plus, je recommence à militer parce que c’est bien beau le cinéma, mais finalement, on se rend très vite compte que quand on est dans le cinoche, on bouffe avec des gens de cinoche, on ne côtoie plus que des gens de cinoche, on gagne tous plus de 10 000 francs par mois et tout ça n’est pas très enrichissant. Donc, je repars au contact des travailleurs normaux, ou des chômeurs. On ne peut pas se nourrir que de sa propre vie, il faut que ça se renouvelle, ce n’est pas parce qu’on a vécu certaines choses que ça suffira toute la vie.

Aujourd’hui, certains critiques de cinéma, des Cahiers du cinéma ou encore des Inrockuptibles, parlent d’univers guiraudien, de « patte » d’Alain Guiraudie, vous êtes salué par la critique. Or, il y a peu de temps, vous n’arriviez pas à financer vos films ; quel a été le déclic ?
On est dans un pays où il y a une vraie curiosité, une critique qui est quand même à l’affût de ce qui se passe. Mais il y a quand même une chose sur laquelle j’aime bien insister, c’est qu’il y a du travail. Ca fait dix ans que je travaille vraiment énormément. Mon écriture s’est affinée et quand tu as écrit des longs métrages avant d’en écrire des moyens, tu as nécessairement progressé dans l’écriture. On peut avoir du talent, mais on ne peut l’avoir qu’avec du travail, on ne l’affirme qu’avec ça.
Après, il y a l’article de Luc Moullet (Les Licornes du Larzac, par Luc Moullet, Cahiers du cinéma, janvier 2001) qui m’a fait vachement de bien, il y a eu aussi l’effet Godard à Cannes (« Ce vieux rêve qui bouge est sans doute le meilleur film du festival de Cannes« , Jean-Luc Godard, mai 2001) et c’est vrai que c’est bien que des gens comme ça, après leur carrière, arrivent encore à s’intéresser à ce qui arrive.
Et peut-être que les gens étaient à l’affût de choses comme ça, qu’on n’a pas l’habitude de voir.

Avec quelques mois de recul, comment percevez-vous l’aventure de Cannes ?
Pour moi, ça s’est très très bien passé. Et puis, l’avantage, c’était d’être à la Quinzaine des réalisateurs (une sélection du festival de Cannes, en marge de la compétition officielle) : je ne pense pas que ce soit le genre de sélection où les gens vont écrire sur toi pour te descendre. Par contre, si ça leur plaît, ils vont écrire sur toi. Ce n’est pas comme quand tu es en compétition officielle, ou même à Un certain regard, où ça peut être « Banco » mais ça peut être aussi une catastrophe. Moi, finalement, j’ai eu deux projections où il y a eu beaucoup de monde, tous les gens dont on souhaitait la présence étaient là, avec en plus l’effet de Godard qui avait parlé de mon film. Donc, j’étais sur mon petit nuage. C’est le côté « tout ou rien » de Cannes… S’il y a eu de bons bruits sur ton film, tout le monde vient. Maintenant, il faut aussi relativiser Cannes, j’attends un peu la sortie (prévue le 28 novembre 2001), je vais voir un peu ce qui se passe.
Mais pour moi, c’est évident que ça a été super important et que ça sera super important pour la suite des choses.

Avant Cannes déjà, plusieurs journalistes et critiques ont dit de vous que vous étiez « l’espoir majeur du cinéma français ». Ce n’est pas un peu lourd à porter ?
Il y a un côté outrancier de la part des gens, même de Godard quand il dit du bien de moi. A chaque jour suffit sa peine et je ne me mets pas la pression. Pour le long métrage que je prépare, je sais que je vais passer à une autre économie, c’est un film qui est produit, c’est un autre contrat, j’ai plus d’argent et plus de monde. Après, je peux jouer la tête d’affiche mais ça me ramènerait à un film à 25 briques. Là non, on va rester sur un film à 10 millions de francs (c’est un budget plus que « raisonnable » pour un long-métrage de cinéma) et on va voir comment ça se passe.
Il faut dire que je suis bien entouré : on a une distribution, une production qui ne tient pas à ce qu’on joue cette carte de la tête d’affiche; j’ai un agent qui ne me pousse pas dans ce sens-là, qui sait que mon truc, c’est de prendre des gens de tous les jours, des comédiens pas trop connus mais bons.

On vous attend, quand même…
C’est bien d’être attendu. La meilleure façon de rester fidèle à soi-même et aux attentes, c’est de chercher encore à faire du neuf. Sur le prochain film, j’en rajoute encore une couche dans mes mélanges entre cinéma de genre et cinéma naturaliste (cinéma qui vise à reproduire la réalité le plus objectivement possible. A rapprocher du réalisme social qui connaît son apogée dans les années 90 avec le cinéma anglais notamment), entre tragédie et comédie, entre rêve et réalité, c’est un film qui se joue complètement là-dessus. Et c’est un film qui, si je n’avais pas eu ce qui s’est passé, aurait été « improduisible ».
Donc, oui, on m’attend mais je trouve ça assez agréable et puis, on ne me le rappelle pas tous les jours et c’est là que c’est bien de vivre à Gaillac. Je vais faire mon truc, tranquillement et pour ce premier long métrage, j’ai l’impression de repartir à zéro, tellement je rentre dans une autre logique. Déjà, c’est huit semaines de tournage alors que mon tournage le plus long a duré onze jours ! Sur quatre saisons, quarante personnages et quarante décors, c’est vraiment un travail de longue haleine…

Vous avez dit il y a quelque temps : « J’aimerais réussir un cinéma à la fois ambitieux et populaire. » C’est toujours votre idéal ?
Alors ça… Je pense que c’est l’idéal d’à peu près tous les réalisateurs. On voudrait tous faire ça, mais j’ai peur que ce soit une ambition un peu foireuse. J’ai l’impression qu’il y a un vrai hiatus entre le cinéma populaire et le cinéma qui essaie d’aller vers autre chose. Et puis, le cinéma populaire, je ne sais plus si c’est les ouvriers, les paysans ou les ados. Je pense que c’est fondamentalement les ados et je sais que Ce vieux rêve qui bouge, ça a fait chier les ados, même ceux qui avaient aimé Du soleil pour les gueux. Remarquez, je ne sais pas si quand j’étais ado, j’aurais accroché sur un film comme ça, honnêtement.
Je pense que je vais aller vers des histoires qui vont se simplifier, un peu plus rythmées, avec de l’action, un vrai retour au cinéma de genre. C’est ce que fait Quentin Tarantino et c’est quand même bien, son truc ! Mais avant d’arriver à ça…

Comment voyez-vous votre place dans le cinéma français ?
J’ai l’impression d’avoir une place dans le cinéma français et en même temps, tout ça est quand même très cloisonné, on fonctionne par familles. Le fait d’être ici m’en préserve assez; je ne suis pas en train de courir à toutes les projections, toutes les avant-premières de VIP. Mais je m’y sens pas mal, finalement, dans le cinéma français. Il y a des choses qui émergent…
Après, sur les deux films que je prépare, il me semble que je vais avoir beaucoup de difficultés à les mettre en place. Je garde les réserves d’usage et je me dis que ça va être dur. Sur le prochain surtout, je reste sur des modes narratifs assez particuliers, donc je me méfie…

Malgré les difficultés, l’envie de continuer existe ?
Ah oui, j’ai au moins deux ou trois projets que j’ai envie de faire. Par contre, j’ai mes exigences maintenant. Il est hors de question que j’aille faire un film avec 400 000 francs, une équipe bénévole et tout ça. Dans l’immédiat, tant que je peux tenir ces exigences-là, je tiens à ce qu’on fonctionne correctement, y compris syndicalement. J’ai trop employé les gens bénévolement, ça suffit. Si dans cinq ans, je n’ai toujours rien produit, peut-être que je reverrai tout ça à la baisse, mais en attendant, on va garder ces exigences-là. C’est important parce que par rapport au jeune cinéma français, il y a une espèce de paupérisation qui est en cours, avec tous les premiers films qui se font au rabais. Chaque année, à Toulouse, on voit débarquer l’équipe d’un long métrage qui se fait bénévolement, et puis à l’arrivée, ce n’est pas distribué. A quoi ça sert de faire un film si ça reste dans un placard, sauf pour faire deux festivals ? A l’échelle du court métrage, je trouve que ça vaut le coup, mais cette logique économique du court qui commence à s’étendre au long, ça, non… Il ne faut pas donner l’habitude aux diffuseurs d’avoir un film de qualité pour moitié moins cher que ce qu’ils ont d’habitude.

A Cannes, vous avez dit qu’il ne fallait pas oublier que le cinéma, ça a à voir avec le rêve. Qu’est-ce que vous vouliez dire ?
Pour moi, ça se situe entre le rêve et la réalité. Il y a un espace un peu à part qui est le cinéma. Le cinéma, ça ne doit pas servir à ramener tout son monde dans un quotidien tristounet, ça sert aussi à aller ailleurs. Alors, le concept de rêve est toujours dangereux, c’est vrai, mais il y a quelque chose à fouiller entre le rêve et la réalité, entre le documentaire et la fiction même. Autant j’étais contre le cinéma naturaliste, autant je pense qu’il y a quelque chose à creuser entre le naturalisme, le réalisme social et le cinéma de genre. Si on arrive à faire se rencontrer les deux, ça peut donner des choses très intéressantes. Le cinéma, ce devrait être comme un rêve naturaliste.
J’en reviens à Tarantino, mais un film comme Reservoir Dogs était assez exemplaire à ce niveau-là; c’était hyper bavard, les mecs n’arrêtaient pas de tchatcher, mais derrière, tu as une histoire complètement rocambolesque. Tarantino, il est vraiment là où ça doit se passer, le cinéma. Mais je ferai mieux ! (rires)

Entretien initialement publié dans L’œil électrique  n°21 – octobre – décembre 2001

Rencontre entre Alain Guiraudie et Luc Moullet, 2001

Emission Personne n’est parfait du 07 mars 2001 par Antoine Guillot sur France Culture.

 

Une aventure de Billy le kid, un film de Luc Moullet, 1970

 

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