A propos de la coupure publicitaire à la télévision

A bout de souffle, film de Jean-Luc Godard, 1960
Textes de Jean-Luc Godard, 1988

 

L’amère porteuse

M. Jean-Luc Godard a adressé, le 12 mars 1988, à M. Arnaud Teneze, directeur de l’Action artistique à TF 1, la lettre suivante :

Je me permets de vous donner mon sentiment sur le souhait de TF 1 d’insérer un « écran publicitaire » à l’intérieur de la diffusion de Grandeur et décadence d’un petit commerce de cinéma.

D’un point de vue artistique, je regrette que TF 1 ne puisse pas insérer davantage d’écrans publicitaires au cours de la diffusion de cette oeuvre qui le mérite, et ce qui serait parfaitement en rapport avec le sujet.

Nous pouvons vous indiquer plusieurs passages où l’insertion d’un écran publicitaire serait fort utile, soit à cacher le jeu outré de l’acteur principal, soit une faiblesse de découpage ou d’éclairage.

Ces écrans pourraient être la plupart du temps soit muets, soit sonores, et je me ferais un réel plaisir d’en indiquer les emplacements possibles à votre service.

Bien entendu, il faudra choisir d’un commun accord les écrans publicitaires destinés à être insérés lors de la diffusion, et pour leur bien, et pour celui de « l’amère porteuse ».

Je vous prie, cher monsieur, de croire que je vous écris ces propositions hors d’usage de toute bonne foi. La publicité sous toutes ses formes fait partie de la réalité quotidienne de notre monde occidental, et il semblerait étrange que le cinéma, qui retransmet certaines données de ce monde, ne puisse également accueillir avec affection certaines « réclames », et doive les exclure au nom de je ne sais quelle pureté artistique.

Il importe donc de pouvoir choisir pour le cinéaste non seulement l’espace et le temps de la coupe, mais le ton et le style de l’oeuvre publicitaire elle-même, en accord avec le propriétaire, de façon à faire de cette coupure une liaison pour le bien commun des deux oeuvres.

Dans le cas présent, dans le souci de faire partager au coproducteur du film – c’est-à-dire TF 1 – des recettes supplémentaires, je suggère de redistribuer un pourcentage à fixer entre les différents coproducteurs – Hamster, TF 1 et nous, – même prélevé sur le prix fixé par la chaine pour cette ou ces insertions diverses.

Je pense que cette position est infiniment plus saine que celle défendue par la SACD et la société des réalisateurs, a qui est envoyée copie de cette lettre, car de même que la production et la diffusion ne doivent pas appartenir à quelques-uns dès lors qu’il s’agit de films, de même dès lors qu’il s’agit de films publicitaires.

De l’oseille en plus

Dans sa lettre – datée du 27 juin – adressée à la Société des auteurs, Jean-Luc Godard, après avoir rappelé les droits et les devoirs d’un auteur de film, attaque le problème des coupures publicitaires à la télévision, à propos d’A bout de souffle et de l’unique coupure demandée par M6.

Je souhaite sincèrement non pas une mais six coupures publicitaires, de façon à imposer une notion de continuité et de variation et non une notion d’exclusion. Je vous joins ci-après les endroits où il me semble que ces variations seraient le mieux placées, et je suis tout à fait prêt à en discuter devant une table de montage, vidéo je pense, avec le ou les responsables de M6 – je ne sais pourquoi, mais cette lettre et ce chiffre me rappellent celui de l’arme favorite des GI’s au Vietnam, mais il y a peut-être, Freud toujours, un écran dans mes souvenirs.

Pour la chaine, qui je crois dispose de peu d’annonceurs encore par rapport à ses soeurs ainées, ils pourraient offrir d’autres écrans gratuits à d’autres annonceurs, et si cela fait de l’oseille en plus – terme que j’employais à l’époque lorsque je souhaitais à M. de Beauregard du succès à l’entreprise – pourquoi ne pas la partager en trois parts égales, une pour la chaine, une pour les bonnes oeuvres de la SACD, et une pour votre serviteur – je me permets de vous faire souvenir du mot de M. Jean-Louis Barrault à M. André Malraux lorsque ce dernier envoya les CRS pour dégager l’Odéon : serviteur, oui, valet, non. Vous voyez bien qu’il faut plus que oui/non pour rester des hommes vaguement libres.

Ce que je désirerais aussi, c’est que cet affreux logo de M6 ne soit pas inscrit sur le haut de l’image, ni ailleurs, et, si j’en crois le texte publié au Journal officiel, cela est interdit par la loi. Néanmoins, comprenant le souci de M6 de ne pas se faire oublier de ses spectateurs, je propose de mettre en intertitres, faciles à composer en vidéo lors des opérations de télé-cinéma, les mots « aime six », qui ajouteront du mystère à ce film que j’avait pris pour un remake d’une série B américaine, et qui n’était qu’une nouvelle version d’Alice au pays des merveilles.

En souhaitant avoir répondu le mieux possible à votre demande et un plus large débat autour des droits et des devoirs des auteurs de films, je vous prie de croire à toute ma considération et à mes remerciements pour votre travail – les chèques viennent toujours très tardivement après le passage des oeuvres sur les antennes ou les câbles, mais j’imagine que la bureaucratie des chaines doit être plus importante que la vôtre. N’est-ce pas M. Franz Kafka qui disait que toute l’histoire de l’humanité est inscrite sur le papier à en-tête des ministères.

Textes initialement parus dans le journal Le Monde du lundi 4 juillet 1988.

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